Tuteurs à l’usage des pendus
à propos de Quelques prières d’urgence à réciter en cas de fin des temps de L.L. de Mars
par Gwladys LE CUFF
Des ours pendus à l’une des bordures de case de Quelques prières d’urgence à réciter en cas de fin des temps révèlent que le schème d’investissement de la page de bande dessinée, allant de gauche à droite et de haut en bas, entraîne potentiellement une convention restrictive supplémentaire, un principe physique plus concret encore : celui de la gravité qui, reportant à l’intérieur de la page les conditions matérielles de la pesanteur, attire les figures vers le bas et invente la possibilité de les pendre au cadre qui les contient. Cette utilisation prosaïque du cadre pour une pendaison collective oblige le lecteur à remarquer à quoi servent habituellement les cases de bande dessinée. De fait, des conventions déterminées historiquement informent le modèle de base de l’organisation des planches en cases orthogonales et l’investissent de leurs présupposés métaphysiques. Un sens de lecture, hérité de la disposition occidentale des pages écrites, guide le plus souvent le regard et influe sur la direction des actions représentées dont le mouvement est alors vectorisé pour accompagner l’avancée logique du récit. Articulant les images selon un principe de la phrase soumise à une régulation syntaxique, ce système de cases oblige aussi à voir chaque image depuis une fenêtre arrivant à point nommé dans le défilement du récit. Quoiqu’il existe indéniablement une machinerie positive des cases, la reconduction inquestionnée de ce patron induit souvent une pensée du primat de la structure unitaire préexistante sur l’agrégat du divers indifférent, sans conséquence pour la structure qui le porte. Quand bien même il a ouvert les conditions composites d’une inventivité formelle sans cesse renouvelée, le système des cases, entendu comme convention fonctionnelle érigée en instance distributrice d’actions, de mouvements et de visibilités, a souvent semblé un carcan excessivement lourd à habiter, un dispositif coercitif qu’une bonne part de la production graphique alternative s’est proposé de déconstruire — la déconstruction pouvant bien sûr passer par la surenchère et l’assignation de nouvelles acceptions aux cadres.
Des figures pendues à leur case : ce paradigme indiquera pour nous, outre la violence inhérente à toute opération dereprésentation, la puissance contraignante, régulatrice et productive, en un mot normative, exercée par les cadres prédéterminés de la représentation sur toute image particulière. Ces ours morts, pendus à la structure qui définit leurs conditions d’apparition, révèleront encore les difficultés inhérentes à l’écriture d’une histoire des vaincus (dans le sens où l’entend Walter Benjamin dans ses thèses Sur le concept d’histoire, ainsi que la pensée politique qui lui fait suite). Ces différents niveaux, celui de l’exploration formelle et celui de la charge critique, apparaissent toujours réciproquement liés dans Prières. Pensé comme un essai qui procèderait continuellement par des effets de saturation mettant la signification univoque en déroute, commutant des champs hétérogènes et saisissant, dans le mouvement d’une problématisation, des références lacunaires et des bribes résiduelles de textes, ce livre traverse simultanément les problèmes des rapports de domination économico-symboliques, produits de l’histoire coloniale, et ceux du postulat occidental d’une prévalence hiérarchique du texte sur l’image et de la forme sur la matière.
Le matériau que met au travail cet ouvrage est exposé dès l’abord, conformément à la tradition du livre, par le frontispice et les éléments particuliers du trophée supporté par sa bordure ornementale : un trophée colonial, des crânes à chapeau indicateurs de raisons sociales, pendus aux tiges Art Nouveau d’un portique digne des entrées de métro d’Hector Guimard ou des bordures entourant les prières des images pieuses imprimées. Le sous-titre « Un récit illustré de » cumule et contracte les deux entrées d’usage : un texte de, illustré par. Cette annonce programmatique renvoie à la presse coloniale illustrée d’où sont extraites, avec plusieurs manuels de catéchisme gravés du XIXe siècle, la plupart des images reprises dans ce livre(1), matériaux arrachés à différentes strates et devenirs historiques, déclinées et détournées, inscrites dans de nouveaux régimes de sens selon un principe proche du sampling. Mais l’étrangeté du génitif impliqué par « de » suffit déjà à nous laisser entrevoir comment la référentialité transitive du régime de l’illustration sera ici déviée, subvertie dans un renvoi vers l’ensemble des manipulations matérielles rendues visibles, rendues à la visibilité en tant qu’elles procèderaient des opérations finalement souveraines d’une instance-auteur.
