GIMME SHELTER
à propos d’Immobilerie Pointure d’Oriane Lassus, publié chez Super-structure, 2013
par Julien Meunier
Au moment d’acheter Immobilerie Pointure, on m’a donné le choix entre l’édition classique, c’est-à-dire un grand format A3 sur du papier journal assez fin, et l’édition limitée. Mon réflexe fut de me tourner vers ce tirage de tête, plus cher mais ayant l’avantage de proposer une couverture en carton qui protégeait l’objet sinon beaucoup trop fragile à mon goût.
Cette question de la solidité de l’enveloppe n’est pas anodine pour la maison d’édition Super-structure. On trouve souvent dans sa production(1) une représentation de l’habitat après l’apocalypse. Les humains y sont des choses fragiles, tentant de survivre dans un univers en déliquescence et au paysage dévasté. On s’abrite alors dans des refuges de fortune, des cabanes, des ruines ; on liste les abris anti-atomiques et on cherche à vivre avec les rares survivants. Ça donne des planches rageuses, mélancoliques, fourmillantes et absurdes. Un monde angoissé et grotesque.
J’avais déjà été frappé par la cohérence des travaux édités sous la bannière Super-structure, leur goût pour les constructions frêles et les édifices branlants ; on constate sur Immobilerie Pointure que cette cohérence est poussée jusqu’au façonnage de l’objet. Un livre extrêmement fragile donc, qui risque de se déchirer ou de se froisser, protégé comme in extremis par une couverture faite dans un matériau vulgaire, une planche de carton pliée en deux, relié par une ficelle. Le livre est beau néanmoins, aux finitions soignées, et c’est toute l’ambivalence de cette maison d’édition qui érige les tas de gravats en cathédrales, les sacs de plastique en monolithes majestueux et les planches de carton en planches de salut élégantes.
Alors voilà Super-structure, maison à l’identité très affirmée, qui accueille en son sein Oriane Lassus, déjà auteur d’un beau livre sur le monde affectif et sensoriel des voyages en voiture(2).
Là, un mini-suspens, où l’on se demande si Lassus aura les épaules ou l’assurance suffisante, si la maison trop rigide ne va pas l’engloutir sous son cahier des charges thématique et esthétique. Déjà précédemment, lorsqu’Oriane Lassus s’était déplacée de son blog vers l’édition papier, on s’était demandé si ce qu’elle réussissait en ligne, dans une lecture verticale, allait survivre au rythme et à la mise en page d’un livre. Est-ce que ça allait tenir la page ? Ça avait tenu, et ça aurait dû nous rassurer, on aurait dû s’en souvenir pour s’éviter cette nouvelle petite crainte quand on a acheté le livre. Mais c’est comme si rien n’était jamais acquis, réussir un livre est une chose fragile, délicate, et l’éditeur le sait et l’affirme (sacré sens du marketing) puisqu’il publie ces pages sur du papier journal qui peut à tout moment se trouer ou baver ou se gondoler, et qu’il propose cette grande et belle planche en carton, tels deux grands bras protecteurs autour de l’auteur, pour apaiser nos angoisses.
Immobilerie Pointure donc, une suite de récits courts, des histoires esquissées en quelques pages, qui à chaque fois décrivent un monde de l’habitat ressemblant au nôtre, un monde d’avant la catastrophe, dont on fait l’état des lieux avant que tout ne s’écroule.
Le livre à peine ouvert, la cohérence de l’objet, du sujet et du projet éditorial en général me met en joie. D’une joie particulière, que j’ai déjà rencontrée, et qui concerne exclusivement les bandes dessinées qui entretiennent un certain rapport à l’architecture. Il s’agit de livres qui travaillent l’espace de la page (ou de la double page) comme un lieu où se déplacer, dans des rythmes, des temporalités, des fonctions et des mouvements différents. Un agencement des espaces pleins ou vides, une structure comme une topologie du récit avant d’être un récit, avec des couloirs, des parties communes, des placards secrets, des cases en guise de lieux qui distribuent d’autres lieux. Des moments de déambulation et d’autres où le regard sera plus strictement dirigé. On trouve ça dans les travaux de Chris Ware ou de Tobias Schalken, par exemple. Ce travail de spatialisation et de cohabitation de différents rythmes et temporalités à l’intérieur de la page, qui va souvent de pair avec un dessin épuré aux contours nets, rappelle parfois visuellement les plans d’architecte.
Devant ce type de planches, il m’est arrivé de penser qu’elles mettent en lumière la spécificité de la structure de la bande dessinée, qui résiderait en l’organisation des cases et des liens qu’elles entretiennent entre elles. Se dévoileraient donc ici, de manière saillante, les principes fondamentaux qui sont au cœur de toute bande dessinée. D’où cette joie précise de voir exposée devant soi la clé cachée, le nœud secret ici révélé, dont l’intuition faisait penser qu’il ne s’agissait pas uniquement de textes associés à du dessin.
