QUELQUE CHOSE…,
à propos des Naufragés du temps (vol. 1 et 2) de Jean-Claude Forest et Paul Gillon, Hachette, 1974-1975
par Jérôme LEGLATIN
Voyez la plainte de Mara nue, malade, à l’agonie. Le sein droit bandé, l’autre dénudé, les lèvres enflées par la fièvre Sorgue, découvertes les incisives (« il ne faut pas redouter ces dents d’aspect si redoutable »), désirable. D’une main, Mara enserre la peau morte qui la recouvre et la réchauffe, et puis récite : « j’ai mal ! il y a une chose affreuse en moi… une taupe court dans mes veines… je suis pleine de son urine et je pourris ! » Nous connaissons cette litanie par cœur, par chaque organe pulsant l’intérieur de notre corps, par chaque carré de la peau vieillissante qui l’enclot et empêche qu’il se répande. Tous, nous l’avons déjà récitée, parfois en silence, parfois sans nous en rendre compte, déplacée sous les mots, sous un geste.
Entendez Mara découverte, bandante et pourrissante. Déploration pathétique d’une Vénus à la fourrure, contractuellement liée aux Furies antiques, revenue d’entre les morts, Amazone avertie de l’Art Médical, promise au Crash mécanique, le sein d’amour prêt à choir. « Du DTT dans la chatte avariée », dixit Maruo (1)… Et pourtant, et précisément, le désir est là. Je désire et je pourris en regardant Mara. « Je crève de froid et je crève de chaud », et je récite à mon tour. Quelque chose d’ardent et de triste, de toujours déjà dit. En l’honneur du corps pourrissant de Mara, qui excite mon corps qui s’abîme, échauffe l’esprit qui en dépend, agite l’œil qui s’encastre en ce sein et s’y abolit, s’y transforme.
Ce que nous dissimule la figure de Mara, via la plastique organique interrompue, via la suspension, via la posture exemplaire qu’édifie Gillon — et que la modernité puis sa progéniture ne peuvent plus croire (même s’il leur prend encore de faire semblant) —, c’est un mouvement. Ce que masque Gillon par son geste, ou plutôt son contre-geste (puisqu’on ne fera pas l’erreur de juger celui-ci involontaire), c’est « la taupe » qui creuse le corps de Mara, et le débride, et le rend matière première, poussière et potentiel, c’est « la taupe » qui ronge et attise le désir en travaillant à l’extinction des pulsions, c’est « la taupe » qui se meut sans cesse, et fait se mouvoir tout avec elle, pour qu’enfin plus rien de ça ne bouge.
Le (dessin du) corps leurre-t-il l’œil ? Y a-t-il mensonge optique et forme traître, matière à condamner ? Il sera tentant — pour contrôler la bête que composent les Naufragés, pour y comprendre quelque chose — de s’empresser de trouver une réponse toute faite à ces questions. Réfuter, par exemple, le travail de Gillon, vilain classique, triste académique, et célébrer en Forest le révélateur opportun des vérités inquiétantes, le mineur de conventions. Épouser une logique binaire, opposer mimesis mensongère et verbe épiphanique, Gillon l’aveugle, Forest le visionnaire. Mais ce serait interrompre le cours des choses qui se meuvent, nier leurs relations, leurs rapports, leurs trajets distincts et croisés, leurs productions. Et l’on n’entendrait plus rien alors de « la taupe » qui creuse ses galeries, plus rien de la vie qu’elle entame et des certitudes qu’elle ébranle.
Le refoulement à l’œuvre dans l’image, et l’expression écrite conjointe qui en révèle l’existence, ne signifient en rien que texte et dessin, dans les Naufragés, doivent s’apprécier comme instances inconciliables ou contradictoires. L’énoncé pathétique est le symptôme du refoulement graphique ; l’un à l’autre intrinsèquement liés, nécessaires. Ce qui n’est pas montrable ne peut s’empêcher d’être dit, voire d’être crié (quand d’autres symptômes travaillent à l’inverse ou sous de tout autres rapports). En cette tension — que le couple d’auteurs institue et prend soin de ne pas résoudre, pour découvrir, loin de toute synthèse réparatrice, ce que ça produit —, il importe que la langue, chargée de divulguer, de faire entendre l’invisible, évite le piège d’un redoublement du refoulement, refuse la mélasse sentimentale qui réduit le pathos en boursouflures et vacuité, s’entrelace au chœur tragique sans le contrefaire. Il lui faut déborder sans saborder, conjurer la confidence qui, sous couvert d’aveu, ne sert qu’à taire, refuser le bon office politique d’une langue stérilisatrice, et s’y tenir dans la peine et le déchirement. Forest s’y tient, au plus près d’une « mémoire des morts » attisée par le « réveil furieux des macchabées ».
