Quelques aperçus sur l’œuvre de Ben Katchor
par Oolong
0. Œuvres
0.1 Liminaire
« Je dirais seulement que je vis à New York, que j’écris en anglais et dessine dans un style inspiré de Nicolas Poussin (1). »
Dans ce que j’écris ci-dessous de Ben Katchor, il est surtout question de son texte. De son dessin je ne dis pas grand-chose, en fait rien. Le lecteur de Pré Carré ne négligera pas, je lui fais confiance, qu’il est aussi sans cesse question d’image. J’inscris Ben Katchor dans mon petit panthéon de littérature ; qu’importe cette facilité. Je ne tente pas de cette façon de l’arracher à la bande dessinée. Il se trouve en plein dedans. Par le choix du format, à ne considérer que lui : Katchor s’inscrit volontairement, de façon clairement revendiquée, dans la forme du strip, et dans une tradition qu’il nomme Picture Story et fait remonter jusqu’au dix-neuvième siècle. Quiconque voudra s’en convaincre n’a qu’à lire quelques entretiens avec le bonhomme qui n’en est pas avare (2). Katchor fait de la bande dessinée, du comic, des Picture Stories, peu importe. Il connaît très bien l’ensemble de ces formes. Et n’affiche aucun regret de n’en pas pratiquer une autre. Katchor n’est pas un écrivain raté, c’est un écrivain qui dessine ; qui écrit superbement bien et qui dessine. Le dessin ne vient jamais cacher une défaillance de l’écriture. Le coup de force d’une écriture aussi délicate et intelligente méritait d’être tout de suite souligné.
1. Tout le passé
Le passé est d’un bloc. Ce bloc se poursuit si paisiblement dans le présent que nous ne nous rendons compte de rien. L’iceberg renversé nous traverse sans fin. La dérive des temps ne fait pas plus de mal que celle des continents. Une fois de temps en temps, cela tremble. Pour le reste rien. Le passé ne constitue pas le présent, mais le submerge, l’étreint avec méthode et passion, complètement, sans solution de continuité. Aucun sens à tenter de les discerner. En retour le présent envahit le passé. Mais non. Voilà que les mots. On croit que si deux mots alors deux choses. Passons. Nous ne saurons jamais où nous en sommes. Réjouissons-nous. Le plagiat par anticipation devient un présent pour chacun de nous. De la même façon l’histoire et les histoires font des plis, des replis, des surplis.
Rien d’étonnant à ce que sur les toits de la ville (tout a presque toujours lieu dans une ville dont il ne sert à rien de tenter de deviner le nom. Dans Le Juif de New York, quelques villes sont nommées. Mais Le Juif de New York appartient au genre historique, et en respecte certaines conventions, dont l’identification des lieux), une bande de voleurs d’antennes de télévision désaffectées croise le spectre d’un animateur télé des années 60, légèrement frappé de scintillement et — on l’imagine — en noir et blanc. Rien d’étonnant à ce que Julius Knipl retrouve dans sa cave le prototype du Vitalopeur, équivalent années 30, inventé par un de ses oncles ayant fui le nazisme, du vélo d’appartement ou du rameur. Puis l’abandonne une nouvelle fois à la même histoire d’oubli qu’il porte, d’oubli qui s’accroche à lui. Le Vitalopeur constitue l’un des points zéro autour desquels tourne l’histoire. Le temps s’agrège autour d’un objet que le temps oublie.
