Notre hôte : Thomas GOSSELIN


[image1 p.10] Extrait du « Jalousant », dans DMPP n° 10, The Hoochie Coochie, 2014

« Hôte » désigne autant celui qui accueille que celui qui est accueilli. « Je me sens tellement le bienvenu dans votre maison que je décide de me l’approprier ». Qui est et que fait l’hôte ? L’hôte informe. « Informe » est non pas ce qui n’a pas de forme (d’ailleurs à quoi ressemblerait quelque chose qui n’aurait pas de forme ? Et la reconnaîtrait-on ?), mais ce qui a une forme imprécise, incertaine, sans doute mouvante. « Informe » peut également être un ordre, une injonction policière ou journalistique à fournir des renseignements. « L’hôte confond l’hôte » ne nous révèle pas quel rôle a chaque hôte (peut-être sont-ils le même), et « confondre » peut signifier à la fois « se mélanger les pinceaux » et permettre de distinguer précisément quelqu’un.

L’hôte apprécie les jeux de mots, la confusion, le double entendre comme disent les Anglais croyant parler le français, entendant tant d’aspects en même temps (le temps du non-éclaircissement) qui lui paraissent plus puissants que les métaphores et encore plus terribles que le lapin-canard, à la fois l’un et l’autre. Son intérêt pour la polysémie, les dictionnaires et les paradoxes, date de l’intuition (sa langue usuelle n’étant pas sa langue maternelle) que les phrases camouflent ou révèlent des ordres cosmiques, d’où l’angoisse d’avoir découvert que « Pascal Obispo » est un anagramme de Pablo Picasso : on pressent bien que ça signifie quelque chose de catastrophique, un peu comme rêver d’une date du futur, prise au hasard, ouvre à l’appréhension d’avoir anticipé la date de sa propre mort. Lorsque l’hôte non-identifié parle de lui à la troisième personne, c’est pour que les autres hôtes se sentent concernés, ainsi que le faisait celui qui refusait de se nommer Louis Wolfson mais préférait « l’étudiant de langues schizophrénique » (l’absence de pluriel à « schizophrénique » permettait néanmoins de noter que c’est l’étudiant (que ce soit le lecteur ou le narrateur) qui est schizophrène (tout en étudiant ce trouble) et non pas les langues, qui seraient schizophrènes, d’ailleurs en ce moment ça me rappelle que je suis en train de dessiner la Tour de Babel pour une certaine bande dessinée). Pour Jean-Pierre Brisset, l’auteur entre autres de La Natation ou l’art de nager appris seul en moins d’une heure, chaque mot et groupe de mots expriment significativement tous les jeux de mots (bons ou mauvais) qu’ils permettent : à quelqu’un qui le traiterait de « sot » pour cette théorie, il pourrait objecter que cette insulte comprend tous les homophones possibles de « sot » et ce, dans toutes les langues que Gens-pie-erre-brie sait.


[image 2 p.10] Deux lapins-canards posés autour d'un Mexicain qui fait cuire un œuf au plat pour le fils qu'il tient par la main


On voit comment le narrateur essaie de construire un récit « enluminé » par des homonymies, coïncidences, etc., pour affirmer conjointement le plus large nombre de choses. D’ailleurs il faut rappeler par anticipation (voir ma prochaine parution) que si le mot « sens » en a plusieurs, de sens, le mot « polysémique » n’en a qu’un. Cela aussitôt annoncé, c’est presque comme si ça avait été fait, la lassitude nous gagne de faire autant d’efforts pour ce qui est déjà dit, il faudra faire mentir cet objectif poly-politique, et pratiquer l’ambiguïté en visible gratuité, grâce à laquelle une phrase telle que « l’hôte prête à son hôte ses aventures propres et loue ses lettres empruntées » propose un large spectre d’interprétations. Lorsqu’on cherche la signification cachée derrière les mots ou associations de mots, on ne fait qu’ajouter de nouveaux mots, rien ne s’effondre. Mais un monde qui ne tiendrait que par les mots ne serait pas très solide et mériterait de toute façon d’être basculé et renversé par des paradoxes. Si un tel brouillage est possible dans une image ou une phrase, il doit être possible dans un récit, mais surtout dans la vie ! D’où de nouvelles fascinations pour le vertige, la réflexion (plutôt celle du miroir) et le comportement « non-sensique » (à noter que « sensique » tout seul n’existe pas). Le choix de la maladresse et du labyrinthe initiaux, dès chaque première page, c’est un subterfuge pour tout faire accepter. Par le passé j’ai essayé de travailler sur la figure de Bartleby et le non-être, mais justement je ne l’ai pas encore fait.


