Le récitatif contre le récit,
par Jean-François Savang
« Les poèmes, même si selon les temps et les langues leurs moyens sont autres, ont toujours une même tâche, faire que leur récit soit un récitatif, que leur récitatif fasse son propre récit, comme ne le fait aucun autre. En ce sens la poésie ne raconte pas d’histoire. Elle est d’un autre ordre que celui de la fiction. Elle n’invente pas un autre monde. Elle transforme le rapport qu’on a avec celui-ci. » Henri Meschonnic, La Rime et la Vie
Récit de la littérature en bande dessinée Je prendrai comme point de départ la question de Thierry Groensteen à la fin de son ouvrage Bande dessinée et narration: faut-il « renier la narration? » (p.195) Posant l’enjeu d’une désolidarisation de la bande dessinée et de la narration, Groensteen injecte dans l’habitus bédéiste, une relativisation en profondeur: la bande dessinée ne serait-elle pas forcément solidaire de l’activité d’un récit ou d’une conception narrative du monde?
La position de Groensteen à l’égard du récit est peu ambiguë, bien qu’il privilégie une pluralité d’expressions plus ou moins centrées sur la mise en valeur du récit: «il existe aussi certaines bandes dessinées expérimentales qui ne sont pas narratives, ou ne le sont qu’à un degré très faible. [...] Toutefois, ces formes restent marginales et peu fréquentes. La bande dessinée dominante est de type narratif, et on peut lui appliquer la remarque que formulait Roger Odin à propos du cinéma, que c’est ce statut même qui assure son “ancrage dans l’espace social”» (Ibid., p. 88). Bref, le récit constitue le processus agrégeant d’une société à ses représentations normatives. Chacun se retrouve dans le récit. Le succès de la bande dessinée tiendrait à son assujettissement au récit. On tète du récit, comme de la normativité historique, parce que le récit nous berce dans l’illusion de l’origine et de la transmission. Personne n’est seul dans le récit: quelqu’un raconte. Il y a un vide intérieur du langage que vient combler le récit, parce qu’il est toujours d’un autre sujet, d’un autre temps.
Groensteen parle de « dispositif infranarratif » (Ibid., p. 88) pour qualifier les bandes dessinées plus orientées vers l’abstraction — sur le modèle de l’art contemporain — que vers l’utilisation du récit. Il parle aussi de «bande dessinée d’auteur» et tient compte évidemment que, parmi eux, certains cherchent à s’émanciper du récit faute d’en faire la théorie critique. Cependant pour le théoricien, cette frange de la bande dessinée ne contredit pas le fait que la bande dessinée reste « une espèce narrative [au sein du “genre narratif”] à dominante visuelle » (Ibid., p. 89). Car la bande dessinée n’est plus elle-même lorsqu’elle s’éloigne des principes narratifs qui font sa reconnaissance sociale. Prenant à témoin Chris Ware ou Joann Sfar, Groensteen précise que « nombre d’auteurs de bande dessinée parmi les plus passionnants du moment seraient farouchement en désaccord avec l’injonction faite à la bande dessinée d’entrer dans l’ère de la post-narration. Car, pour la bande dessinée, se libérer du récit et se libérer de soi-même seraient une seule et même opération » (Ibid., p. 197). Le récit est donc associé intrinsèquement à l’activité de la bande dessinée. Cependant, la valorisation du récit n’induit pas une marginalisation radicale des œuvres non narratives, ou « infranarratives » : « Toutes ces avancées ne visent pas à dépasser ou déconstruire la narration mais bien à l’enrichir, à accomplir pleinement les promesses de la bande dessinée comme art à la fois visuel et narratif» (Ibid., p. 198). Il semblerait qu’en bande dessinée il n’y ait aucune modalité d’invention en dehors du modèle narratif. Le récit constitue, à cet égard, le cadre essentialisant du discours. La bande dessinée dominante institue jusqu’à ses marges dans le récit.
