BANDE DESSINÉE ET COMMUNICATION :
UNE IDÉOLOGIE DE LA PENSÉE OCCIDENTALE
à propos de L’Art invisible de Scott McCloud, Vertige Graphic, 1999
par Jean-François SAVANG
« Au cours d’un débat qui se déroula entre des immunologistes et des sémioticiens, et dans lequel les immunologistes soutenaient que des phénomènes de “communication” avaient lieu à un niveau cellulaire [...] l’enjeu était de savoir si certains phénomènes de “reconnaissance” de la part des lymphocytes du système immunitaire pouvaient être traités en termes de “signe”, de “signification” et d’“interprétation” [...]. » Umberto Eco, Kant et l’ornithorynque
Aux USA, le regard que porte Scott McCloud sur la bande dessinée est directement associé à la théorie sémiotique de Charles S. Peirce. Cette association sera saluée notamment dans les travaux d’Alan D. Manning — spécialiste de Peirce — qui soulignera le caractère triadique de L’Art invisible, mais aussi la similarité d’application entre l’organisation communicationnelle qu’opère la théorie du signe dans les analyses de McCloud et les théories cognitivistes de l’information. La communication, dans la sémiotique de Peirce, est au cœur du fonctionnement du signe. C’est une forme de communication universelle qui organise le sens et lui donne forme. « Par signe, dit Peirce, j’entends tout ce qui communique [conveys] une notion définie d’un objet de quelque façon que ce soit ». Et comme le fait remarquer Gérard Deledalle : « La sémiotique de Peirce est donc une sémiologie de la communication (1). » Le signe selon Peirce est toujours pris dans un acte de communication, ce qui fait de la communication le grand interprétant de toutes les relations sociales, que ce soit entre les êtres comme dans les structures. L’acte de communication englobe donc tout processus de signification.
La lecture sémiotique
Dans L’Art invisible, McCloud nous propose une théorie sémiotique non pas comme invention de la bande dessinée proprement dit, mais comme fonctionnement de sa compréhension et de sa lecture. Le titre américain Understanding comics est explicite. McCloud nous propose une théorie de la compréhension et de l’interprétation. L’activité même de l’analyse sémiologique est extérieure à l’activité propre d’une signifiance des œuvres ; il s’agit d’« aborder une pratique spécifique d’un point de vue sémiologique, étant entendu que notre approche — chercher des structures — n’a rien à voir avec la pratique elle-même : faire des B.D (2) ». La sémiologie impose une grille de lecture à des œuvres qui constituent déjà, en elles-mêmes, leur propre système théorique. Pour cette « sémiologie », le sens serait déjà là, informé des signes de son organisation ; il ne nous resterait plus qu’à les décoder pour en comprendre le fonctionnement. Pierre Fresnault Deruelle précise, en référence à la sémiologie du cinéma de Christian Metz, l’enjeu de la sémiologie comme lecture : « Le parcours du sémiologue est parallèle (idéalement) à celui du spectateur [...] ; c’est le parcours d’une “lecture”, non d’une “écriture” ; mais le sémiologue s’efforce d’expliquer ce parcours dans toutes ses parties alors que le spectateur le franchit d’un trait et dans l’implicite, voulant avant tout comprendre le film. Le sémiologue voudrait en outre pour sa part comprendre comment le film est compris (3). » Or, séparer écriture et lecture, faire précéder l’une par rapport à l’autre, relève d’un positionnement culturel tout à fait relatif. La prédominance de l’écriture comme antécédant radical de la pensée est fondatrice d’un ordre de la raison, d’une origine, d’une téléologie du sens. C’est sans doute là que se fait le choix de l’écriture contre l’oralité de la lecture. Dans le geste initial de l’Écriture baignerait la filiation métaphysique de toute situation du sujet dans l’écriture et le rabat dissocié d’une altérité du sujet dans l’ensemble des lectures potentielles. Lecture et écriture sont inséparables. C’est la séparation théorique de l’une par rapport à l’autre qui permet le dédoublement artificiel entre une « esthétique de la production » et une « esthétique de la réception », pour reprendre des formules plus aptes à décrire des phénomènes sociologiques qu’à étudier, partant de l’activité des œuvres, la formation d’une signifiance théorique issue de leur activité dans l’expérience humaine.