Chez Ben Katchor, de cette façon coquette et tranquille, tout fait histoire, tout s’inscrit dans beaucoup plus de durée qu’il n’en passerait par exemple dans une paille. Les conserves («de la choucroute en grosses boîtes dans le style d’avant-guerre », Histoires urbaines de Julius Knipl). Une coupe de cheveux (« une Ezra Pound » repérée entre deux afros et une boule de billard, Histoires urbaines de Julius Knipl). Des toilettes années 60 en ruines (seule curiosité touristique de Tensint Island, The Cardboard Valise). Un cimetière pour nabots sur l’île de Purkinje (Histoires urbaines de Julius Knipl). La façade d’un immeuble dont le verre imite celui des bouteilles années 50 d’une célèbre boisson gazeuse et dont les portants métalliques affichent la couleur d’une pièce de monnaie de petite valeur oubliée dans une tirelire (Hand-Drying in America). Un signe ésotérique et probablement utilitaire inscrit à la craie sous le plateau d’une table (The Beauty Supply District). Ainsi sans fin. Le discours de Katchor, son œuvre singulière, son discours indéniablement et perpétuellement politique aussi mais sans aucun forçage, se construisent depuis un art de mémoire directement greffé sur les petites choses. Une micro-histoire par la taille de ses objets, par la multiplication de ses ancrages, par le fil qu’une simple vie d’homme permet de dérouler entre ancien, nouveau, récent, passé, moderne, oublié, jeune, vieux. Dans un moment mélancolique (dans ce livre franchement mélancolique qu’est Hand-Drying in America), les arts de mémoire, au sens où ils furent développés à la fin du Moyen Âge, font une apparition directe. Un homme, à chaque fois qu’il cherche à se souvenir d’une chose qu’il a sue — date historique, nom de personnage célèbre, capitale d’un pays obscur, bataille décisive et meurtrière —, ranime dans sa mémoire la salle de classe où cette chose fut apprise. Il recrée le lieu, la lumière, les odeurs, jusqu’au tableau noir sur lequel il parvient à lire l’information recherchée (une figure très classique des arts de mémoire que ce recours à des constructions imaginaires sur les parois desquelles des signes renvoient à des connaissances, la construction code le temps). Avec les années, le bâtiment change. Des travaux le modifient. Le tableau d’origine disparaît, de noir il devient vert, puis blanc. La craie a été remplacée par des feutres. Le tableau par une simple feuille de plastique. L’école se sépare finalement de tous les tableaux de classe pour les remplacer par des écrans. Alors l’homme perd la mémoire. « J’ai oublié ».
2. Un grand nombre de noms (personnes, lieux, choses, entreprises)
Il y a chez Ben Katchor un plaisir de nommer, un bonheur sensuel et intellectuel des noms donnés, saisis, projetés, perdus, modifiés. Noms de gens et de choses, rues, immeubles, commerces, entreprises, clubs, associations, mouvements politiques, objets parfois. Ses livres lourds d’une ménagerie sonore et indisciplinée, bêlante, remuante, encline à la copulation sémantique, à la pollinisation syntaxique, aux graphies approximatives, aux grammaires inouïes, aux vertiges linguistiques.
Je vous propose quelques listes d’un inventaire qui reste à faire.
Personnes.
Johnny Sumac.
Yul Pizari.
Marty Gotal.
Morris Borzhak.
Nushal Feyrol.
Maurice Kulcrim.
Horace Bismuth.
Vivian Scybala.
Arnold Veenial.
Al Mooner.
Noel Kapish.
Leopold Portoll.
Mme Jetsamina.
Dr Porigfera.
Moses Hussy.
Paddy Gateau.
Flor Estray.
V. Cuzo.
Caesar Bregman.
I. Dimmer.
Francis Zoysa.
Mino Alzak.
Felat Cubin.
Arthur Mammal.
Fetor Maracas.
Reese Harouni.Carlos Mutual.Baptiste Paschal.
Harold Alms.Hector Glanz.
Viosh Shirue (un nom comme le bruit des pneus d’une voiture roulant sur l’asphalte un jour de pluie).
Gustav Vink.Marcus Yule.
Maynard Daisy.
Maurice Cougar.
Moïse Ketzelbourd.
Samson Gergel.
Mrs Jelmoth.Mr Pruinose.
Entreprises, commerces.
Tsum Tsum Industries.
Golyak Travels (agence de voyages).
Chiasma Rock (matériaux en gros).
Milton Eagle.
Victor Ebomis.
Max Mucosa (modiste).
Pangolin (prêt-à-porter).
Meshumed Bros (chaussures).
Gorbang’s.
Zechariah Hot Snacks.
Hymen Foutain restaurant).
Cirkus Straw (une marque de pailles).
