Notre hôte:
Tim
Danko
Marges
(mesurer)
En
ceci, je suis absent. Je veux que vous pénétriez, soyez
irrésistiblement conduit en cet espace qui est le vôtre.
Je dois me faire petit pour vous laisser une place. Déployez-vous
autour de moi. Découvrez par vous-même comment ceci peut
fonctionner en vous et pour vous. Je veux vous aider. Je me sens
protégé. Ceci devrait être votre endroit. Je vais
le faire émerger pour vous. Je laisserai quelques repères,
des marques indiquant où j’ai découvert cet
endroit. C’est un espace étroit mais je désire
l’ouvrir à d’autres. Il n’est pas d’un
accès aisé. J’espère que vous ne serez pas
dérouté. J’ai confiance en vous. Je serai dans
les marges, venez m’y retrouver.
Non-narratif
(échouer)
Je
ne suis pas en train de vous raconter une histoire. Pour moi, le
récit est en faillite. Je veux que vous n’apportiez rien
d’autre que vous-même. Ne vous réfugiez pas dans
une tromperie séduisante. Rejoignez-moi ici mais sans
consentir à disparaître. Si mes récits échouent,
c’est pour que la tromperie elle-même soit mise en échec.
Engagez-vous selon vos propres termes. Accompagnez-moi, échouez
collectivement à ce récit avec moi. En l’échec,
en son erreur, nous pouvons devenir. Nous pouvons être
nous-mêmes dans l’espace dégagé par
l’absence de récit. Je lâche prise pour que vous
puissiez lâcher prise. Je ne peux vous le raconter. Je ne peux
vous le montrer. Mais il est là, dans l’espace, en
attente. Il ne faut pas que nous doutions. Il faut que je fasse
erreur. L’échec à raconter génère
un espace où nous rassembler en cet endroit.
Terrain
(parvenir)
Gagnez
le territoire qui se crée. J’ai besoin que vous soyez en
cet endroit. Cet endroit existe entre le mot et l’image, dans
le vide et l’excès de signification qui s’y
créent. Je peux appréhender où il ne se trouve
pas. J’ai éprouvé le paysage en son entier, à
me tenir immobile les pieds dans sa poussière. Rejoindrez-vous
la côte sans avoir franchi les terres ? J’ai franchi les
arbres pour atteindre la forêt. Je vous attendrai ici, si vous
arrivez à me retrouver. Ce lieu est tout à l’intérieur
de nous. Je tracerai une esquisse du pays en ma bouche, mais il n’y
a aucun plan de cet endroit. C’est un pays sans routes ni
chemins. Car l’hypothèse d’une absence de routes
au commencement, d’une absence de frontières, garantira
que notre intérieur en soit lui aussi dépourvu. Ceci
n’a rien d’une métaphore lorsque vous vivez avec à
l’intérieur de votre bouche.
Système
non-descriptif (marquer)
Je
marque le papier à présent, pour décrire où
il ne se trouve pas. Je suis un reliquat, la preuve de l’existence
d’une lutte pour faire s’incarner ce territoire. Je
prends des notes que j’abandonne à un système qui
a échoué. Il arrive que mon moi s’effondre en la
marque même. Je lutte pour ne pas lâcher l’outil.
Je veux le tenir dans ma main ouverte, oublier toute technique et
retirer ma main. Je veux ce qui reste de l’objet et non
l’objet. Vous pouvez réaliser l’objet en vous,
mais pas si je referme ce possible d’une marque. Il faudrait
que j’enregistre ma rencontre avec cet endroit.
L’enregistrement, confronté au vôtre, provoquerait
un incident. Mon trait devrait dégager les rouages des
systèmes, pas en épuiser les possibles.
Répétition
(parodie)
J’ai
vu des images que j’appréciais, et qui m’appréciaient.
Je suis une loi d’attraction. Les images résonnent en
moi, et resurgissent modifiées par la répétition.
Mon intérieur consigne d’une marque la répétition,
c’est une trace qui se convertit. Lorsque je la ferai de
nouveau entendre, vous me connaîtrez par sa voix. Ma répétition
vous délivrera la voix des images, libre parole de ses
limites. Je veux que leur sens dérive et se trouble. Vous
pouvez m’y aider. Je me soumettrai à l’absence
d’intention, me laisserai guider par la seule attraction des
images. Je ne cherche pas à m’en débarrasser, je
veux juste l’épuiser pour vous. L’ironie et le
sarcasme ne m’intéressent pas. Si ma répétition
élimine toute signification, il se peut que l’image vous
pénètre sans confusion, et conçoive avec vous
une autre résonance.
Moment
(décrire)
Suis-je
là où ça se passe ? Il y a un mouvement de
va-et-vient que j’accompagne en espérant. Être
présent quand le moment vient, c’est tout ce à
quoi je peux aspirer. Le moment demeure avec vous si vous ne l’y
forcez pas. Je dois lire le moment et puis l’abandonner. Je
peux décrire les alentours où il ne se trouve pas. Je
peux décrire où je bute. Rien ne presse. L’instant
s’est dissipé, mais nous pouvons conserver le moment qui
s’est révélé. Je ne sais pas s’il
viendra pour vous. Je peux créer l’espace propice au
moment. Il ne réside pas en moi. Je contrôle peu de
choses, ma contribution est des plus réduites. Instance
mineure, je serai le dispositif léger qui laisse le moment
survenir. Vous devriez vous avancer, ouvert et disposé, en cet
agencement. Alors peut-être que cela se passera.
Silence
(insavoir)
Me
voici, présent, qui ne décris rien. Je ne peux vous le
raconter. Désormais je ne sais rien. Je vous tiendrai en ma
lacune, l’espace où je ne sais plus rien. Je créerai
l’espace propice à l’absence de savoir. À
la toute fin, mon silence est d’insavoir. Je quitte
volontairement mon savoir par ce mouvement. À oublier de me
souvenir. D’autres éléments se manifesteront,
certains seront les vôtres. Je viens à vous sans le
moindre savoir. Je voulais extraire quelque chose de quelque chose
dont je me souvenais, avant de me souvenir que je m’étais
tenu là, ouvert et disposé. À avancer tant bien
que mal sur les pourtours de quelque chose dont nous ne savions rien.
Je ne voulais pas savoir, je ne voulais pas comprendre. Mon silence
comme le plus grand accomplissement auquel je puisse prétendre,
souhaitant vous en faire don.
Il est pour l'instant difficile de lire en France le travail de Tim Danko (nous ne doutons même pas, hélas, qu'il soit également difficile de le lire ailleurs). Sinon de courts récits parus, en anglais, dans le fanzine Radio as Paper, l’essentiel de cette œuvre brillante et polymorphe est publié par les éditions The Hoochie Coochie ; vous trouverez des pages de Tim Danko dans les numéros 17, 18, 20, 21 et 22 de la revue Turkey Comix ; un travail d'une trentaine de pages, composé autour de textes de Robert Walser, dans le collectif 3#1 ; enfin un petit livre souple en couleurs publié en 2011 intitulé Félicitations. Tim Danko présente également son travail à cette adresse : www.deadxeroxpress.com Les pages qui précèdent ont été traduites de l'anglais par Jérôme LeGlatin.