Il y a une mythologie du sens à laquelle nous convie McCloud qui est un pur fantasme théorique. Elle vise stratégiquement à fonder la bande dessinée comme un art dont la signifiance serait exclusivement graphique, renouant en ce sens avec l’invention d’une origine du langage qui confondrait les conditions d’engendrement des systèmes entre eux — entre parole et écriture notamment. Au chapitre VI de L’Art invisible, McCloud renforce cette perspective, en définissant le langage comme instrument de communication au service de l’image : l’important c’est « de nous faire Comprendre (4) » dit-il ; il s’agit pour lui de défendre l’hypothèse performative suivante : la bande dessinée consiste à communiquer en image sans que le message ne subisse de déperdition de sens dans le passage de l’émetteur au récepteur. Or, la focalisation sur le message tend à faire passer le langage pour une transparence de la communication et à faire apparaître la réalité dans l’essence même du langage. Dans cette logique, il y a un rapport faussement transparent entre les mots et les choses : l’opposition est révélatrice d’un télescopage des enjeux signifiants au profit du signifié, d’une fusion du signifié et du référent essentialisant le monde dans le langage. Bref, la chose représentée ou dessinée nous évoque la chose même et donne l’illusion qu’elle congédie le langage et toutes les questions afférentes à son activité signifiante. Reste simplement l’efficace de la compréhension et le lien mentaliste que chacun établit dans la communication : l’idée primant sur les moyens qui organisent le sens, c’est par la notion même de communication que tout peut alors devenir langage.
La sémiotique joue sur ce tableau d’un signe qui serait arbitrairement issu de la tradition écrite. L’imprégnation individuelle du langage fait par ailleurs que chacun a le sentiment qu’il produit son propre univers signifiant et donc son propre langage. « Nombre d’auteurs de bande dessinée ont métaphoriquement comparé leur procédé d’écriture à une sorte de langage ». Ainsi est-ce le cas de Jack Kirby quand il dit au pinacle de son art : « Tout le temps que j’ai écrit, je l’ai fait en image » ou encore, dans un sens différent de Kirby, le cas d’Osamu Tezuka quand il rabat la métaphore du langage sur l’image : « En réalité, je ne dessine pas. J’écris une histoire au moyen d’un seul type de symbole ». Dans un sens encore différent des deux autres, Chris Ware déclarait que « la bande dessinée n’était pas un genre, mais une extension du langage ». Neil Cohn cite encore Will Eisner qui « compare les signes et les symboles graphiques à un vocabulaire visuel » et enfin McCloud pour lequel « les propriétés gouvernant l’enchaînement des vignettes sont comparables à une grammaire (5) ». Il y a là une sorte de conditionnement social qui tend à situer l’art dans l’intelligence d’une théorie du langage qui ne lui appartient pas : parler « théorie du langage » ne signifie pas forcément qu’il faut s’en remettre à l’autorité scientifique de la linguistique. Or, les métaphores qui font référence au langage pour décrire l’invention en bande dessinée tendent principalement à appliquer la logique des catégories linguistiques à l’activité signifiante des images ; bloquant en cela une théorie spécifique de la signifiance autre que linguistique. L’idée que le système du langage puisse s’appliquer à la bande dessinée est souvent réduite à la logique d’une signifiance linguistique, là où se jouent aussi pourtant des manières de signifier qui échappent au linguistique. Le problème concerne la place qu’une société fait au langage et donc au sujet tant en théorie qu’en pratique. Penser le langage comme mode de communication empêche nécessairement de voir au-delà de l’instrumentalisme ce qui se passe entre les mots.