Au terme d’une qualification du récit comme critère essentiel de la bande dessinée, c’est une opération similaire qui fait passer la bande dessinée pour de la littérature, partant du fait que l’organisation en récit est intrinsèque à la mise en image. C’est ainsi que Thierry Groensteen nous fait passer, comme par magie, des questions du récit à la «littérature» comme si l’un et l’autre étaient logiquement liés: « Töpfer déjà parlait de littérature en estampes ; et l’histoire lui a donné raison: c’est bien une littérature qui s’est constituée, en effet, c’est-à-dire un vaste corpus d’œuvres narratives, structuré en genres, en écoles, en collections, en publics » (Ibid., p. 197). Groensteen s’appuiera, pour confirmer l’inclinaison de ce point de vue, sur le travail d’Harry Morgan : « À son tour, Harry Morgan sanctionne cette histoire, et cette vocation, lorsqu’il parle, aujourd’hui, de littérature dessinée. Si la bande dessinée s’émancipait du récit, il s’agirait moins d’une libération que d’un reniement » (p. 197). De Groensteen à Morgan, on passe de la bande dessinée comme langage aux littératures dessinées. Le récit est ici le passeur de la mise en œuvre; et la littérature catégorie sociologique des représentations narratives. Or, même dans ce ventre mou qu’on appelle « littérature » et qui ne se distingue pas parfois de l’écriture au kilo, une œuvre n’invente pas forcément son public et échoue bien souvent à devenir « littérature » : comme le dit Alex Barbier, « ce sont les expériences extrêmes qui font la littérature » (Dürrenmatt, p. 142). La littérature n’est pas plus un genre que la bande dessinée.
Dans Principes des littératures dessinées, Harry Morgan insiste sur le caractère narratif de la bande dessinée : « (pour la plupart des auteurs) : récit dessiné conduit par une succession de vignettes [...] (Pour nous-même) : Partie de la littérature dessinée qui conduit un récit par une pluralité d’images dont plusieurs sont coprésentes sur la même page » (Morgan, p. 382). C’est précisément le récit qui définit plus particulièrement ce que Morgan appelle « littérature dessinée »: considérant que cette dernière «désigne des récits en image(s) » (Ibid., p. 387). De même, pour Groensteen, nous dit Morgan, « la BD est toujours un récit » (Ibid., p. 306.). Le point de vue de Morgan sur le récit est le suivant: « nous acceptons une conception aristotélicienne du récit basée sur des liens de causalité et de consécution » (Ibid., p.38). Ainsi une image fixe peut-elle être narrative logiquement dès lors que son sens s’inscrit dans une temporalité énonciative qui la déborde. L’image, en elle-même, en dehors de l’engendrement ou de la séquentialité d’autres images, pourrait aussi être narrative.
Y aurait-il un problème à la subordination de la bande dessinée aux catégories du langage? À la lecture des Principes des littératures dessinées, Harry Morgan a bien perçu le problème qu’il y a à vouloir réduire une œuvre, quelle qu’elle soit, aux catégories de la langue et aux théories linguistiques en particulier. D’où la réinterprétation qu’il propose d’un formalisme de la « bande » dessinée à une conception des littératures dessinées. Ainsi échappe-t-on, par ce biais, à l’annexion « sémiotico-structuraliste ». Cependant, on ne peut pas, au nom de la critique, ignorer que les conditions du langage et, à plus forte raison, les conditions de la vision dans le langage ne reposent pas sur une transparence de la langue dans l’organisation du sens. Il y a par exemple un traitement du visible propre au langage, avec la prosopopée (de l’étymologie du terme pros-ôpon, littéralement: ce qui est en face des yeux [d’autrui]). La critique d’une prédominance du voir dans le récit pose ainsi la question de ce qu’est «voir» dans le langage: « Le récit ne fait pas voir, il n’imite pas; la passion qui peut nous enflammer à la lecture d’un roman n’est pas celle d’une “vision” (en fait nous ne “voyons” rien), c’est celle du sens, c’est-à-dire d’un ordre supérieur de la relation, qui possède, lui aussi, ses émotions, ses espoirs, ses menaces, ses triomphes: “ce qui se passe” dans le récit n’est, du point de vue référentiel (réel), à la lettre : rien [dit Barthes en référence à Mallarmé]; “ce qui arrive”, c’est le langage tout seul, l’aventure du langage, dont la venue ne cesse jamais d’être fêtée » (Barthes, p. 32-33). Malgré toute la force d’évocation du récit mis en œuvre par le sujet qui raconte, cherchant à rendre visible ce qui ne l’est plus, c’est encore du point de vue du langage qu’est posée la question du voir. Car l’image est aussi le produit d’une énonciation; dans le cadre de la relation indissociable du sujet et du langage, elle suppose un récitatif. Alors oui, la théorie du langage ne se réduit pas à la théorie linguistique. Pour autant, il se passe quelque chose du langage dans l’infra- ou l’extra-linguistique engagé par l’image.