C’est peut-être l’aspect le plus étrange de ce travail que de maintenir l’exigence d’une inscription des formes dans un dialogue avec l’histoire de la production d’images et de la reproductibilité technique, tout en faisant transiter toute cette matière par la restitution d’une même main. Ce serait un geste critique comparable à la pratique situationniste du détournement d’extraits de bandes dessinées américaines et d’autres types d’images publicitaires ou issues de l’industrie culturelle sur lesquelles se plaque un texte critique, à cela près que — l’instance-auteur n’étant pas abandonnée — les images seraient ici reconfigurées pour mieux les faire se déplacer, selon un principe de collage ou d’association paradoxale, et se verraient imprimer au passage un même marquage visuel. Par le transport d’une main, toute cette matière propagandaire, ces images réduites à un statut instrumental subissent, dans l’arbitraire et l’indétermination d’opérations plastiques, une ressaisie dénaturante qui les rend à une puissance d’opacité irréductible. À la transitivité mensongère d’images ne renvoyant à rien d’autre qu’au mythe d’une construction pan-nationale, répond ici un travail d’inquiétude d’une imagerie toujours identifiable en tant que telle, bien qu’elle soit greffée à des éléments étrangers à son champ référentiel prétendu. Pour ne citer qu’un exemple, « les visites au Louvre avec mamie » ne concernent pas a priori une rangée de paysans ou bagnards en train de piocher. Les planches pourraient être regardées comme des terrains de batailles entre différents champs de force symboliques et lexicaux branchés les uns sur les autres. De fait, le large trait noir au pinceau est lui aussi travaillé de renvois référentiels, et sa rudesse volontaire l’assimile aux bandes dessinées d’action américaines distribuées aux soldats sur le front pendant la Seconde Guerre. Tout comme ce travail d’altération du trait, l’expérience déterritorialisante de la lecture est ici devancée par le spectre historique de l’acculturation : entrant dans ce livre, nous pénétrons une décharge broussailleuse où se recomposent les rébus d’un certain ordre de signifiance. C’est donc un récit de L.L. de Mars, une chronique tirée de lui, la description des us de son pays aperçus depuis la cage d’une exposition universelle. Ce livre est un territoire-météore où des mœurs d’apparence barbare ou sauvage ont cours et, embarqué en émissaire étranger dans le tissage d’un rapport de force, le lecteur aura parfois l’impression fulgurante ou trompeuse d’en saisir les règles du jeu. Prières est sans doute une des bandes dessinées les moins directement assertives de L.L. de Mars, du fait de l’absence évidente d’instance d’énonciation unitaire. L’éclatement polyphonique de la parole en fragments parfois illisibles, noircis, barrés, attribués presque indifféremment à des figures sans nom ni visage, nous y punit de n’être que les locuteurs des seules langues du négoce international, langues mercenaires par lesquelles s’exercent unification de la valeur et production de l’universel(2) : tout ce qui se passe en dehors de cette « scène » unificatrice nous échappe, et nous ne pouvons que le recoder depuis la clôture d’un langage qui, infiniment, le diffère en autant de masques nominatifs et baudruches conceptuelles. Historiquement, cette production close et hégémonique du sens s’est affermie au moyen de la clôture du livre, dont la valorisation inconditionnelle par les monothéismes et les suppôts de leur intendance n’a eu de cesse de discréditer comme invalides les savoirs transmis de l’oralité, et d’assigner au néant les pratiques orales de la pensée. Si les visées de Prières résident dans une critique de l’usage impérialiste des universaux, opération coloniale active dans le discours projeté comme aveuglément sur le monde, y demeure tout de même une tension démonstrative allant dans le sens d’une formulation, subjectivée et subjectivante, de vérités ; le champ conflictuel propre à l’imaginaire colonial ouvre en fait les conditions particulières d’une figurabilité à la tension depuis laquelle se fait la lecture, heurtée, et se frayant par ces heurts l’accès à de brefs éclats de clarté, eux-mêmes bien difficiles à utiliser ou récupérer hors des nouages précis de leur advention. On l’aura compris, les choix ayant dirigé l’élaboration de cette bande dessinée sont autant d’exigences positivement adressées devant les tentatives de témoignages et d’écriture de l’histoire — tentatives qui constituent un pan entier de la production de bande dessinée dite grand public, sorte de catéchisme ou d’illustration coloniale contemporaine, de par son humanisme de colons, sa prétention à la révélation de vérités dépourvues de médiations et servie par un réalisme objectif tout journalistique, aux récits réducteurs et aux cases fonctionnelles auxquelles ont été pendus à nouveau de nombreux cadavres.