Diagramme du sens et « média froid »
Je partage ici la critique de Dylan Horrocks lorsqu’il dénonce le caractère « prescriptif » de la théorie de la bande dessinée de McCloud comme « medium visuel » : « Renforçant certaines valeurs et en supprimant d’autres, ça peut influencer la façon dont nous lisons et nous créons la bande dessinée, décourageant certaines perspectives expérimentales et, par là même, imposant des idiomes et des structures narratives particulières (6). » Là où McCloud voudrait mettre en évidence un fonctionnement, il ne fait qu’instituer un système de croyance : par la supériorité communicationnelle des images sur les mots, nous devrions nous ranger à l’idée que l’image porte, en elle-même, la faculté narrative. Certes, McCloud ne fait pas référence spécifiquement au récit ou à la narration comme des principes techniques propres à la bande dessinée. Car, avec McCloud, nous sommes à l’échelle d’un mythe linguistique de la bande dessinée, et non au niveau sémantique de l’organisation du langage en discours ou en récit. Sa réflexion se situe au niveau sémiotique d’une signifiance iconique des images, travaillant par là même à l’origine du sens de la bande dessinée, à une cosmologie de la pensée en dessin par l’image. Ce qui est recherché avec la sémiotique, c’est l’habillage scientifique de la bande dessinée ; un récit d’origine selon une théorie originaire du sens dans l’image. La description directement informationnelle et communicationnelle de l’image, la dynamique séquentielle de leur articulation, essentialisent la condition d’un sens narratif propre à l’organisation en images. L’image semble raconter par elle-même. Ainsi, le caractère épique de tout récit travaillerait au cœur de la signifiance de l’image, quand bien même le récit ne serait constitué que de mots. L’art « invisible » de la bande dessinée tiendrait à l’essentialisation de la narration dans l’image, réduisant de ce fait le langage à un supplétif de l’expression. D’où le continu diagrammatique donné entre image et langage par McCloud ; la prescription — voire la torsion — d’une théorie du langage faisant l’écriture première par rapport à l’oralité. « L’Art invisible est plein de métaphores géographiques (à la fois verbales et visuelles) : des globes, des territoires, des grilles semblables à des cartes, des espaces traversés, [...] Scott illustre son point de vue par la construction d’une série de diagrammes — ou de graphiques — grâce auxquels il peut “cartographier” les ressemblances et les différences en termes de relations spatiales (7). » C’est sur le mode spatialisant du sens que McCloud envisage la bande dessinée et l’interaction du langage et de l’image : « Si nous incorporons le langage et les autres icônes sous forme de graphique, on peut commencer à construire une carte d’ensemble de cet univers qu’on appelle la bande dessinée (8). » Or le langage n’est pas l’invisible de l’image, ni même l’invisible de l’organisation du sens ou de la manifestation du sujet.
La veste diagrammatique du narrateur-McCloud quadrille le discours et constitue de case en case le programme même d’une légitimation scientifique de la bande dessinée. Dans la fixité de la veste du narrateur s’expose la théorie faisant du schématique l’organisation minimale et didactique d’une objectivation en récit, l’aller-retour entre le personnage et les vignettes carrées. Le carré est celui de la temporalité du calendrier derrière McCloud, la situation d’énonciation coordonnant le temps et l’espace dans l’activité de la bande dessinée, la grille du temps, l’arrière-plan mathématique de la raison. C’est aussi la division de l’espace au sol en carreaux. Jusqu’à devenir le monde de la bande dessinée tel que le comprend McCloud, une représentation globale et englobante du sens, à l’image d’une langue universelle ne passant plus par l’articulation en langage. Le pictogramme implique la logique du diagramme jusque dans le mythe originel d’un langage essentiellement visuel.
C’est sur la base d’une théorie graphique du langage que McCloud suppose le continu diagrammatique avec l’image et donc le dessin. Nous l’avons évoqué ailleurs, le langage n’est pas d’abord ni seulement graphique. Le système premier du langage est oral comme le prouvent les langues dépourvues d’écriture ou d’un métalangage descriptif de son fonctionnement à l’image des grammaires. Parler précède l’écriture bien sûr. Il y a sans doute à se demander quelle force possède l’oralité première dans l’invention des signifiances graphiques ; qu’il s’agisse de l’écriture ou de son extension subjective dans le dessin. L’oralité remet le corps dans le langage, à l’image de l’insulte qui, dans le langage, cherche à salir l’autre des oripeaux du corps. Nous savons, concernant la langue, qu’elle ne précède pas l’organisation du sens en discours ; c’est même le contraire : chacun invente sa langue en parlant. Les catégories de la langue sont à la disposition des locuteurs pour être inventées, c’est-à-dire pour prendre la valeur particulière d’un sujet, pour constituer un universel singulier. La bande dessinée porte dans son fonctionnement la situation critique de toute réduction de sa spécificité à quelque chose comme une langue. L’imagination d’un continu entre écriture et expression graphique, le pont diagrammatique qui fait du langage une logique avant l’expression d’un vivre, tiennent compte essentiellement d’une théorie du langage comme environnement et non comme problème.