Byng Brothers (grands magasins).
Odonto Sandwiches.
Hylozoic Restaurant.
Exyle Brand conserves).
Orphanage Brand (conserves).
Vantz Maintenance Company (entretien).
Citric Acid Council.
Confection Bulrush.
Vêtements Venosis.
The Chabouk Corp.
Sanjak Palace (plats à emporter).
Kasbah News.
Cimax Tours (visites commentées).
Y Kanchew Co.
Finger Books (éditeur).
Pepsin & Sadrach (producteurs de théâtre).
Lieux
Youreli Street.
Okshun Avenue.
eygn Street.
Purkynje Island.
Tensint Avenue.Moly Street.
Payzel Avenue.
Uvula Street.
Albino Avenue.
Mysia Avenue.
Dittany Avenue.
Oarlock Falls.
Voie Express Tarrentela,
Canal Ferule.
Mizrain Avenue.
Vaytig Avenue.
Scythe and Tigris.
Porterhouse Square.
Mildew Bridge.
Park Manure Avenue.
Rigol Street.
New Edema (une ville).
Youstaville.
Tour Abricot
Fixshon Tower
Tribulation Tower.
The Palatine.
The Palaver.
Saint Ministère de la Gorge.
Lapsus Calami Club.
Hôtel Sphinx.
Laocoon Hotel.
Lunar Hotel.
Les personnages, tous les personnages même insignifiants ont droit à leur nom. Les rues. Les boutiques. Toute page de Katchor est un entrepôt de noms, d’enseignes, d’affiches et de vitrines. Dans chaque rue, Katchor donne un nom à chaque boutique et remplit chaque vitrine d’un contenu idoine. Cette pratique est poussée à l’extrême dans la section finale de The Beauty Supply District (qu’on peut traduire par Le quartier des fournisseurs de beauté), une histoire autonome au sein de ce livre : « Le quartier des fournisseurs de beauté connaissait alors son âge d’or. En façade, chaque boutique affichait une théorie esthétique ou une école de pensée différente » (traduction de l’auteur).
Symmetry Shop.
Synthetic A Priori Mind Work (Wholesale Only).
Senseless Elaboration Parlor.
Human Interest Distributors.
Simplicity Corporation of America.
Hot Aura (Frankfurt School, Intellectual Fashion Showroom).
Surface Meaning Refinishers Incorporated.
Understatements Made To Order (Men, Ladies, Restrained, Moderate, Weak),
ainsi durant des pages. Un tableau intellectuel de la modernité confortablement construit à raison de 8 cases par page. Bouvard et Pécuchet réincarnés dans la plus complète jubilation entrepreneuriale, et toujours aussi pourris d’angoisse. Un projet complet de refonte de l’Humanité qui débute par le désir de relancer les ventes d’olives en boîte. La légère modification de forme d’un bocal garantissant une épiphanie de fin d’après-midi au consommateur en goguette.
Katchor s’acharne à jeter des noms dans le monde, il le remplit de noms, et d’histoires. Chaque nom porte une histoire, chaque histoire pond, vomit, germe un nom dans un processus souvent malodorant, urbain et organique. Ben Katchor porte aussi loin qu’il peut le pouvoir de nommer. Il maintient l’unicité des choses dans les histoires qui forment les noms et les mots qui forment les histoires. Il les retient dans la bouche qui les prononce en même temps qu’elle les jette au monde. Certains noms sont héroïques (le major Mordecai M.Noah, dans Le Juif de New York, une des rares figures historiques ayant réellement existé dans les livres de Ben Katchor. Julius Knipl, héros minimal et récurrent. Emil Delilah et Elijah Salamis dans The Cardboard Valise). La plupart passent, mais ayant été inscrits une fois, perdurent, rien ne peut plus faire qu’ils n’aient pas été. Familiers déjà. Ils participent de cette grande bâtisse de noms qui énumère le monde, le peuple, le crée, le morcelle, lui fait subir tous les outrages, le confirme comme monde.