Ce qui est en jeu ici, l’efficacité de la représentation, sa vertu tout à la fois performative et négatrice — performative puisqu’elle incarne et rend présent, négatrice par tout ce qu’elle cache et omet de montrer — et l’enrôlement de celle-ci dans la construction de vérités ou d’effets de vérités entraînant des conséquences pratiques et matérielles, concernerait plus habituellement en bande dessinée certains usages régulateurs standardisés : la correspondance de ce qui se montre et de ce qui s’écrit ; le rapport entre dialogue et légendage, entre parole directe saisie dans le récit et commentaire extradiégétique ; l’expressivité des visages et l’attachement à la visagéité, ou encore l’attachement à certains schémas narratifs (intrigue, dénouement) comme à la figure du héros censée appeler l’identification du lecteur. Je me concentrerai sur le système des cases, cet exosquelette du dessin en bande dessinée, agissant comme une orthopédie disciplinaire à l’égard des figures, ou, pour le dire mieux, à l’égard du mouvement plastique comme vie. Le recours à cette grille organisatrice est assez présent dans Prières et permet d’établir un ancrage des images dans les formes de la bande dessinée d’action et d’aventure, à l’instar des compositions resserrées en autant d’instants syncopés d’un Milton Caniff. Le principe de continuité narrative impliqué par le défilement linéaire est cependant ici contrecarré, puisque chaque planche a été réalisée comme une unité autonome et que leur ordonnancement n’a été choisi qu’après coup, de manière mi-arbitraire (en jetant les pages pour obtenir un ordre par le hasard) mi-articulée (un chapitrage demeure, une cohérence se dessine dans certaines répartitions des propositions formelles, et quelques planches ont tout de même été pensées pour se succéder). Ceci oblige à sauter de page à page comme d’une fiction possible à une autre déjà en cours : c’est dit partout, dès le départ, le livre craque, et se déchire avec lui toute possibilité d’un récit organisé, d’une interprétation unitaire prévalante.
La machine processuelle déréglée dans laquelle se voient prises les actions, rendues indéchiffrables par leur extraction de tout chaînage dramatique, ne laissant plus voir que les effets de drame dont les tenants et les aboutissants sont soustraits à l’intelligibilité, pourrait pour certains aspects être rapprochée de tentatives d’atteinte au principe de causalité réglant l’image-action au cinéma, telles que Non réconciliés ou seule la violence aide où la violence règne de Straub et Huillet. Dans un mouvement que l’on pourrait rapprocher par analogie du retour réflexif expérimenté par le Nouveau Roman sur la machinerie du roman et son chaînage de signifiants (ainsi que du travail scripturaire mené directement à l’endroit de la matérialité de la chaîne signifiante dans les années 60 et 70 par toute une production littéraire française assumant sa filiation avec le Nouveau Roman — Tel quel, etc.), ce sont dans Prières les formes mêmes du langage conventionnel de la bande dessinée qui deviennent les acteurs d’une intrigue, tantôt sujets d’une métamorphose perpétuelle, tantôt entités physiques subissant une série d’altérations matérielles. Selon un principe de dérive figurale, les bulles-phylactères deviennent tour à tour, dans le jeu construit des associations, méduses, montgolfières, flacons, coiffes, cellules, serpents, tiges, lances, plancton. Quoique des correspondances, reprises et amorces de connotations se tissent horizontalement entre les planches, une logique de composition s’invente à chaque fois selon une cohérence interne à l’échelle de la page ; c’est pourquoi j’ai choisi de m’arrêter ici plus particulièrement sur certaines de celles qui, par leur vocation théorique plus évidente, productrice d’une théorie de la bande dessinée voire de la représentation, mènent parfois ce travail de dérive à l’endroit de leur structure, en la déconstruisant ostensiblement ou en lui donnant l’aspect d’une figure à part entière. Différents modèles sont mis à jour, qui proposent une critique des modes dominants de génération de la forme et de composition de la page. Un travail de généalogie des formes et des cadres de la représentation