Je relis les premières phrases des Naufragés, dont j’extrais : « Plus que la mort, [l’humanité] craint la dégénérescence ». Cette « dégénérescence » est l’événement irréductible qui conçoit l’autre que le sujet est à lui-même — quand la mort, elle, certifie l’identité stable, assure l’homologie. Autrement dit, à toute société le squelette est plus sympathique que la charogne et fait meilleure figure. Cette altération perpétuelle — qu’éclaire autant qu’il s’y nourrit le dipôle, jamais concilié, Forest-
Gillon — prévient toute finitude. La vie d’un homme, ainsi agie, via la béance de la pourriture, suit un processus d’incertitude. Elle met, remet en jeu, constamment, un autre soi-même déjà dépassé et un autre soi-même encore imminent, entre lesquels émerge, labile, éphémère, un sujet, production continue de ces deux pôles, intervalle, avec tout ce qui s’y trame, et qui l’engendre, autant qu’il y résiste. Et parfois ce sujet ira jusqu’à déclarer préférer la mort, l’évidence du squelette (« Je veux bien tout quitter, mais je ne veux pas pourrir » dit Mara), à l’insupportable inconnue.
Baudelaire écrivait dans « Une Charogne » (dont les Naufragés sont une lecture empreinte de méditation stupéfaite, un regard vissé sur le regard du poème) : « On eût dit que le corps, empli d’un souffle vague, / Vivait en se multipliant. » Au fond du ventre, les humeurs suintantes, les viscères mélancoliques informes, tels que non-figurés par Gillon et manifestés par Forest, témoignent, via leur présence invisible et flagrante, de l’entité fouisseuse, de cette hémorragie perpétuelle qui interroge, au plus proche et du plus loin, les corps surdéterminés, soumis aux lois de la production, souffrant la cadence. L’écoulement rappelle aussi l’existence d’un temps non-médiatisé par l’horloge qui discrétise.
Thanator, autre cadran, « fleuve sans fond satellisé en forme d’auréole et sur lequel naviguent de grands catafalques », est l’amorphe aquatique conformé en cercle des morts. Il suffit de patienter un an, à se tenir immobile contre le courant, pour baigner de nouveau dans la même eau. Le pourrissement, lui, en sa coulée, n’offre aucun retour — sinon, peut-être, quelque chose de l’éternel retour nietzschéen qui hante et taraude, parmi tant d’autres fulgurances littéraires surgies du XIXème, spectres actifs, charognes infinies, le futur mélancolique et rageur des Naufragés. L’« anneau liquide que Thanator dessine » est un monument, un gigantesque trompe-l’œil au mouvement contrefait, une horloge figée battant le pouls des hommes et dieux défunts. Figure géométrique hyperstable, cellule et sépulture, elle piège jusqu’aux vivants chargés de convoyer les trépassés : « aucun n’a connu le chemin du retour » vers la chair, et ils se prénomment tous « Caron » — graphie spécifique qui, par l’absence du « h » comme homme, convoque aussi bien le batelier des Enfers qu’elle suggère la nostalgie de la viande (2).
Un tore organise « les eaux du fleuve des morts », un cube entretient « l’état de vie suspendue […] à l’abri du temps », un ovoïde « préserve du vieillissement », un cylindre sert de « réserve à mille monstres semblables », une sphère diffuse « un film […] qui passe et repasse indéfiniment ». Les figures géométriques s’opposent à tout mouvement effectif, prodiguent une stase exempte de souffrance, procurent l’oubli des humeurs et « l’inconscience des nouveau-nés ». Jusqu’au cristal, dont sont faits sphère, ovoïde et cube, et qui, par sa structure, régulière et périodique, assure la répétition d’une forme constante à toute échelle, garantit la permanence. Science de l’espace et de ses configurations, science de mesure et d’accaparation, science du confinement et du contrôle, la géométrie des Naufragés enferme, protège, sécurise, objecte au pourrissement.