Le monde chez Ben Katchor se dessine sans cesse, et se dit du même mouvement. La parole, l’écrit, exercent encore un grand privilège de création, de présence. Une très grande force des mots, et des noms, avant tout. Le verbe, le verbe d’action surtout, ne vient qu’après. Il importe peu. Agir importe moyennement. Le nom d’abord fait le monde (le monde est constitué de choses qui sont elles-mêmes des faits).
2.1 Le puncto comme un des nœuds de cette omnipotence des noms. Une langue internationale pour touristes conçue pour provoquer le maximum d’incompréhension entre les interlocuteurs (The Cardboard Valise). La confusion. Un même mot y désignera à la fois une tasse de café, une sieste, la couleur mauve, un mal de dent.
2.2 Au restaurant Kapish (Histoires urbaines de Julius Knipl), on reçoit les dîneurs dans une verbigération volontaire et commerciale qui fait le style du lieu et attire les curieux (« Il était là, mais il est parti et un groupe d’amis kazuna des tomates mais je ne suis pas sûr »). Pendant ce temps Noel Kapish, le fondateur du restaurant, célèbre artiste du charabia des années 50, meurt dans l’aile des déments d’un asile de vieillards où il perd le langage à quelques phrases stéréotypées près (« j’aimerais mieux une patate au four avec mon steak »).
2.3 Yosl Feinbroyt, linguiste et kabbaliste dix-neuvième (Le Juif de New York), inventoriste minutieux, carnet en main, des bruits (borborygmes, onomatopées, sifflements, monosyllabes exclamatifs, etc.) émis par ses contemporains.
Créateur d’un dictionnaire de ces sons et de leurs significations. Qu’il ne parvient pas à vendre. Entrevoit dans un rêve l’ultime onomatopée qui caractériserait le soulagement. Greps !
2.4 Elijah Salamis, devenu Pylon Zoon (The Cardboard Valise): « Pourquoi continuer à m’associer à des centaines de générations de Salamis. Le temps est venu d’un nouveau départ ». Change encore et encore de nom. Devient brièvement Prince Celloidin dans une série de tentatives toujours plus risquées de se défaire de toute identité déterminée par des facteurs exogènes à sa seule personne.
2.5 Un homme échappe à la fatale répétition des divertissements de la vie adulte : musées, boutiques, terrains de courses, etc. Il se défait de tous ses biens. Prend résidence dans un snack. Y étudie sans fin les subtilités du menu. Ajoute à la langue anglaise des centaines de mots permettant de décrire des choses encore mal dénommées (le créateur de mots est une figure récurrente chez Ben Katchor) : « Kastrino : un morceau de gâteau au fromage qui n’a pas été mangé. Fremding, le son d’une sonnerie de porte étrange. » (The Beauty Supply District)
3. Coniques
On se souvient peut-être de cette belle invention mathématique, les coniques. Et de leur définition, figures issues de l’intersection d’un cône et d’un plan. De l’interaction d’une forme tridimensionnelle (un cône) avec un espace bidimensionnel (un plan) résulte une figure à deux dimensions dans laquelle la troisième dimension perdue hante encore la figure finale qu’elle détermine et structure. Membre fantôme, absurde ou terrifiant (chez Borges par exemple). Cette réduction vaut vertige. Notre monde comme la projection d’un monde à N dimensions qui serait lui-même la projection d’un monde à N+1 dimensions, etc.
Dans un car en mouvement, des voyageurs constatent un léger décalage, un décrochage, un mauvais raccord dans le paysage (The Cardboard Valise). C’est qu’ils traversent la frontière d’un pays à deux dimensions. « Les 195 pays du monde participent tous à différents degrés de la bidimensionnalité. 15 pays n’existent qu’en deux dimensions. Entre les nations tri et bidimensionnelles, il existe un mépris, une convoitise et une haine mutuelle [...] Leurs chemins se croisent rarement... mais lorsque cela arrive, un échange de gestes odieux se produit » (traduction de l’auteur).