se mène dans Prières qui sera plus tard repris et approfondi dans Docilités (Bicéphale, 2010), cela entre autres par le truchement d’une métamorphose vivante des cases : un arbre dresse par exemple, à la page 70, une généalogie de l’Europe par les faits de chasse, faisant émerger une des images classificatrices les plus usitées depuis les encyclopédies monastiques et l’ars memoriae médiéval(3). Déjà annonciateur de ces métamorphoses, le cadre végétal du frontispice rappelant l’entrée d’une bouche de métro Art Nouveau, dispositif de régulation des flux, d’ordonnancement des corps et, finalement, de distribution des visibilités au sein de la capitale, opère avec ses crânes suspendus un retournement des trophées victorieux hérités de l’Antiquité en totems funèbres prophylactiques. Un tel renvoi aux occidentaux pagano-chrétiens de l’accusation de superstition et d’idolâtrie se trouve par exemple dans Les statues meurent aussi de Resnais et Marker, et, de manière plus générale, nombre des renversements d’usages et de désignations opérés dans ce livre pourraient être rapprochés des logiques de réappropriation rituelle des mots et des qualités distinctives des colons notamment filmées dans Les Maîtres fous de Rouch. La construction culturelle qui reconnaît à la nature une impassibilité à l’égard des massacres humains est ici étendue aux productions artéfactuelles dénégatrices de la domination qu’elles participent à reconduire : la vivacité végétale de cet art Belle Époque est désignée comme dénégation de l’achèvement du processus d’industrialisation poursuivi par tout le XIXe siècle. Est fait un sort historique à l’indifférence du design, et plus largement des fioritures culturelles et autre apparat intellectuel d’État, quant à sa matière laborieuse humaine, aux conditions socio-économiques qui rendent possibles son apparent isolat, et la bulle anhistorique de son idéalité — ou de son idéalisme, si l’on transpose cette remarque dans le champ de la production philosophique.
Interroger la vertu prophylactique des représentations comme actes superstitieux, qui gardent et prémunissent du monde en lui donnant forme et identité, pourrait nous amener à regarder de nouveau ce que la peinture chrétienne a formulé de plus raffiné en matière d’ex-voto. Au moment critique de l’éclatement schismatique de la communauté chrétienne par la Réforme, et dans l’imminence d’un déluge universel prévu en 1524, le peintre vénitien Lorenzo Lotto invente une figure tératologique jusque-là réservée à l’allégorie scripturaire : celle d’un Christ-vigne, dont les dix doigts se prolongent en branches contenant les figures d’une vingtaine de saints très littéralement incorporés au Christ afin de donner matériellement corps au Corpus mysticum de l’Église dont l’unité brisée devait alors être ressuscitée par l’image. En faisant se prolonger les branches de cette vigne ecclésiale sur les poutres du plafond de l’Oratoire des Suardi transformées en rampants d’une pergola à ciel ouvert, Lorenzo Lotto a peint un Christ tel qu’il contient le fidèle sous son orbe lorsque celui-ci entre dans la chapelle.
Par l’inscription de la parole christique « Ego sum vitis, vos palmites » (« Je suis la vigne, vous êtes les sarments ») écrite au-dessus de la figure du Christ, la fresque se désigne elle-même comme machine inclusive souveraine et dispositif de régulation de la communauté des paysans de Trescore. D’une actualité politique indéniable, puisque plusieurs révoltes paysannes venaient d’être réprimées durant la décennie précédente et que la circulation des idées luthériennes effrayait particulièrement les autorités des régions subalpines, des images infamantes achevaient à ses marges cette instauration efficace de l’ordre chrétien à retrouver : aux deux extrémités latérales du Christ-vigne, huit paysans munis de serpes (identifiés par les inscriptions à des hérétiques des premiers siècles du Christianisme) s’étaient hissés sur des échelles, croyant pouvoir cueillir du raisin de la Vigne mystique, mais se voient terrassés et jetés à terre sous les coups de crosse de saint Ambroise et du livre ouvert de saint Jérôme, deux des quatre Docteurs de l’Église garants de l’orthodoxie de la foi.