Précisons un point important de la situation critique et des objections: le langage n’est pas seulement là où on le voit. Il ne suffit pas de constater l’absence de texte ou d’écriture pour en déduire l’absence du langage. Les signifiances que nous organisons en dessin sont le produit d’une culture du sens qui ne nécessite pas directement le modèle de la langue. Nous sommes plutôt dans l’ordre du discours avec le dessin, dans le récitatif d’un sujet. Des choses sont tues et sont dites, y compris dans une vignette vide. Comme le montre les multiples manières de matérialiser le langage en dessins dans les Prières de L.L. de Mars, non seulement l’expression peut dissimuler des articulations du sens, mais encore le langage reste une chose profondément énigmatique pour chacun. La théâtralisation du langage en bande dessinée passe ainsi autant par des biffures que par l’illisible, par des éclipses du sens, des personnages sans visage, des visages signalétiques, et toute contamination possible du dessin dans le langage; le langage n’est pas donné: il n’est pas la statue du Commandeur du sens. Une attention minutieuse est apportée à la mise en scène du langage, au continu poétique de la signifiance du langage dans le dessin : le langage est ouvert à l’infini de ses mises en scène et peut prendre des expressions surprenantes dont une des plus récurrentes consiste dans la figuration d’un quelque chose du langage, à la fois silence, activité, mais aussi manifestation-interruption, interpellation du sujet dans l’inconnu du langage. Il y a là le récitatif d’un combat entre inconnu et langage qui passe par le dessin et qui tient, au nom de l’aventure du sujet, sa propre théorie du langage. Voilà ce qui se passe: réinventant le rapport entre dessin et langage, L.L. de Mars interroge tant les modes de figuration dans le langage que ceux du dessin. Dans cette théorie du langage devient possible une « liposuccion totale » des corps langagiers dans le dessin, une critique des institutions du sens. Le récitatif de la bande dessinée tient aussi à cette force du discours qui trouble les limites de la figuration narrative: par sa capacité à signifier dans le travail du sujet, son récit est celui des conditions signifiantes de la pensée. La remise en cause d’une linéarité narrative comme principe théorique de la bande dessinée prend une tournure effective à travers les pratiques dispersives du récit. Pour L.L. de Mars, la linéarité du récit conduit au mythe et à l’illusion, au désarmement des rapports de pouvoir qui se jouent dans l’organisation de la pensée: « Malheur aux récits qui veulent nous instruire mais dont l’instruction obstrue toute l’image, dont le désir de nous dire quelque chose fait écran au dessin. Hé bien c’est une médecine de musaraignes. Un récit limpide devant l’énormité illisible du monde est un récit chétif. Un récit unilatéral est une trahison devant la multiplicité des voix qui désorganisent les rêves de puissance et de filage linaire du monde. Un artiste n’est pas un commentateur du monde ni un journaliste [...] » (L.L. de Mars, Prières..., p. 78). Car il y a aussi tout l’irracontable qui ne trouve pas le récit; et l’irreprésentable dans le langage cherche aussi sa manifestation dans le dessin. Le récit des difficultés du récit devient ici le récitatif de l’aventure du sujet. C’est-à-dire que le plan du récit est pris en charge par le discours du sujet. On peut presque parler ici de «dessin critique» du formulable dans le langage certes, mais aussi d’un questionnement plus général sur la représentation du formulable.