Cette projection d’où résultent réduction et perte, cette énorme matière du manquant qui ne se laisse voir que par de faibles perturbations dans la représentation et dans la cohérence du monde, s’inscrit dans la démarche générale de Ben Katchor. « Beaucoup de choses sont dépourvues de sens, et je m’attache à leur en donner un » déclare-t-il en substance dans un entretien. Ainsi chaque page toujours déborde sa surface et son sens par l’immensité (parfois dérisoire, et parfois d’autant plus drôle et piquante que dérisoire) de ce qui ne s’y montre plus que comme une projection et que les personnage, sur la page, étudient, sans pouvoir en maîtriser les dimensions que rien ne leur permet de se représenter.
4. Nature et Culture : oubliez
Cette histoire de nature, n’en croyez pas un mot. La culture a toujours d’abord, toujours déjà été là. Rien ne précède la ville moderne, ou alors que signifie précéder ? Dans Malaise dans la civilisation (3), Freud s’essaye à décrire la physique et la topologie de l’inconscient, dans lequel la conservation intégrale du passé est la règle, à travers un exemple : un aperçu synchronique du développement de Rome. Qui a visité cette ville a ressenti cette possibilité : une intrication si grande des époques que tout semble y avoir été conservé, que tout cohabite et subsiste. La synchronie y est la règle. Avant et après ne sont que des conventions de langage bien pratiques, mais incertaines. Freud propose d’imaginer que tous les bâtiments ayant une fois occupé un même lieu au cours de l’histoire de Rome pourraient y cohabiter simultanément. L’observateur n’aurait alors qu’à effectuer un pas de côté pour discerner l’une ou l’autre de ces constructions, sans pour autant perdre les autres. Non pas ou bien ou bien, mais avec avec.
Freud à partir de Rome décrit comment le temps de l’inconscient n’existe jamais sous la simple forme d’un avant-après mais comme une infinie accumulation de présences qui évoluent, mûrissent, pourrissent, se minéralisent, se transforment et perdurent, interdisant toute liquidation du reste. La diachronie dans la synchronie, et tant pis pour le tiers exclu. Retour du plissage, du pliage, de la concaténation de nombreux plis en un espace qui semble bidimensionnel. Des origamis.
Je ne file les métaphores que faute de mieux, pour m’orienter sur ce que je sais dire difficilement du perpétuel pas de côté katchorien (un motif qu’on retrouvera aussi chez le Gébé de L’An 01 (4)). Le pas de côté. Une étroite mobilisation de votre centre de gravité, un déséquilibre, un flottement, et voilà que s’ouvre à vous non pas un abîme (du vide, chez Katchor, y en a pas, tout a été rempli, ce qui le rend parfois si épuisant, si dense, et tout l’effort que cela suppose), mais du plein, de l’hyper-plein, stratifié, amassé, un monde où le moindre objet renvoie à un autre objet et lui-même à un troisième, le récit à un second récit qui en recèle d’autres bien capables in fine de renvoyer au premier, sauf que dans cette boucle tout cela se sera gauchi. Tout objet, pour trivial qu’il paraisse, suffit comme point de départ depuis lequel construire toute la civilisation et toute la culture. Il n’y a pas d’échappatoires. Vous ne serez plus rien qu’humains, citadins, même, et chargés de tout le passé. Il n’y a pas de nature, pas de lieu premier à la Rousseau depuis lequel inscrire un commencement. Ça ne commence jamais. « Dès que le langage le saisit, le concept est cuit ». Par ce même saisissement, toute pièce du monde se trouve instantanément conduite depuis l’état cru à son point de cuisson, point qui lui assure de prendre place dans la culture. Lorsqu’il cherche à découvrir les traces d’une authentique culture indigène des habitants de Tensint Island, l’explorateur Rudolf Maennerchor tombe sur une cérémonie où ces mêmes habitants font une orgie de vêtements neufs de second choix. Soumis à la question avec toute la violence ethnologique nécessaire, un indigène avoue : « En cette nuit de l’année, nous nous habillons de la tête aux pieds de vêtements flambants neufs, jamais encore portés. [...] À l’aube nous nous