Cette fresque laisse apparaître à ses marges ce qui constitue habituellement le déni sur lequel se fonde toute représentation ; elle révèle très matériellement la puissance d’inclusion et d’exclusion que performe l’acte de représenter, et l’utilisation répétée de celui-ci à des fins de dérision politique et de damnatio memoriae(4). La promesse d’une inclusion ordonnée et son revers, la menace mortelle d’une exclusion de la Communauté chrétienne, toutes deux mises en jeu par cette fresque, sont d’ailleurs données dans ce passage évangélique complété : « Je suis la vigne ; vous, les sarments. Celui qui demeure en moi, et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit ; car hors de moi vous ne pouvez rien faire. Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors comme les sarments et il se dessèche ; on les ramasse et on les jette au feu et ils brûlent. » (Jn 15, 5-6). Cette exclusion des mauvais sujets du Corps mystique trouve dans une gravure de Jacques Callot, extraite de la série des Grandes misères de la guerre (anciennement dite La Vie du Soldat), une reprise apodictique mais néanmoins paradoxale : les branches vives d’un grand arbre assimilé à une croix y deviennent le pilori naturel offrant les moyens techniques d’une pendaison collective en même temps que sa mise en scène morale, l’exposition de son modèle biblique. Cette fois, c’est un prêtre qui gravit l’échelle pour le salut du condamné. Le Corps mystique répressif peint par Lorenzo Lotto laissait déjà entrevoir cet oxymore d’un arbre de vie potentiellement devenu instrument de mort, et il s’en est fallu de peu que les paysans de Trescore ne soient pendus directement aux rinceaux où se tiennent les saints. Encore l’image gravée de Callot doit-elle être envisagée comme un monument ; la centralité de cet arbre, l’orchestration de ce cérémoniel comme la présence d’admoniteurs apitoyés au premier plan disent combien reste convenue et ordonnée cette occurrence d’un accès à l’image de telles pratiques punitives : il faudrait sans doute imaginer d’autres pendus à ses marges. Peut-être trouverons-nous, dans cette réversibilité protectrice (en tant qu’ex-voto, matérialisation du vœu réalisé) et mortifère (en tant que menace, suppression des possibles indésirables) du corps organisateur de la représentation, une manière d’approcher le problème de la structure en bande dessinée ?
En assignant à la structure des cases une véritable dimension figurative, physique et agente, certaines planches de Prières singent sa vertu organisatrice en la transposant dans le registre d’une matérialité objectale. Elles la rendent à une visibilité non fonctionnelle en même temps qu’elles l’exposent positivement dans sa qualité de corps porteur de la représentation. C’est le cas de la planche imitant une plaque moulée industrielle où sont rangées les figurines et autres pièces de maquettes plastiques à détacher(5). Cette proposition renverse le rapport usuel qui unit les cases aux figures puisque, si l’on suit le processus industriel de moulage de ces plaques, ce sont ici les bordures, les habituels vides blancs des intervalles, qui innervent matériellement en substance plastique les figures. Celles-ci n’ont d’autre squelette que ce tuteur externe qui les produit et la forme circonstancielle de leurs habits, les assignant aux fonctions-types de Cow-boys ou d’Indiens comme aux actions stéréotypées dans lesquelles elles sont figées dès leur conception.
Le principe de séparation qui préside à cet ordonnancement ne correspond pas entièrement à des critères taxinomiques mais plutôt à des rapports de dimensions et de quantités rationalisés ; sorte d’agrégat abscons et sédimenté résultant de l’arbitraire des opérations gouvernementales qui en maintiennent fermes les catégories, quand bien même celles-ci ne répondent qu’à des critères obsolètes ou ne sont pas taillées à la bonne échelle (et le chapitre qu’ouvre ce second frontispice mettant en déroute le modèle chrétien de la communauté unie dans un même Corps mystique s’intitule d’ailleurs « À la recherche du corps »). Ce paradigme de l’innervation des figures par les bordures est décliné, page 50, avec le ministre quadrupède sorti des barrières d’un ranch texan, créature difforme et messie dérisoire qui rappelle assez les gravures prophétiques de prodiges tel que le veau-moine ou la truie de Landser. D’autres inversions physiques des rapports formels qu’engage la bande dessinée pourraient être rapprochées de cette invention : la pensée, que l’on pourrait qualifier d’émanatiste, de la figuration de la parole comme expression sortie droit de la bouche des figures se voit inversée lorsqu’un homme à terre est contraint d’absorber toute l’eau déversée dans une bouteille-entonnoir qui lui est plantée dans la bouche. Plus généralement, ces retours réflexifs sur la fabrique de la bande dessinée se diffractent et s’amplifient dans Prières à travers l’obsession des colons pour la matière première (tantôt ours, méduses ou progénitures) à déplacer et transformer par le labeur et l’industrie, pour le Salut du marché.