Je reviens à la toute première image, inaugurale. Christopher, enclos dans son ovoïde de cristal, surplombé d’une structure de métal tubulaire, baigne dans l’espace confiné, endormi depuis mille ans, inerte. Je retourne le dessin. Christopher a changé. Il apparaît maintenant, à l’endroit, les pieds ancrés sur le métal, en position d’éveil, dépli patient d’un corps nu à la conscience encore fragile. J’y regarde de plus près. Christopher fournit un effort surhumain, héros arc-bouté, usant de ses appuis de chair et d’os afin de repousser et vaincre une force contraire. L’espace configuré conjoint les trois instants du temps. Tout est fait, déjà joué, au sein de l’ovoïde. Christopher agissant se réveillant triomphant assoupi de toute éternité dans sa cellule de cohérence. L’ovoïde de cristal est ce creuset où mémoire, perception et anticipation fusionnent en un même solide, polyvoque trompeur puisque réifié, sans devenir. Interrompre la lecture à cet endroit, c’est prévenir le pourrissement de Christopher, le conserver en l’état, y escompter un talisman pour ses propres yeux, se bercer d’immuabilité. Mais nous ne dérivons pas sur le fleuve bouclé, et nous ne sommes pas encore morts. Aucun objet qui nous contienne, aucune forme qui nous comprenne, quand nous émergeons hors cette image pour devenir, du temps des trois mouvements défaits, sujets de corruption. Apprendre, toute une vie, à désirer l’écoulement, à ne pas craindre le naufrage ; Christopher hésita mille ans.
Au réveil (puisque l’ovoïde, son nom l’indique, est aussi potentiel de génération, autant qu’on s’y dérobe), une image d’un autre type s’impose, une figure, un portrait, celui d’une femme, Valérie : « Son visage est le dernier visage de femme qu’il m’a été donné de voir au XXe siècle ». Image psychique, mémorielle, interne au personnage, invisible à tout autre (3). L’image obsède Christopher. Et puisqu’elle ne s’expose pas — rien dans l’Univers qui la redouble — Christopher ne peut que la dire, la ressasser, et déplorer l’absence de l’être qu’elle atteste. Une autre femme pourrait pallier la carence, la combler de son propre corps, un autre visage, celui de Mara. Or celle-ci n’est liée à aucune image interne, aucune mémoire, simple actualité perceptive (4). Et le désir de Christopher obéit à de tout autres agencements (s’unissant à Quinine, il lui déclare sa flamme en ces termes : « Quinine… les yeux de Valérie… les lèvres et les seins de Mara… tu es l’une et l’autre et tu es une prostituée »). Mais le souvenir de Valérie est aussi la configuration figée, forme fixe, que Christopher conserve de toute éternité, « le dernier visage », image qu’il ne peut se résoudre à abandonner, c’est-à-dire à inclure en une série ouverte et composite, à perdre pour qu’elle diffuse. L’histoire des Naufragés, un de ses mouvements principaux en tout cas, consiste en l’invention d’un modèle originel à cette image. Un travail d’incarnation, aussi patient qu’enfiévré ; une double délivrance, du corps et de l’image.
C’est ainsi que le visage de Valérie apparaît, révélé par le faisceau d’une lampe électrique, hors le crâne, hors la mémoire de Christopher, prenant corps devant ses yeux. Le visage est à l’équilibre, instable : aussi bien créé par la lumière, se projetant, que né des ténèbres, émergeant. L’entre-deux se redouble d’un autre couple intensif : une impression de mouvement, favorisée par la narration, est simultanément abolie par une expression, un sourire, étrangement figé. Et le regard que renvoie ce visage prolonge, accroît le même état d’incertitude ; chaque œil est orienté dans une direction différente, l’un vers le lecteur, l’autre vers un point hypothétique (le visage de Mara, lorsqu’elle dit « la taupe » qui court dans ses veines, présente lui aussi un léger strabisme, ce même regard d’indécision qui trouble rétroactivement le regard qui s’y confronte). L’homme qui accompagne Christopher, d’ailleurs, n’y voit goutte, ne reconnaît rien en cette chose. Comme si le visage de Valérie n’était pas encore accessible à tous les regards, comme si ce visage, bien qu’ayant franchi un degré supérieur d’incarnation, souvenir matérialisé, n’avait pas encore accédé à une présence pleine et entière. On apprend que cette apparition — que Christopher et lecteur confondus auront crue « réelle et bien vivante » — est une illusion, un moulage de métal (5) réalisé par une race extra- terrestre, les Trasses. Le mystère plane sur l’origine de l’artefact, sur les raisons de sa création. L’obsession de Christopher, associant la fascination pour l’image à la convoitise du modèle, s’alimente de la découverte du bas-relief, de ce visage miraculeux, de cet improbable intermédiaire.