Superstitio ou le récit du politique
À l’image de la bande dessinée, la cohérence de l’exégèse tient à l’organisation du récit. Le récit est à la fois le récit des institutions et l’institution du récit comme destin collectif de la raison. Et il ne s’agit pas là que de discours. Les discours sont pleins de récits. Ils racontent, même si leur héroïne s’appelle raison ou connaissance, argumentation ou théorie. Il y a bien là la forme d’un raconté qui institue la parole dans la linéarité historique et dans la logique de ses enjeux. Raconter n’est pas anodin: derrière chaque récit, il y a une interprétation du monde, une situation théorique et critique. Il faut donner force au récit comme vérité et comme universel. D’où la stratégie de dissémination du Récit unique, intimement lié au vrai, en pluralité de racontars : « On a remarqué aussi le commerce des hérétiques avec quantité de mages, de charlatans, d’astrologues, de philosophes, c’est-à-dire de gens voués aux vaines recherches » (Tertullien, De praescriptione haereticorum, p. 157). Tertullien nous dit qu’il y a ici une partition éthique qui fait la différence entre les dévoiements du récit et le sérieux du discours. Bref le menteur raconte des histoires; et même si on peut admirer l’ingéniosité de l’invention, il lui manquera toujours la légitimité du vrai. Le discours affleure clandestinement au récit. Car il y a du discours dans le récit, comme il y a du discours dans un poème. Et le langage travaille aussi dans un tableau. Si « je » raconte, si le conteur me fait advenir dans la matière du langage, alors d’une manière ou d’une autre le récit vient se tisser dans le discours.
La signifiance du dessin dans la bande dessinée instituerait-elle la « scène des mots », pour reprendre la formule de Legendre, l’échange du lisible et du visible dans le langage ? La bande dessinée qui s’appuie sur le récit ne fait que reprendre les mots de la culture qui l’institue. Quelque chose se joue là d’une théâtralisation du langage par l’image; une évocation: « Là chassaient de jeunes Huns, des Huns d’avant Attila; mais la biche qu’ils poursuivaient traversa un marais, jugé auparavant infranchissable. Et en suivant leur proie, poursuit le narrateur, ils furent étonnés de se trouver dans un nouveau monde » (Jean- Pierre Faye, Le Récit hunique, p.11). D’où reviennent les témoins de l’invention artistique ? N’est-ce pas là l’aventure d’un sujet, témoin non pas d’événement extérieurs mais d’un quelque chose motivant sa survivance dans le langage. L’art sans doute d’une manière de dire qu’on n’est pas complètement terrassé. L’impatience de l’art est souvent liée à « l’impatience de raconter » (Ibid., p. 11) et de rapporter l’inouï, ce qui n’a pas été entendu et donc qui n’a pas eu d’écoute jusqu’alors. L’aventure commence dans la transformation en langage et l’évocation des images partant d’une réalité qui n’a plus ni corps ni autre atmosphère que la respiration du narrateur. Les mondes dont parlent les bandes dessineurs sont-ils là? Faire voir des mondes qui ne sont pas dessinés dans le réel, « revenir conter le non déjà vu. Et que ces récits-là puissent “changer la face” des choses; en recommençant, sur un autre registre, l’action ? » (Ibid., p. 12) C’est sans doute cette force transformatrice du sujet qui est à l’œuvre dans le récit.