De là pourrait naître un rapport presque aristocratique à la bande dessinée, l’idée qu’on accède à une vérité supérieure par le biais d’une analogie avantageuse avec l’architecture dans sa forme la plus pure et la plus élégante.
Une sorte de fantasme : la bande dessinée et la noble architecture avançant côte à côte, main dans la main, en route vers les cieux éthérés de l’accomplissement esthétique par la seule puissance de la structure reine, raffinée, au centre de tout, autour de tout.
Une aubaine critique aussi : la bande dessinée ainsi regardée, ramenée à des éléments graphiques simples et identifiables, peut être divisée en une somme de signes et de codes. Débarrassée de ce qui risquait de parasiter son approche raisonnée, on peut enfin lire ses signes, décoder son langage, décrypter son mystère. Un repos esthétique enfin : la bande dessinée en syntonie avec l’architecture offre un monde organisé et cohérent, une forme fonctionnelle et pacifiée dans ses détails et son ensemble. Case, planche, lignes, perspectives, fondations, murs porteurs, et escaliers de secours ; Chris Ware et le Chrysler Building dans une harmonie sémiotique.
À la lecture d’Immobilerie Pointure, cette joie ne dure pas. Ici, pas d’agencement régulier, pas de symétrie, pas de réseau limpide et cartésien des cases, Lassus préfère la dissonance et refuse l’équilibre. On pouvait s’en douter dès la lecture du titre qui annonçait un basculement des choses, un endroit où rien n’est plat et où le corps même des mots est mis en danger.
Il s’agit pourtant bien d’une bande dessinée qui aborde l’architecture de l’habitat et de la page dans un même mouvement, mais dans un geste profondément critique qui renverse le paradigme gentillet que j’avais en tête à l’abord des premières pages. Immobilerie Pointure est un monde chaotique, impossible à investir, l’architecture y est comme dégénérée, tout est mis à plat, sans perspective ou profondeur. Les grandes pages travaillent l’espace non pas comme une organisation équilibrée des différents lieux, mais comme des éboulements. Des agglomérats de cases d’un côté, de grands vides inutiles de l’autre, il n’y a pas de fonction dans l’agencement des cases, pas de structure noble et solide, mais plutôt des tas qui contiennent d’autres tas, et une lecture qui chute ou roule d’une case à l’autre.
Dans les livres édités par Super-structure, la maison ou l’abri ont parfois une place vitale. Il s’agit de survivre, de se construire un endroit où la vie pourrait être possible. On recommence à zéro ou presque, quatre murs, peut-être un toit, c’est déjà quelque chose, ça vaut quelque chose. Dans le livre d’Oriane Lassus, ça n’a plus de sens, ça ne vaut plus rien. Et si la chute de l’habitat n’a pas encore eu lieu, elle est déjà annoncée par la mise en page. On croyait à une esthétique du réseau ordonné, on est face à une esthétique du tas de gravats. Les cases sont avant tout des clôtures, des contours où le trait insiste et délimite des ouvertures dans la page trop petites pour un dessin régulièrement engoncé. Le dessin qui dans le livre précédent semblait couler dans des rondeurs étirées est ici presque violent, et une certaine colère sourd dans cette prédominance de pointes et d’angles qui forment un mélange mutant et difforme de vues en coupe, de plans et de schémas, abscons et aberrants, dont les lignes sont brisées, biscornues.
Ça marche comme une annonce ou un désir à peine caché, tout va s’écrouler parce que rien n’a de sens, et rien ne tient debout.
On trouve à plusieurs moments du livre une analogie directe entre la page et la vue en coupe d’un immeuble. Le haut de la page est par exemple dédié au grenier, le bas à la cave, et dans l’intervalle sont représentés les différents étages. Cette figure de la page/maison ferait presque symptôme du lien symbolique entre architecture et bande dessinée, tant ici la structure du bâtiment redouble la structure de la bande dessinée. Dans le sens de lecture classique, on part du haut et on termine en bas. Mais si l’on va dans le sens de la chronologie de la construction de l’immeuble, on part cette fois-ci des fondations pour terminer par le toit. De sorte que le sens du récit remonte le courant de la chronologie des travaux. En allant vers la conclusion de la page, le récit s’achemine vers une origine, une fondation enfouie. Chez Lassus, lorsqu’on descend à la cave, on tombe soit sur des squelettes, soit sur des fugitifs qui se cachent de la police. Fondamentalement, ce qui fait structure dans Immobilerie Pointure n’a rien de pacifique ou d’apaisé, ça sent la mort et l’angoisse. La structure est ce qui confine ceux qui sont dedans et discrimine ceux qui sont dehors.