« Il s’ensuit un phénomène singulier, lequel en engendre un autre qui lui-même… » L’image de Valérie, virale, produit ses répliques, se duplique à l’identique sur le poitrail des robots inanimés de l’armée trasse. Mille visages de Valérie, tel un passage en force, à la limite du vivant, zigzagant d’engins humanoïdes en corps déboulonnés, cherchant prise. Et quand il est écrit : « Tous les robots des Trasses portent en emblème ce visage », il faut lire — de par les résultats féconds du jeu d’homophonie trasse-trace (j’y reviendrai) — toutes les machines de traces, toutes les machines qui tracent, toutes les traces machinées, tracent et machinent ce visage. Obsession toute-puissante, quand tout point scruté coordonne l’être qui manque, quand toute image vérifie à la fois la présence et l’écart de ce qu’elle figure, quand la mémoire se crispe et se resserre jusqu’à tout investir d’un seul et même renvoi, d’une seule et même note, duplice. À l’instar de « la taupe » invisible qui évide tout corps, Valérie est partout et nulle part, ici exactement, bien qu’en nul endroit. Le lexique lui-même vient affermir la « douloureuse contradiction », empêcher sa résorption. Le visage, sérié à l’infini, est dit « emblème » ; substantif riche d’une ambigüité ici capitale, puisqu’il désigne aussi bien une figure symbolique substituée à un être réel qu’un être concret valant pour une chose abstraite. En cette dialectique non résolue, intensive, de l’image et de son prototype, de cette image qui hante et tend vers l’incarnation, de ce prototype qui détermine autant qu’il reste à inventer, l’ambivalence figurative est portée à son comble. Mais l’image, en deçà, se fait aussi nuée de traces, nuage de probabilités ; un excès que la raison, continuant à opérer dans la désignation d’un objet qui soutienne l’obsession, tente de contenir et de formaliser. L’image de Valérie, et ses qualités contradictoires, sapent l’instauration d’un signe rigoureux et constant, d’une communication (les Trasses ayant a contrario, nous le verrons, reconnu en Valérie « un signe, un signe favorable » à propager, « une nouvelle divinité » soutenant leur entreprise de conquête universelle). L’image de Valérie, via la prolifération, quête l’entropie, cherche la purulence, tend vers un degré critique d’in-formation analogue à celui d’un corps vérolé par le temps. L’image de Valérie bat un tempo que son modèle, « à l’abri du temps et de la mort », ignore encore.
Confinée à l’intérieur d’une large « boule de cristal », vecteur traditionnel des visions spirites, des apparitions spectrales, immatérielles, atemporelles, Valérie est enfin retrouvée. « C’est elle ! Cette fois, en douterez-vous ? » assène Christopher devant le corps assoupi. Nouvelle méprise et nécessité du doute, puisque nouveau régime de représentation (6). Ce que Christopher et ses compagnons découvrent est un film en trois dimensions. Du visage au corps en son entier, du bas-relief à la tridimensionnalité, d’une figure inerte à sa réplique animée, l’image de Valérie, depuis le souvenir ténu qui l’introduisit au récit, connaît une manière d’expansion. Celle-ci ne reflète en rien l’idée d’un quelconque progrès figuratif, qui attribuerait un potentiel intensif supérieur (ou pire notion, un « effet de réel » accru) à un régime d’images donné. Bien plutôt, renvoyant aux horizons interne et externe qui bornent son champ d’apparition, le développement de la figure relate à la fois l’invention graduée de son modèle et le déploiement de certaines puissances autonomes de l’image. Ce que cette expansion saisit aussi, et peut-être avant tout, c’est un mouvement du regard. Car, si elles tressent en l’occurrence un rapport dynamique de pollinisation croisée avec un élément de réel en devenir, ces puissances de l’image résidaient, dès l’origine, non seulement dans le souvenir ténu, dans l’image invisible, mais en deçà, là où « dans l’ombre, une ombre veille encore », et il ne tenait qu’à l’œil d’apprendre à les distinguer.