rassemblons autour d’un bûcher d’emballages de rebut. [...] Quelques hommes pas encore mariés prétendent que l’irritation causée par l’étiquette du col de leur nouvelle chemise ou la coupe inhabituelle d’un nouveau caleçon les rend fous » (The Cardboard Valise, traduction de l’auteur). Dans New York, première moitié du dix-neuvième siècle, l’Indien Elim-Min-Ope parle un hébreu parfait. Preuve pour son public que les Indiens d’Amérique sont les descendants d’une des tribus perdues d’Israël. Mais c’est que le manager de cet indien hébraïsant, Hershel Goulbat, lassé de parcourir l’Amérique pour préparer de jeunes gens indociles à leur Bar Mitzvah, a préféré monter ce numéro et apprendre les psaumes, en hébreu, à un Indien (Le Juif de New York). Dans le même temps, Nathan Kishon, un boucher kascher déclassé suite à un crime rituel (avoir mélangé dans le même tonneau des langues de bœuf pures et impures et les avoir vendues), prend le chemin de la grande forêt américaine. Son retour à l’état de nature ne fonctionne jamais. Pas moyen d’être sauvage. Entouré d’un négociant en peaux fou de théâtre, de colons imprégnés de subtilité religieuse et de végétarisme, d’Indiens lettrés, de trappeurs pleurant l’extermination des castors, Nathan Kishon est sans cesse repoussé vers la ville. L’état de nature n’est que la reconstruction post-mortem de la nostalgie d’un état qui n’a d’abord jamais existé. Il n’y a pas de nature, il n’y a pas d’avant, rien ne précède ce qui est l’état du monde. Et ce qui pourrait apparaître comme confusion n’est que la marque de la force des signes et de leur capacité à nous laisser les interpréter (5).
5.
« J’écris et je dessine depuis un besoin obsédant de donner un sens poétique au monde (6). »
Il n’est guère question chez Katchor de famille, d’art, de politique. D’amour presque jamais. Il n’est question d’aucun lieu commun narratif, d’aucune question générale. À partir de lieux particuliers seulement. Chaque lieu se décalant de soi donne lieu à tous les autres lieux. Et de métaphore non plus, je ne pense pas qu’il soit question.
Dans l’œuvre que construit Katchor, le monde se laisse dire depuis tout point de départ. Il n’y a pas d’objets convenables, d’objets élus, tous les parcours, d’un trait sûr, nous conduisent à l’ensemble du monde. Le moi, le sentiment, seulement le moins possible, et en tout cas jamais comme des moyens d’accès privilégiés à telle vérité qui ne nous intéresse pas. Narcisse chez Katchor ne se mire pas dans une flaque d’eau jusqu’à en mourir de faim, mais se retrouve face aux reflets monumentaux de la ville. Une tendance qui atteint son point d’orgue dans Hand-Drying in America (recueil de pages publiées depuis une vingtaine d’années dans la revue d’architecture et de design, Metropolis Magazine) où l’architecture, les constructions urbaines, et souvent un élément incertain et mineur des bâtiments — un garde-manger, une plinthe, la laideur d’un interrupteur, le brevet d’une serrure qui évite de devoir fermer les portes, l’espace inoccupé sous les lits, les panneaux signalant les issues de secours — servent de trame au récit.
Cette capacité de nouage du plus proche, cette habilité à construire la narration depuis le plus trivial et quelconque, diverses critiques les résument sous le terme de surréalisme. Je le trouve mal choisi. La capacité d’invention poétique(7) qui se produit sans cesse chez Ben Katchor n’a pas grand chose à voir avec la confiance attribuée à certaines formes de la vie psychique (rêves, automatismes, libres associations) dans la création et la résolution des principaux problèmes de l’espèce. Ben Katchor est un auteur profondément réaliste. Son fantastique même ne se nourrit d’aucun fantôme ou fantasme. Il colle au plus près des choses telles qu’elles se disent, et les laisse développer leurs penchants et leurs pentes. Et si elles nous conduisent loin, ce n’est que par la capacité de Ben Katchor à pousser les objets du côté où ils vont tomber, et nous avec.
Notes
[cadre p.2] Une dernière édition du Daily Pigeon annonce que l’artériosclérose est une maladie psychosomatique