Il y a ceux qui cherchent un logement et qui se trouvent face à des logiques de recrutement et des situations de compétition, et il y a ceux qui ont un logement, trop petit, trop absurde, qui nie la vie et les corps. Ces corps difformes, trop grands pour les endroits qu’ils habitent, sont rendus stupides par l’espace qu’ils occupent difficilement. Yeux exorbités, bras ballants, ils sont inutiles, hébétés, mal ajustés et abrutis par la logique des lieux conçus surtout pour les rats et les forces de l’ordre. Les solutions trouvées pour habiter les lieux appartiennent à une certaine idée du confort : urbain, contrôlé, environnement cadré et maîtrisé. Que ce soit dans le luxe ou la précarité, on jouit de la maîtrise qu’on a sur le décor, ce petit plaisir de l’organisation qui essaye vainement d’aménager pour les corps un endroit qui n’est pas fait pour eux. « J’aime bien ce que vous avez fait de l’endroit », on ne contrôle pas sa vie, mais on redécore le salon.
Tout ça ressemble à une vaste blague, mais l’humour permanent du livre est un humour sans rire, qui se construit dans la logique du gag pour aboutir à quelque chose de plus amer, le portrait d’un monde à la fois comique et monstrueux. Lassus installe un slapstick immobile, un burlesque à froid et effrayé. On imagine une sorte de Buster Keaton qui n’aurait pas la forme, celui de One Week ou de Scarecrow par exemple, mais statique, qui aurait perdu l’énergie et le mouvement. Ne reste que l’ingéniosité dans la stupidité du confinement : maison-voiture, chambre-baignoire, immeuble-centre commercial…
Ce qui fait tout de même mouvement, ce qui anime malgré tout le livre, c’est une vitalité qui pointe sous la caricature, qui naît d’une relation précise au réel et d’un rapport politique à l’espace et aux structures qui l’organisent. Comment un environnement nous construit, comment d’une structure découlent les relations sociales, la concurrence, la discrimination, l’angoisse, le repli…
Cette perspective politique est ce qui tend l’ensemble des pages du livre, ce qui le travaille (comme on dit d’une idée qui obsède). Chez Marx, les rapports pratiques de domination et d’aliénation influent sur ce qu’il nomme la superstructure, c’est-à-dire l’ensemble des idéologies ou des politiques d’une société. Superstructure et Super-structure, la pensée et l’habitat fonctionnant comme un réseau abrutissant les corps et le langage.
Ainsi la femme à l’accueil de l’agence immobilière, dont la parole monstrueuse dit avant tout une idée de l’efficacité et de la lisibilité : mots surlignés, soulignés, cases à cocher, mots entourés, le langage transformé en un ensemble de codes et de normes. C’est une certaine forme du langage qui porte une certaine idée de la bêtise. Plus loin, les colocataires cools et sympas véhiculent eux aussi un langage normé et désincarné, et un rapport de force violent et feutré. Parole promotionnelle pour une résidence sécuritaire (« notre garantie luxésécurité ») ou parole incidemment moralisatrice d’une propriétaire (« vous feriez mieux de trouver un bon petit mari, c’est ça qui est important »), Lassus instille dans son portrait du monde du logement une description de la société au stade terminal de l’étouffement physique et psychique, habitée par des robots misogynes et des bébés hypogés.
Pas de joie donc, ni de réconciliation. Pas d’ordre ni de lisibilité. Mais à un moment, une scène de contamination. Une femme visite un appartement envahi par la nuit. Le dessin est englouti par les ratures, il peine de plus en plus à exister. La femme décide finalement de sortir de là, elle fuit, mais dehors son corps ne s’est pas débarrassé du noir, la voilà transformée en silhouette, le noir était contagieux.
On comprend que ce n’est pas léger, qu’une vraie détresse peut naître de ce qui nous enveloppe, et que tout ça est poreux, la dépression passe des murs aux hommes sans distinction. La noblesse de l’architecture est un leurre et la structure en tant qu’élément objectif n’existe pas, il n’y a de structure qu’en tant que véhicule du sens et de l’affect, production d’un regard et d’une pensée. La forme nous apparaît alors entière, non sécable, le décor et la psyché en même temps. Et si dans cette scène c’est une mélancolie qui contamine, au moins comprend-on que les choses sont solidaires et s’interpénètrent, que ça circule, et ce mouvement permet un autre regard.
Le tas de gravats, qui nous semblait confus et refuser l’amalgame, est bien un espace singulier ; son ordre lui est propre. On peut l’embrasser d’un seul geste, et retrouver l’œuvre dans son unité et sa complexité inextricables. Il ne s’agit plus d’appréhender un livre ou le monde en en discernant des éléments distincts et simplifiés, mais bien de les aborder comme un ensemble complet et indocile, fait de chaos, de colère, de choses vibrantes et mouvantes, irréductibles.
On apportait notre petite grille de lecture, mais quelque chose de la singularité du livre nous est restée insaisissable. Immobilerie Pointure œuvre pour la remise en cause de la structure et la résurgence du mystère. Qu’est-ce que ce noir qui transpire des murs ? De quoi sont faits la pensée et le sensible de ce livre ? Cet inconnu, c’est le point aveugle qui nous est nécessaire pour que naisse une beauté, pour que soit possible une autre sorte de joie.
Notes