[image 1 p.11] Extrait de Sept milliards de chasseurs-cueilleurs (Atrabile, 2014)


L’hôte « réfléchit » généralement sur deux projets (souvent des livres, quand même) en même temps, il a récemment découvert pourquoi grâce à Macedonio Fernández : c’est qu’il écrit/dessine (tout comme il y a une revue de psychanalyse qui s’appelle penser/rêver) alternativement et en permanence son dernier mauvais livre et son premier bon livre, en toute cécité de quel est l’un et quel est l’autre (il saurait se contenter du bon, s’il le savait), jamais satisfait de son trait, de son style, de ses outils. Il s’est intéressé à Macedonio Fernández car il était fort admiré par quelqu’un qu’il admire, Jorge Luis Borges. Pour s’organiser un peu, l’hôte trouve des stratégies, comme de tracer des cases pour organiser son inconscient ou donner des noms propres à chaque heure, il leur parle ainsi, de la même façon que le premier parent qui eut l’idée de génie de prénommer ses enfants pour les distinguer, non pas par ordre d’arrivée (Primo, Deuxio, Septimus, Octave), mais par mode d’existence. Puisqu’il faut être consistant, on doit appliquer ce même traitement à chaque image, date, minute, instant notable : on ne peut pas se contenter de Futur, Passé et Présent (trois enfants, c’est trop peu), on parlera donc par exemple, pour le passé, de Honte, de Fierté et de Nostalgie, et pour l’avenir, de Crainte, d’Ambition et de Désir, et voilà que le temps n’est fait que de sensations. Pour redevenir compréhensible, il faut chercher à rassembler les choses communes : un Totem vaut tous les totems, cependant un totem dessiné par une main particulière n’est pas un archétype, c‘est un commun rendu propre, et puis pourquoi faudrait-il s’organiser ? Dans Sept milliards de chasseurs-cueilleurs, vers le milieu, au moment du Totem, il y a un fragment de dialogue entre les deux hôtes du récit (dont un qui ne parle, à ce moment, qu’en utilisant des prénoms composés de noms communs), dans lequel chaque sonorité de fin de réplique annonce le début de la suivante. Qu’une bulle se termine par « précédent », la bulle suivante commencera par « cédant ». Mal m’en a sans doute pris, visiblement, de vouloir raconter ici trop d’histoires à la fois, car selon un rapide sondage personnel, c’est le passage que les gens ont trouvé le plus pénible et le plus compliqué. Je voulais poursuivre une idée entamée avec Ad libitum bitum tum um (court récit policier paru dans la revue Gorgonzola) dans lequel l’écho de chaque phrase fait apparaître le circuit de l’enquête et confond les différents coupables.


[image 2 p.11] Extrait de « Ad libitum bitum tum um », dans Gorgonzola n° 18, L’Égouttoir, 2012