Ce qui n’existe plus passe ainsi du discours au récit et témoigne alors d’une mythologisation des événements, d’une origine perdue ; mais également, à rebours, c’est un regard du langage, une double vue surgie de l’inconnu et se transformant dans la parole du sujet survivant :
« Le verbe superstare d’où il provient, signifie “être au-dessus”. L’adjectif dérivé de ce verbe, superstes, signifie “survivant”, “témoin”. É. Benveniste explique ce premier glissement de sens par la valeur que peut avoir également le préfixe super, à savoir celle de “par-delà”. Est dit superstes celui qui, par rapport à un événement, soit lui a survécu, soit y a assisté et, donc, peut en être témoin. Le substantif superstitio et l’adjectif superstiosus, dont nous avons respectivement tiré “superstition” et “superstitieux”, n’ont pas ce sens quand ils apparaissent dans les documents: ils signifient, pour le premier, “divination” et, pour le second, “devin”. [...] Est dit superstitiosus, “celui qui parle d’une chose passée comme s’il y avait réellement été”. Et “superstitio est le don de seconde vue qui permet de connaître le passé comme si on y avait été présent, superstes” [Émile Benveniste, p. 278]. » (Maurice Sachot, L’invention du Christ: genèse d’une religion, p. 175)
De la superstition vient le caractère prophétique du récit, l’enjeu de l’expérience divinatoire du sujet témoin de l’inconnu. Survivance d’un quelque chose déclaré irréel et faisant irruption néanmoins dans le réel. La superstitio, dans la méthode, n’indique pas seulement l’erreur ou le mensonge, mais aussi le passage de l’irréel dans le réel, c’est-à-dire la construction d’une croyance. On trouve la traduction de « survivance » par « croyance » chez Benveniste, fait remarquer Sachot. En outre, c’est institutionnellement, au sens juridique et dogmatique, que superstitio s’est séparé de la vera religio, comme religion illicite: « religio illicita, laquelle était, pour cette raison, qualifiée de malefica, “maléfique”, praua, “perverse”, barbara, “barbare”, etc. [...] La superstitio n’est alors plus seulement une “survivance méprisable” (sens juridique), mais une “croyance méprisable” (sens psychologique et épistémologique) » (Sachot, « Origine et trajectoire d’un mot : religion », p. 5-6). Nous tenons là l’entrée dans notre théorie du récit. Il y a d’un côté le récit de la « fiction impériale », de l’autre l’infini des récits hérético-artistiques, critiques de la fiction instituée.
Le récit tient la structure du texte social, son mode de légitimation. Ainsi les récits autorisés donnent-ils l’illusion que l’histoire aurait une consistance réelle et définitive. Mais il y a le Récit, cette idole du destin commun qui ne veut rien dire de l’aventure humaine, et les récits, liés à des expériences de transformation d’un quelque chose dans le langage du sujet. Le récit est idéologique : c’est d’être une forme signifiante du pouvoir qu’il se disperse en sujet d’écriture ; il tient son émancipation transitoire de son assujettissement au Récit comme méthode du pouvoir, comme image de sa force agrégatrice. Louis Marin parle de « piège du récit »:
« Pouvoir de vérité, le récit est le récit du pouvoir politique. Mais cette complicité est un échange: entre les actes de la toute-puissance royale et le récit de ces actes qui doit en opérer les effets irrésistibles [...]. Le récit est le produit d’une application de la force du pouvoir sur une écriture. Mais le roi a aussi “besoin” de l’historien, car le pouvoir ne peut trouver son achèvement absolu que si l’historien le raconte. L’histoire royale est le produit d’une application de la force du pouvoir narratif sur les manifestations de la toute-puissance politique [...]. Tel est le piège complexe du récit [...]. » (Louis Marin, Le récit est un piège, p. 9)
Le bon récit, c’est celui du pouvoir, celui qui continue et instaure l’histoire de sa puissance : c’est le récit de la réalité, quelles que soient les formes de son travestissement. Le récit serait alors, dans sa méthode, recherche du pouvoir du sujet, recherche d’un continu du pouvoir dans le langage. D’où la force du trait, et la représentation héroïque souvent associée au récit : il symbolise le pouvoir du sujet dans le langage. Héroïquement, le récit est celui d’un seul sujet, d’une seule voix: d’où son aberration. Il y a là les ingrédients de la dérive de tout sujet vers son annulation, l’effacement du corps, de ses traces d’histoire dans l’idéologie récitale de la «non-personne», dans la mesure où il n’y a de sujet que dans l’altérité première de l’infini d’autres sujets. D’où nécessairement ce que ça cherche à dire, à narrer : le pouvoir sur le sens. En effet, rappelons-le, avec le narrateur — et le conteur comme ascendant d’une oralité interne — pédalant dans son habit de ventriloque des événements : le gnarus qui a donné le « narrateur » fait jouer son pouvoir de ce qu’il sait d’une expérience inédite pour les autres sujets : « est histoire ce savoir dans le temps » car « le Narrator, c’est aussi Narus ou Gnarus, le contraire de l’ignare : celui qui sait » (Faye, Introduction aux langages totalitaires, p. 34); celui qui possède dans sa voix les empreintes de la vérité. Serions-nous, comme en littérature — et si c’est bien à cela qu’il faudrait réduire la littérature —, dans un art du récit qui se déclinerait, quel que soit le médium, comme une constante anthropologique ? Le propre de l’art serait-il de raconter le politique ?