On ne saurait isoler la démarche théorique de McCloud des enjeux sociaux qui l’animent. Sa référence à McLuhan, par exemple, atteste d’une conception communicationnelle de la bande dessinée interprétée à l’égal de la télévision comme « média froid » : « c’est-à-dire des médias qui accrochent le public grâce à des formes iconiques (9). » La bande dessinée viendrait donc, en tant que média, nourrir l’ogre esthétique de la société communicationnelle. C’est dans ce même réseau théorique que la bande dessinée s’inscrit dans une démarche cognitiviste ; elle émet des messages pour nous faire connaître le monde — son monde. La bande dessinée serait alors un objet de connaissance dont on peut déconstruire les processus pour en extraire l’essence du fonctionnement. Le cognitivisme de McCloud est tout aussi prégnant que sa sémiotique. La position de J. Maggio à ce sujet relie clairement Peirce et McCloud autour de l’idée d’une « démocratie cognitive » : « L’iconographie de la bande dessinée et du dessin animé soutient une sorte d’individualisme à la fois pluraliste et démocratique. Si comme certains le suggèrent, nous intégrons le monde à notre cerveau au moyen d’images cognitives — comme l’affirment les travaux de C. S. Peirce, Scott McCloud et d’autres — la bande dessinée est un art qui permet l’auto-création individuelle dont dépend la démocratie. Pour comprendre cette “démocratie cognitive”, on doit comprendre le langage des dessins animés et/ou des bandes dessinées (10). » Les pratiques du dessin et de la bande dessinée sont en effet des pratiques déterminées politiquement et idéologiquement. L’Art invisible, à cet égard, n’est pas seulement explicatif des processus qui animent la lecture de bande dessinée. Il est également prescriptif d’une théorie du sens et d’une conception politique du monde et, pourrions-nous même avancer, d’une conception de la bande dessinée désamorcée de sa capacité critique de la vie sociale, tant sa méthode s’emboîte dans une conception politique donnée comme vraie et subordonnée au réalisme. Par sa démarche méthodologique, McCloud nous impose une conception du monde ahistorique et individualiste.
S’étant lui-même aliéné dans la confusion de la carte et du territoire, McCloud tient pour généraux des principes idéologiques qui ressortissent finalement à une esthétique libérale propre aux sociétés technologiques et plus précisément même au soft power d’un culturalisme américain : « Si L’Art invisible est son manifeste, dit Dylan Horrocks, il est aussi une représentation de notre patrie et de sa place dans le monde — essayant de prétendre à un territoire dans l’espace des controverses de l’histoire, de la théorie, de la critique d’art, de la communication, etc. (11) » L’universalisation diagrammatique alimente chez McCloud un discours donné comme vrai, l’idéal théorique qui conviendrait à la bande dessinée à l’intérieur de ses frontières. C’est l’image de la vulgarisation scientifique : McCloud applique sa théorie de l’amplification par simplification. L’essentialisation n’est pas loin. Il ressort de cet état des lieux que se jouent, dans l’analyse signifiante de la bande dessinée, les questions de théorie du langage, les forces antagonistes, entre les formalismes linguistiques appliqués à l’organisation du sens et une métaphysique d’inspiration logicienne, bref, un occidentalisme dogmatique et naturalisé dans la prise de pouvoir sur la théorie du langage.