Paradoxalement, la trivialité du modèle matériel de cette plaque ou grappe de figurines permet de penser par contraste les postulats métaphysiques dont se soutiennent par défaut les pages de bande dessinée. Leur modèle plus habituel serait celui d’une stratification dont chaque couche occulte ou requalifie la précédente selon une hiérarchie préétablie : la case constitue un cadre et un fond, un support voire un fondement sur lequel s’empilent progressivement les corps figuratifs, des personnages les plus lourds aux phylactères et aux paroles les plus volatiles. Cette pensée réifiée de l’image, standard de l’ameublement occidental de la représentation, risque d’être érigée, lorsque ses conditions de détermination historiques, sociales et économiques ne sont pas questionnées et qu’elle est reconduite comme une nature, au statut de « forme définitive du monde ». Chaque strate reporte sa part d’ombre sur celle qu’elle recouvre, et le paradigme de la séparation divine de la lumière des ténèbres réalisée dans la Genèse — très présente dans les jeux de charge et la bichromie contrastée de certaines planches de Prières — est ici convoqué comme acte primordial où s’originent les idées du bien et du mal, de l’identité et de l’altérité : au geste du Créateur donnant par son Verbe le souffle à Adam (reprenant ici, en même temps que le modèle michelangélesque de la Chapelle Sixtine, le modèle de la division cellulaire, et celui que je qualifiais plus avant d’émanatiste, allant de la figure-Dieu au phylactère-Adam) est apposé un autre couple originel, infiniment repris par tout récit d’action, celui du duel au revolver, ici suspendu dans un mouvement de tournoiement analytique venant troubler les coordonnées et la reconnaissance des figures. Des personnages prisonniers à têtes de grille permettent ailleurs de se poser la question de la structure en bande dessinée à l’aune de ce qui s’est écrit depuis Cassirer sur les formes symboliques transcendantales, reprises par Panofsky pour penser la place de la perspective dans la perception de l’espace et ses représentations peintes. Que l’on juge pertinente ou non cette tentative d’historiciser la pensée kantienne d’une grille spatio-temporelle limitant les perceptions humaines et d’interroger la manière dont elle pourrait informer les représentations(6), on remarquera comment des déterminations finalement dévotionnelles ou superstitieuses de la forme de l’image propres au christianisme ont pu produire, depuis la figure structurante par excellence qu’est la Croix, l’attachement civilisationnel forcené à la mise au plan quadrangulaire ou orthogonale des choses du monde à travers leur représentation.
La carte n’est pas le territoire, et les tables décisionnelles, mezzanines, nacelles, édifices charpentés et autres terrasses haut placées construites dans Prières contribuent à désigner cet exercice du pouvoir par la reconduction de l’angle droit devenu l’image structurante des directives, des règles et d’une gouvernementalité générale de la production plastique. La reproductibilité infinie du signe de croix comme du crucifix, dont la référentialité fonctionne presque indépendamment du support sur lequel il se trouve ou de la matière dont il est fait, devient dans Prières le lieu d’une interrogation du primat de la forme sur la matière en tant qu’opération conjuratoire d’apposition de l’unique sur le divers. Les déclinaisons du crucifix comme produit d’exportation d’un universalisme néfaste y deviennent un modèle pour penser les catégories universalisantes du langage puisque ces déclinaisons, à l’instar du concept idéaliste qui préexiste et demeure indépendamment de la voix qui le prononce et des circonstances dans lesquelles il est prononcé, renvoient toutes, indépendamment de leur matérialité, à un seul Christ. C’est là l’opération magique de captation du vivant et de perversion de la matière réussie par le christianisme, comparable à celle opérée par la monnaie sur le plan économique ; cette subordination de la matière à la forme qui se soutient comme indépendamment d’elle s’oppose à l’auratisation des fétiches nègres, constitués en présences ou en représentants d’un lointain, interdisant, loin du nouveau monde de la révolution industrielle, la possibilité de leur duplication sur d’autres supports. Cette pensée d’une domination vampirique de la forme la plus schématique du logo exercée sur la tessiture pourtant infiniment plus complexe du monde sensible se retrouvera ensuite dans Docilités. Il s’agit aussi par là d’une manière de critique des pensées de la composition, faisant jouer un rapport de transcendance de la forme clairement identifiée sur les modalités plastiques particulières de son apparition, ou, pour revenir au prétexte selon lequel il m’a plu d’écrire, reconduisant indifféremment une structure, celle de la potence comme celle du portique à balançoire, tuteurs formels devenus autels où se célèbre le sacrifice conjuratoire des êtres et des choses dans le sacrifice conjuratoire des êtres et des choses dans le vœu d’une annulation efficace du désordre.
Notes