L’arrière-plan de la raison vient donner du sérieux au divertissement ; c’est une voix moyenne. Elle a l’air de confiner le meurtre à la fiction, entretenant par là même un pensable de l’impensable de l’homme, une césure dans le réel. Car le meurtre a bien cours dans la réalité. Les fantasmes de l’exception débordent la fiction, à tel point que l’univers même de l’aventure passe par le péril systématique de la vie en survie, par la narration épique de la survie masquant la vie. Mais quel discours alors pour la déraison et les folies, pour cet état incertain du sens dans le rapport entre sujets hors de la compréhension ? La narration est donc un rejeton de la connaissance et de l’autorité, une représentation de la forme occidentale de l’origine et de la métaphysique. « La vieille théorie de la connaissance — ou, comme on l’a traduite plus lourdement pour les besoin de la langue française, la gnoséologie — a pour précondition une critique de Narus, le connaissant: du Narrator. La théorie de la connaissance présuppose une théorie de la narration » (Ibid., p. 35). Un mode historique de la pensée et de ses retours d’aventure, au sens du survivant, de l’hérétique : ce beau menteur qui vient de loin. La fiction, science de la survie? Le récit recouvrirait-il, dans ses thèmes et dans son fonctionnement, une démonologie travaillant en dehors des croyances institutionnelles, comme la poésie, de loin en loin, travaille en dehors de la philosophie? Superstition est aussi un retournement de la vérité, une contre-réalité, une fausse croyance. Voire, une folie au sens allemand de Narr pour dire le fou.
Contre le récit, le récitatif
Le récitatif, c’est la parole qui travaille dans l’écriture : un je traversier du langage. Par exemple, concernant Lycaons d’Alex Barbier, Jacques Dürrenmatt parle d’un « long récitatif à la première personne » (Dürrenmatt, p. 41) structurant l’ensemble de l’album. Les rapports je/tu du discours traversent le il de la narration et transcendent l’organisation globale de l’ouvrage. Et comparant la recherche de Barbier aux expériences d’écriture de Jean-Jacques Schuhl, Dürrenmatt parle fort justement d’une « forme de déflagration énonciative » (Ibid., p. 141). La signifiance du sujet est première par rapport au récit ; elle mène l’activité signifiante. C’est, en effet, de la configuration d’ensemble — du sujet continu du social dans le langage — que l’œuvre évolue et devient elle-même incertitude suffisante pour faire que d’autres soient sujets, que l’œuvre agisse. C’est-à-dire qu’elle ne soit pas un produit donné au sens d’ergon mais qu’elle soit energeia, activité, pour reprendre la différence de Wilhelm von Humboldt (Introduction à l’œuvre sur le Kavi, p. 183): une œuvre est d’abord action avant d’être représentation. C’est cette action de l’œuvre qui, se faisant, découvre le récit de ses propres moyens qui constitue le récitatif. Que l’œuvre agisse signifie qu’elle transforme l’autre en sujet, qu’elle appelle la transformation de la pensée; autrement dit, que le sujet soit «force de langage».
Pour cela, la voix est décisive du sujet. Elle fait le chant du corps-langage à l’œuvre dans les transformations du sens. Et le chant est continu du poème, à l’image de la psalmodie des mystiques: elle cherche la transe, la traversée, le bouleversement: elle porte le corps entier dans son rythme. Comment entendre le sujet du poème, cet imperceptible du sens dont le rythme tient autant au langage qu’au corps? Le récitant brandit ici le corps comme une arme de démobilisation, il met au défi de l’écoute, cette difficulté de l’autre dans le langage. «Écoute qui est d’abord la recherche du récitatif contre toutes les habitudes narratologiques» dit Serge Martin dans l’attention qu’il porte à l’invention du sujet comme relation dans le langage (Poétique de la voix en littérature de jeunesse...).