Scott McCloud, en faisant de la pensée du signe le parangon de la compréhension en bande dessinée, proroge un occidentalisme de la pensée. Le signe peircien s’y entend à la fois comme mode de relation interne à la construction du sens en image et comme idéologie ; au titre du libéralisme occidental et d’une certaine implication des technologies de l’image qu’on retrouve dans l’invention des bandes dessinées. La dimension sémiotique de L’Art invisible tient au caractère généralisable de sa théorie à toute autre chose que la bande dessinée comme poétique ou comme art. McCloud met en jeu une conception pragmatique de la bande dessinée où importent moins les enjeux du sujet que ceux d’une communication réussie des messages portés par la bande dessinée. En témoigne la collaboration de McCloud avec Google en 2008, The Google chrome comic, qui met la bande dessinée au service de la communication technique, lui faisant jouer, à plein, le rôle signalétique d’une sémiotique visuelle au même titre, par exemple, que les consignes de sécurité de l’Airbus A320 données sous forme de dessins. Ce cas d’une sémiotique visuelle élémentaire dont l’objectif est d’abolir la complexité du langage à travers l’universalisme de la communication iconique est révélateur d’une conception de la bande dessinée essentiellement spatialiste et informative, transcendant, par l’image, toute les formes particulières du langage dues à la diversité des langues. Le mythe d’un langage iconique, pouvant être interprété universellement, quelle que soit sa langue d’appartenance, laisse imaginer que la perception visuelle pourrait se passer du langage. Cependant la question est difficile. Car nous sommes tout le temps dans la métaphore : le principe même de la parole n’est pas d’utiliser des mots ; il consiste à signifier au-delà des catégories linguistiques.
Le dessin comme forme-sens de la pensée
Autre effet de la réduction communicationnelle, la bande dessinée est souvent abordée en même temps que l’image publicitaire, sous la bannière théorique de la sémiotique de l’image — ou sémiotique visuelle. S’attachant à l’illusion que le voir serait plus immédiat que le dire, la sémiotique dissout la spécificité de la bande dessinée en l’assimilant au message publicitaire. Or, si l’efficace de la publicité réside dans la stratégie communicationnelle, les enjeux qui organisent la communication dans la bande dessinée sont d’une nature tout à fait différente ; ils supposent un rapport au lecteur, une éthique et une altérité également différentes. Certes la bande dessinée peut servir aussi à communiquer, à décrire et à schématiser des situations ou des actions, bref à synthétiser l’information pour faire du regard et du percept le siège de l’invention du sens, son mode de stimulation ; jusqu’au pictogramme du petit bonhomme vert qui symbolise dans sa course le sens de l’évacuation. Cependant, la bande dessinée porte avec elle bien plus une force didactique qu’une infantilisation de la pensée. Il serait erroné de considérer la bande dessinée comme une dégradation de la mimèsis au niveau schématique et d’en faire une signalétique de la réalité. La réduction du signe au signal serait l’activateur de ce nouvel univers de stimulations réticulaires :
« [...] “La seconde révolution industrielle a modifié de manière drastique le concept de signe : l’âge de la foi était régi par le symbole, l’âge de la raison par le signe, le nôtre est celui de la transmission et de la communication, donc du signal”. La signalétique moderne est donc contemporaine du taylorisme, du télégraphe et des chemins de fer ; elle est la sécrétion d’une société où la rapidité de la production et de la communication deviennent des objectifs de premier plan, réduisant l’homme au rôle d’outil, ou d’engrenage, qui doit fonctionner le plus rapidement possible (12). »
Il y a une justification performative à imaginer l’efficace de la bande dessinée dans la communication. Pour étayer la perspective d’un plan communicationnel décisif dans la théorie du langage de McCloud, il suffit de faire référence aux théoriciens mêmes de la communication. L’utilisation élogieuse de l’ouvrage de McCloud par Alan D. Manning — par ailleurs spécialiste de la sémiotique de Peirce — est particulièrement éclairante. Certains pourraient penser que nous pourrions faire l’économie d’une telle critique et passer notre chemin vers d’autres problématiques. Il nous paraît nécessaire, au contraire, de mettre en évidence combien les théories de la communication entravent les théories du langage. Cet utilitarisme de surface va de pair avec une conception essentialiste de la réalité. En