Les cases érogènes,

à propos de L‘Internationale mutique de Patrick Gullon [J. M. Bertoyas], Kobé,

2005

par Gwladys Le Cuff

Le travail de dilatation des orifices introduit à l‘exigence formelle par laquelle le dessin de J. M. Bertoyas joue des constants déplacements de définition et d‘application de tout ce dont il s‘empare. Forage d‘une disposition généralisée des corps à s‘ouvrir, au point que tout soit susceptible de transiter par tout. L‘enchaînement des cases devient l‘objet d‘une exploration pour le dessin, et les figures de traverse, autant d‘opérateurs narratifs et d‘expédients du récit. Tout est animé, transpire, mouille et s‘altère. Tout s‘emboîte, se carambole, se pistonne, coulisse, se pénètre et s‘agglutine. Ces déplacements matériels et la labilité générale de cette branloire pérenne ne se comprennent qu‘à reconnaître la défiance critique de Bertoyas à l‘endroit du discours et de l‘écrit comme formes prééminentes et figées du savoir, défiance dont L‘Internationale mutique donne, dès l‘abord, le programme. Mutique désigne d‘emblée un problème de langage et d‘articulation : depuis où l‘on parle, à qui l‘on s‘adresse, comment rendre l‘écrit et le visible à un statut d‘inévidence, à l‘opposé de l‘adresse réifiante de l‘ordre communicationnel... Un livre-manifeste au titre nécessairement inscrit à la suite des Internationales socialistes, surréalistes et lettristes, dont les couvertures des deux volumes imitent celles, métallisées or ou argent, des premiers tirages de la revue de L‘Internationale situationniste lisses comme une carrosserie de voiture, avec le même aspect de partition de musique passée sous le manteau, tachée d‘encre-cambouis de photocopieuse. Le dessin comme puissance agglutinante du divers est la seule internationale de fait. Prolonger le matérialisme historique et les échos de la lutte des classes dans le champ de la bande dessinée reviendrait à utiliser les cases comme le crible d‘un réagencement critique des produits de l‘industrie, où des toons de tous pédigrées se verraient enrôlés vivants, entrechoqués, superposés, re-montés et mélangés dans un tissu de contraintes matérielles et d‘affinités sympathiques. Patrick Gullon produit ici un à-côté de l‘œuvre de Bertoyas, un hors-d‘œuvre sans récit unitaire ni personnages privilégiés, pour mieux mettre en évidence et commenter sa propre pratique du sampling ou du détournement d‘éléments esthétiques préfabriqués, dans un essai en dialogue direct avec son héritage intellectuel des années 60 et 70 (1). Soumise à une loi de corrosion universelle, puisqu‘il n‘est pas de principe qui ne fuie par ses propres boyaux, la filiation aux manifestes avant-gardistes impliquée par un titre comme L’Internationale mutique est dérisoirement réduite ou dégradée en une « Internationale merdique » dès le second volume, I. M. 2 ; si bien qu‘à plusieurs années de distance on comprend combien ces deux titres ou actes inauguraux contenaient déjà in nuce bien des pistes explorées depuis dans ses nombreuses et foisonnantes publications, aux titres et pseudonymes eux aussi toujours sujets à variations. Mouvement constant de ravalement organique induisant une dérive plastique des noms saisis dans un régime de mutabilité matérielle et d‘instabilité joueuse : ici Patrick Gullon, plus tard Juan Miguel Bertoyas, J. M. Bourthan, J. M. Bertoss, et des titres-interjections comme Princesse, Ducon, Derch... Manière de donner des noms comme on se moque et d‘envoyer au loin dos à dos le lyrisme et l‘intention d‘auteur, ce Patrick Gullon qui s‘est appliqué à dégouliner de la nouille le long des cases. Cette jouissance truculente des mots sales et des sonorités grasses camoufle de fréquents sauts de registre en donnant l‘impression d‘un continuum sans hiérarchie. Elle contamine les modalités de compréhension des noms quand de Parzan, Nicy, Oldog, on passe à Lolch, Kluft et Zerlumpt, que l‘on croirait, du fait de leur mise en série avec les titres précédents, appartenir au même vocable de noms d‘oiseaux et jurons caustiques mais qui, pour dépréciatifs qu‘ils restent, signifient respectivement Ivraie (Loch en allemand, c‘est aussi le trou), Fente ou Fissure, et Déguenillé. Nous sommes conviés au même genre de détours par L‘Amphigouri, dont l‘orthographe à première vue rare (évoquant l‘amphibie gourd, gouré, pourri) semblait déjà gager de l‘état contre-nature d‘un cyclope mésopotamien, solidaire du monde des toons, essayant d‘envahir les manuels de rhétorique : Bertoyas livre là, par le nom précis d‘une figure de style (amphigouri : discours pléthorique volontairement obscur et inintelligible à visée burlesque), le véritable chiffre de son travail ruminant de digestion subversive de l‘hétéroclite. Les jeux sur la graphie des titres, aux lettres de baudruche entraînées dans le mouvement général des figures, produisent l‘intégration physique des lettres aux autres corps de la page. Une vengeance et une réparation exercées par le monde du dessin sur les territoires réservés du discours.