Le récitatif montre l’oralité à l’œuvre, non pas pour elle-même, mais pour faire place à l’invention d’autres sujets, à de nouveaux corps-langages pour penser: c’est la place de l’autre dans la pensée. Comme la récitation est à l’enfance l’exercice de l’oralité du poème, le récitatif suppose l’implication de ce que fait le poème du sujet dans les représentations données, face à l’autorité des récits. Il est une résistance au sens, c’est-à-dire qu’il surgit de l’intérieur du langage. C’est dire si, malgré son succès comme forme narrative, quelque chose doit rester minoritaire dans la bande dessinée. Elle doit aussi tenir le poème contre l’ordre des discours, tenir le poème contre «la réduction des historicités à des récits, de sorte que la théorie est le méta-récit de ces récits. Une généalogie dont la déshistoricisation est la fiction» (Meschonnic, Les états de la poétique, p. 198). Or la bande dessinée n’a rien à céder à l’historique sous prétexte de distraction. Elle n’a que faire d’être la fiction du sens et de disparaître aussi vite que les modes du récit. Son poème n’est pas d’être décoratif comme une image ou de se poser la question des forces rhétoriques en présence. Si ce n’est à jouer de l’esthétique et à produire de l’air du temps.
Le récitatif suggère alors l’implication d’une poétique au sens où un poème ne raconte pas, mais fait: il réalise, dans sa configuration d’ouverture du sujet au langage, une langue nouvelle dans laquelle chaque mot n’est plus une donnée lexicologique mais une puissance de signifiance, une valeur sans pareille dans aucune autre configuration: le mot n’est plus un mot; il a disparu. Il est à la fois l’équilibre de l’insignifiant dans la voix, à la fois la détermination du poème dans son ensemble, puisque aucun mot d’un poème n’est superflu ou identique lui-même dans d’autres chants ou d’autres poèmes. Le mot devient alors la lèvre sémantique qui affleure au langage sans nommer pour autant; une marque du corps. Le récitatif porte en lui cet indéfini du sujet qui n’est plus l’auteur de chair et d’os ni même la projection d’un narrateur, mais le système particulier d’un moment du corps dans le langage, pendant amoureusement à la lèvre d’un(e) autre. Il est l’aventure dans cette activité même d’indétermination dans le langage et dans le passage de sujet à sujet, passant et repassant par l’inconnu. D’où cette idée du continu attribuée au récitatif et à la tension du sujet dans le langage comme sujet du poème:
« Je dis: le sujet du poème, emblématiquement, pour dire le récitatif qu’on entend, même si on ne sait pas qu’on l’entend dans le récit du langage. Vers ou prose, ce n’est pas ce qui importe. Le récitatif est la subjectivation maximale dans le langage. [...] Par quoi la littérature seule réalise le maximum de l’oralité. [...] Ainsi, comme ce n’est plus du son qu’on entend dans le rythme, mais du sujet, avec sa signifiance, son historicité, ce sujet est spécifique, puisqu’il est transformateur du discours, selon une sémantique du continu telle que les concepts de la langue y perdent leur pertinence.» (Meschonnic, Politique du rythme, politique de sujet, p. 190)
Le récitatif brouille les pistes du récit. Il est le continu du dialogue: la subjectivation dans le récit. Une altérité fondatrice de la société dans le langage; d’où la force historique du poème, dans la littérature mais aussi dans l’ensemble des œuvres qui pose la question de la subjectivité comme un point de non-retour de l’aventure sociale. Le poème a une importance fondamentale dans la constitution de la subjectivité qui agit le langage et tient l’activité de la pensée du sujet comme un principe critique de toute société établie dogmatiquement: «les poèmes sont le récitatif d’une histoire, un langage qui depuis le commencement de son expérience travaille à être je tout entier» (Meschonnic, Nous le passage). Bref, le récitatif est la manière d’un sujet, ce chant qui lui est propre et qui donne à chacun une force signifiante incomparable à celle d’un autre sujet. Tombe ici l’opposition entre le minoritaire et le majoritaire, entre genre mineur ou majeur: importe l’éthique première sur toute stratégie de pouvoir. Le poème est ici continu critique du politique et, plus que jamais dans ses formes les plus éparses, résistance aux modes formels des aliénations du sens et de l’institution des récits.
Bibliographie