L’hôte entend de part et d’autre (et veut bien l’admettre) que, « modernement », le récit est mort, l’imaginaire est du storytelling, que l’escapade est une lâcheté, la diversion est une manœuvre de la droite, mais il trouve qu’il se trouve (« il » étant ici deux mots distincts, comme dans le «je» du cogito) qu’il y a néanmoins trop peu de synonymes pour le mot « histoire » (puisque chaque synonyme est en fait un nouveau mot avec une signification légèrement différente du précédent — et c’est tant mieux, bien entendu). Au fait, qui sont les inventeurs secrets de la paranoïa ? Abrité chez lui, porte verrouillée, accroupi à sa table, dos courbé, il cherche à inventer des flous, des ambivalences et des confusions dans le langage et les formes, « histoire » de relater plusieurs histoires en même temps. Malgré sa lâcheté c’est un héros car il y a beaucoup de choses terribles et monstrueuses qu’il n’a pas accomplies, et qu’il lui reste tant à raconter. Il est armé, mal. Derrière lui, armée aussi, assise sur un canapé, une des dernières amitiés survivantes, il lui tourne le dos car il a pleinement confiance en elle. Il rédige une lettre à une tierce : « Chère..., je t’écris vite, même si je ne suis pas certain que tu sois encore en vie (ni même que tu sois encore toi-même), ni même si cette lettre te parviendra un jour, je t’écris vite avant d’être interrompu... » À ce moment en général quelqu’un toque à la porte pour l’interrompre. L’hôte, qui pourtant n’est pas nécessairement le propriétaire de ces lieux, refuse d’ouvrir à ce qui toque de l’autre côté de la porte, sachant que ce n’est pas quelque chose d’humain. Ils ont quand même l’élégance de parler entre eux, à travers elle, attention quand même à ne pas tomber dans le piège de la « communication ». L’innommable de l’autre côté (du côté qui fut toqué), avec d’autres de ses semblables, a envahi le monde et changé les hommes en rêves, et tous ces nouveaux rêves cherchent à leur tour à prendre la place des survivants, profitant de leur sommeil pour les attaquer. Le rêve de l’autre côté de la porte veut rassurer notre hôte mais il s’y prend mal : « Tu ne me connais pas personnellement, mais tu sais ce que je suis, je ne suis ni toi ni un de ceux que tu aimes ». Celui-ci lui propose une trêve : il peut, s’il le souhaite, ouvrir la porte ou finalement dormir en paix, c’est promis, il sera épargné. Mais peut-on faire confiance à un rêve, surtout après tout ce qu’ils nous ont fait? L’hôte l’envoie balader. Il n’est pas encore ce Thésée qui découvrira dans le reflet de l’épée qui s’abat pour le tuer que le Minotaure, c’était lui-même. Il retourne à sa table et voit avec effroi, sur le canapé, son ami endormi. Il le réveille d’un coup de botte et le menace avec son arme : maintenant que cet ami a dormi et qu’il est réveillé, c’est comme dans Invasion of the Body Snatchers, ces films fondateurs et siamois, l’un de Don Siegel et l’autre de Philip Kaufman, c’est fichu, si on ne peut plus faire confiance à l’authenticité de la conscience de l’autre, on ne peut plus du tout croire en lui. L’hôte veut se débarrasser de cet hôte, désormais étrange et étranger, sans doute contaminé par le rêve, malgré la promesse de trêve. Changée ou pas changée, la nouvelle menace est chassée, l’ancienne amitié est abandonnée, l’hôte solitaire peut finalement se reposer sur son canapé, toutes ces privations de sommeil, fussent-elles pour échapper aux rêves, fussent-ils doux, l’ont épuisé. Il s’étend, fatigué, seul, et s’abandonne à la somnolence. Un jour, il abandonnera complètement les logiques causales, linéaires, que sais-je, et il acceptera de ne plus distinguer le rêve de la pensée. Il aime beaucoup les premiers films ou les films des gens qui n’ont eu l’opportunité de n’en réaliser qu’un (comme Electra Glide in Blue de James William Guercio), surtout avec des grandes vues d’extérieur dans lesquelles le ciel occupe plus de la moitié de l’écran, on a l’impression (même si c’est rétrospectivement) que c’est la seule possibilité qu’ont eue ces réalisateurs de dire TOUT ce qu’ils voulaient dans une vie, espérons qu’ils en auront bien profité.

 

[image p.12] Extrait d'Au moins, bande dessinée infinie sur un ruban de Möbius