 

 

Mafalda samplée, devenue mi-trou Acme mi-taches de pelage dalmatien, au bas d‘une page de L’Internationale mutique : « Il y a des mots compliqués dans les journaux ! / Celui-là, c‘est la première fois que je le vois ! / Frustrer... il faut que je cherche ce que ça veut dire. / [Dictionnaire] Frustrer signifie déposséder !? / Déposséder veut dire dessaisir !? / Dessaisir... spolier !? / Spolier... démunir ? / Démunir, c‘est-à-dire... Frustrer ! »

ORIFICE, subst. masc. Emprunté au latin orificium « ouverture, orifice », du latin classique os, oris « ouverture, visage » et de facere, « faire ».

A. - Ouverture faisant communiquer une cavité naturelle ou artificielle avec l’extérieur. Orifice d’un escalier, d’un puits, d’un volcan. « L’on a vraiment trouvé en cet endroit une trappe à l’orifice d’un souterrain. » « Avait-il pu s’enfuir du sac jeté par Darzac au gouffre de Castillon ? [...] Walter avait expliqué qu’il avait trouvé le sac à trois mètres de l’orifice de la crevasse, sur un palier naturel. » « C’était une de ces cavités comme la mer en creuse souvent dans les rochers qu’elle bat éternellement de sa lame. Un peu de mousse en recouvrait l’étroit orifice [...], comme le trou était creusé en manière d’entonnoir renversé, par conséquent plus large au fond qu’à l’orifice, le jeune homme n’avait pu en sortir. »

B. - ANAT. Ouverture bien délimitée qui fait communiquer un organe, un conduit ou une cavité avec l’extérieur ou une autre structure anatomique. « Ces animaux [...] n’ont qu’un orifice pour les organes génitaux, les excréments et les urines (un cloaque). » « Ce conduit peut avoir deux orifices, l’un sur la peau, et l’autre dans une cavité ou dans un conduit. (Fistule anale, fistule salivaire) »

C. - Ouverture plus ou moins large d’un objet creux, permettant l’écoulement du liquide qu’il contient. Orifice étroit. « L’assassin s’était donc servi de deux cornues, la première, à large orifice, et l’autre, à col long et étroit. » « On se sert d’un trocart spécial [...] se composant d’une canule, munie de deux anneaux à l’extrémité, par laquelle pénètre un mandrin pointu débordant l’orifice de la canule. » « on commence par faire une figure en argile, on la recouvre de cire, puis d’une nouvelle couche d’argile, tout en ménageant des orifices par où l’on coulera le métal. On chauffe ce moule, la cire fond et l’on verse à l’intérieur le bronze, fondu au préalable, puis le moule est brisé et l’alliage mis à refroidir (2). »

 

Soit l‘/orifice/ envisagé comme possibilités plastiques et constructives, c‘est tout le spectre de ses variations physiques et usages que le travail de Bertoyas investit. Dans les deux volumes de L’Internationale mutique, l‘occupation du format A4 par six cases carrées (3 bandes de 2 cases), structure évoquant autant qu’elle radicalise celle dont usent les comics, est seule laissée inaltérée, véritable fenêtre reconduite à chaque page et solidement campée, grille imperturbable, quelles que soient les tentatives du dessin pour lui porter atteinte, la déborder et la décontenancer. Bris de cases-vitres, fentes, terriers, bouches d‘égout pour descendre à la case inférieure... Ce qui se dessine ne fait qu‘habiter pleinement, commenter et redoubler la loi de transitivité qui relie les cases entre elles et veut que l‘une verse dans l‘autre ou débouche sur la suivante. Des traits continuent d‘une case à l‘autre en prolongeant la figure à l‘encontre de la logique de lecture ; d‘autres dépassant de la bordure les font dériver à l‘aveugle à la façon d‘un cadavre exquis. Chaque arête de case devient une voie d‘accès vers la case adjacente, faisant déborder les corps de part et d‘autre jusqu‘à faire apparaître la page comme composition unitaire, dans laquelle le regard peut se perdre, aller et venir à sa guise. Le désordre apparent de ces pages, laissées comme inachevées ou désertées par les figures qui viendraient d‘y accomplir des mouvements codés par les signes habituels de l‘action en bande dessinée (nuages, traits de vitesse, giclures d‘étonnement ou d‘agitation...), s‘accompagne de jeux de retournement des cases, d‘effets de basculement à 90°, ensuite démentis par le fait que chaque arête de bordure devienne un référent indépendant sur lequel s‘indexent les repères de verticalité et d‘horizontalité. La seule unité spatiale évidente de la case est celle de sa surface, qui tantôt mélange, tantôt maintient tendu le disparate. En détournant les codes de figuration du mouvement établis pour les cartoons, en les privant de coordonnées jusqu‘à les suspendre ou les faire tourner à vide, c‘est tout un monde qui s‘affaire alors furieusement dans la dépense de quelque partouze sémantique discrète, frénétique et appliquée, pratiquée aux marges de ce qui se voit. Les mille emmanchements, imbrications et emboîtements chéris par le dessin de Bertoyas deviennent autant de figures d‘enchaînements logiques : rapports de contiguïté, contacts, pression de sexe-cheminée découpé en deux, comme des soupapes qui lâchent (Cf. Libro Verde). Ce ballet mécanique des artilleries sexuelles transposées dans les objets rappelle parfois les animations des premiers Walt Disney où, suivant une logique physique d‘actionnements plus que d‘actions relevant du récit (3), toute forme, tout corps est soumis à un principe d‘élasticité extrême sans qu‘un squelette empêche jamais tels nouages ou jeux de courbes. L’arrondissement toonesque des formes touche chez Bertoyas à l‘exsudation moite, redonne une charge physique et affective vécue à ces toons aux corps de convention. Arrondis huileux ou gras de surface, épiderme rebondi ou mou, muqueuses mouillées qui giclent ou suent... sans que le traitement du noir et blanc ne s‘arrête nullement à des modelés imitant l‘aspect de la peau. Ces corps semblent suinter quand bien même ils ne sont tracés que d‘un trait. Dans un jeu mimétique déplacé au plan des signes, par son attention répétée pour les codifications graphiques des humeurs, gouttes, giclures, les concrétions et expressions liquides des corps qu‘il n‘a de cesse de déplacer plastiquement, Bertoyas rend les corps dessinés, bien qu‘ils soient seulement « délimités » ou « contournés », à une vibration tactile affleurant à l‘épiderme de la page.