outre, cette réduction n’est pas simplement technique mais constitue aussi un choix idéologique et politique ; une telle réduction de l’activité du langage au schéma de la communication, focalisant l’attention théorique sur le message, empêche l’invention d’une conception du langage qui ne soit pas déterminée strictement par les catégories de la langue. Elle empêche l’émergence de toute théorie basée sur l’activité signifiante du langage par rapport à la réalité. Comme Manning le met en évidence, « La théorie de la communication visuelle présentée dans L’Art invisible rivalise sans doute avec les meilleures sémiotiques contemporaines (13) ». À travers la théorie de la bande dessinée de McCloud, Manning reconnaît la logique de la sémiotique, les dispositions théoriques qui lui ressemblent et font sa validité. Les caractères spécifiques que McCloud aurait voulu faire passer pour ceux de la bande dessinée ne seraient-ils, au bout du compte, qu’une réinterprétation des théories de la communication ? En référence à la lecture qu’en fait Manning, les indices abondent dans ce sens : « Je voudrais, dit-il, relier certains aspects d’une sémiotique de la bande dessinée chez McCloud à notre activité en tant que producteurs d’information, et au choix quotidien d’utiliser la photographie ou d’utiliser des croquis pour transmettre une idée. [...] McCloud conçoit une théorie générale de l’“icône” (le fait que des formes visuelles ressemblent sous certains aspects à des objets réels). Tout producteur d’information peut faire un bon usage de cette théorie (14). » La bande dessinée ne serait-elle finalement qu’un mode parmi d’autre de transmission et d’émission de messages verbaux ? Une rhétorique de l’image ou encore une esthétique de la narration ?
La bande dessinée n’est pas simplement réductrice de la réalité par l’aliénation du sujet, une mise à plat de la vie réelle et de la complexité du sens dans l’expression individuelle. La caricature fait ressortir autre chose de la réalité, la force d’une subjectivation discursive, une activité signifiante propre à la bande dessinée pouvant elle-même transformer le réel et fracturer ainsi la distribution hiérarchique d’un ordre du sens. Selon Manning, la schématisation de la pensée par l’image permet de communiquer cette pensée d’une manière qui marque l’esprit tout aussi performativement que la photographie : « Dans les termes de McCloud, le dessin amplifie les idées nouvelles en les simplifiant ; le dessin comme le schéma incarnent alors les concepts généraux d’une manière que le réalisme photographique d’une chose réelle ne peut rendre (15). » La bande dessinée serait ainsi non seulement transformatrice des manières de voir et d’organiser le regard mais, transformant le regard par l’amplification ou la déformation, elle travaillerait aussi le sens dans la perception du monde ; et donc indirectement les manières d’organiser le monde dans le langage : « Dans le schéma Peirce/McCloud, le dessin est plus proche du langage et de la pensée symbolique que l’image de la réalité photographique. En effet, dans cette théorie, les pensées et les idées existent principalement comme de vagues formes dessinées (16). » Ainsi l’idée que la bande dessinée pourrait investir plus concrètement la réalité que la photographie constitue un retournement critique ; elle suppose une conception du sujet dissociée du langage. L’organisation du visible préside ici au sens comme si la bande dessinée permettait d‘accéder directement au fonctionnement symbolique de la pensée. La signifiance iconique immanente à la structure sémiotique de la réalité ne nécessiterait plus la médiation du langage. La communication tient là sa ritournelle à l’instar d’une conception de la musique affranchissant le langage des barrières de la compréhension : un langage qui aurait pour seul vecteur le corps sans la pensée. C’est au nom même de ce phatisme communicationnel que l’image communique, sans besoin apparemment d’avoir recours au langage, comme si le monde était en apparition constante devant les sens en dehors du langage. Pourtant, c’est à condition d’avoir la puissance du monde dans le langage qu’il y a un monde possible qui n’est pas le langage. Considérer le monde réel comme étant étranger au langage nous plonge derechef dans l’aporie de « l’idiotie » du réel : comment peut-on dire que telle chose est étrangère au langage, si nous n’avons pas le langage pour la reconnaître et lui conférer un statut dans l’univers extra-linguistique ? S’il y a un bruit de l’univers, il y a aussi un discours de fond du réel qui fait corps à l’ensemble des manifestations du sujet.
Notes