— je me surprends à insister sur ce passage des Naufragés, peut-être plus que de raison (mais les agissements de « la taupe » ne sont pas sans provoquer la raison, sa fuite, goutte-à-goutte ou cataracte). Les deux premiers volumes des Naufragés se dévoilent, au fil des relectures, comme une galerie spéculaire, monstrueuse, labyrinthique, de renvois infinis (que le troisième volume de la série actualisera en une frénésie de cadres, reflets, miroirs, masques et écrans). Je décide alors de débarrasser le texte de tous les renvois de page, qui exprimaient une organisation erronée, bien trop rigide, rapportée à ce que je lis. Chaque extrait des Naufragés renvoie de fait à n’importe quel autre point de l’œuvre. On ne peut s’y perdre, on ne peut que s’y perdre. Certaines citations sont déplacées, d’autres ajoutées, afin d’accroître les emplois hors-contexte, sinon hors-sujet d’origine. Je reprends l’ensemble du texte, afin qu’il résonne plus justement avec l’œuvre et son économie. Non par souci de conformité, mais pour laisser à l’écriture les possibilités d’être travaillée par ce qu’elle travaille. Puis je reprends —
L’image du corps de Valérie, enfermée dans son ovoïde de cristal, est projetée à l’intérieur d’une sphère, le motif circulaire est repris par les casques que portent Christopher, Mara et Otomoro, le film qu’ils regardent « passe et repasse indéfiniment » en boucle. Valérie, prototype a posteriori, n’en finit pas, depuis le non-lieu de son absence, d’être la proie des configurations toujours plus sophistiquées qui contrarient aussi son image. Les cellules s’entrecroisent ; déchaînement discret, tactique, des cercles sur la page : la géométrie carcérale désamorce les tensions de l’image et garantit la claustration du modèle. En l’état, tout pourrait rester ainsi, image pacifiée et corps épargné, de toute éternité, autorisant l’« adoration hideuse » du signe. Et sans doute l’obsession de Christopher y trouverait-elle un espace-temps propice à son non-achèvement (Valérie rétablie, son amant souffrira d’une « étrange lassitude »). Cependant l’image entretient les germes de la dissension.
La boucle animée déroule un récit apocalyptique, raconte une fin des temps. L’image est prédatrice, outil de pouvoir filant le paradoxe de propagande : l’animation commande et célèbre l’abolition de tout mouvement (7). Le film révèle que c’est au côté de la dépouille de leur roi, « dans un même sanctuaire », sur Thanator, fleuve des morts, que les Trasses préservent « le signe ». L’ovoïde de cristal enrobe le corps dans la gangue d’univoque, enraye la corruption ; l’ovoïde fait le signe débarrassé de toute tension, impérissable, il accomplit la clôture et réalise les conditions de la servitude. Là-bas, tout à la fin du monde, devant la tombe du « chronarque » défunt, colossale figure de bois mort surplombant les marais de Saralam (« eaux mortes » du « fleuve des morts », comble de la désolation), Christopher retrouve Valérie-ovoïde « adorée par un million de rats ». Vapeurs narcotiques et silence de plomb, les Trasses s’entassent, transis d’extase, suspendus dans l’instant idolâtre. Ils ont succombé à la médiation absolue, au spectacle terminal. Devant leurs yeux éteints, image et chair se confondent, pétrifiées.
Mais l’image projetée — et c’est là un paradoxe d’une tout autre espèce, qu’ignorent ses commanditaires — figure aussi ce qui excède et se dérobe à la figure. Relation symbolique, puisque le figural vers lequel tendent les Naufragés, ils ne sauraient l’embrasser — le figural tourmente l’œuvre comme la « dégénérescence » ses personnages, sources distinctes d’une même affliction, d’un même attrait et d’une même répulsion. « Voyez ces taches roses et bleues » qui minent le bréviaire Trasse et culbutent l’ovoïde. L’image porte en elle les principes de sa propre fin, ceux- là mêmes qui pourvoient à son apparition et à ses mutations. Et il n’en va pas autrement des jungles du Continent Fauve dégorgeant d’une « sève bouillonnante et vénéneuse ». Il n’en va pas autrement du nid de guano branlant où s’ébat la pute-bête Quinine. Il n’en va pas autrement de la machine de guerre Trasse qui « se disloque et se reconstitue aussitôt différemment ». Il n’en va pas autrement du corps de l’homme qui fermente. Il n’en va pas autrement du corps de Mara qui se creuse. Il n’en va pas autrement du corps du nouveau-né, fécondé par le microbiote fécal maternel. Il n’en va pas autrement du corps de la charogne, procréant « de noirs bataillons / De larves, qui coulaient comme un épais liquide. » Sinon quoi ? Quelque chose comme révérer la Méduse des eaux mortes, et décider de s’oublier pour de bon dans la pierre.
(à suivre dans Pré Carré 6)
Notes