 

 

Presque chaque case ou ensemble de cases — parfois laissées vides ou à peine remplies, l‘inachèvement mettant alors en évidence le caractère construit de la page préalablement structurée par les cases — est un trou poreux à un univers graphique différent (décalques et copies de cartoons, de comics d‘aventure, de dessins humoristiques, de publicité ou de propagande mao...). Comme dans ses autres livres, Bertoyas construit ses planches sur une table lumineuse par collage et assemblage de couches décalquées jusqu‘à combler la surface de la case. L’usage des calques superposés produit la page comme palimpseste, jeu d‘intertextualité qui oblige à envisager la production de bande dessinée comme aventure de lecteur. Mais L’Internationale mutique radicalise davantage ce processus, en se passant de personnages et de narration, pour se consacrer au seul travail d‘agencement formel de cette matière samplée, redessinée, voire laissée volontairement brute par une photocopie occupant la totalité des cases. Celles-ci semblent alors une instance critique active et transcendante, procédant au cut de bandes qui continueraient en dessous d‘elles. La page dirige ses six cases-orifices embouchées vers l‘extérieur des publications et magazines internationaux. Toute cette plèbe des toons, devenus familiers depuis l‘enfance du fait de la diffusion de masse des mêmes dessins animés, et tout l‘attirail du monde au carré, de l‘infrastructure qu‘ils charrient (leurs bancs, leurs trottoirs, leurs autoroutes), grouillent sans frein, s‘emmêlent, s‘embrouillent jusqu‘à se rendre méconnaissables, saturés, illisibles. La mise en abyme de pages de BD, courant sous les cases de la page, produit avec le deuxième ou troisième niveau de mise en cases, un mode particulier de la citation, sorte de métarécit où les récits cités se retrouvent comme dans un casier à crabes, derrière les barreaux. Des noms de peintres et dessinateurs aspirés dans cette pompe apparaissent en fin de volume, privés de voyelles à la manière d‘un jeu du pendu à compléter, suivant cet étrange jeu de fuite et de reconduction des assignations auctoriales cher à Bertoyas : Benito Jacovitti, Philip Guston (sans doute un proche de Patrick Gullon), Gary Panter et Jack Kirby.

Les cases se godent avec toutes sortes de prothèses. Les bordures blanches de séparation trouvent elles aussi leurs figures à l‘intérieur des cases : armature de poussette, tubes, baguettes magiques, cheminées, porte-jarretelles, lignes verticales reflétées sur une bouteille, bordures sous le coussin d‘un fauteuil, lignes de couture de chaussures en cuir, liseré d‘une brique de jus d‘orange, barreaux d‘une cellule, filet d‘un rôti. Ce que les cases contiennent n‘est plus qu‘un dispositif d‘activation pour produire une combinatoire de l‘hétérogène. À partir d‘une exploration des standards stylisés métonymiques, du travail simplificateur du trait qui règne dans les comic strips, Patrick Gullon élabore un jeu de déconstruction formelle et une mise en péril mutique de la lisibilité. Jusqu‘à quel point les habitudes contractées dans la lecture de bande dessinée permettent-elles encore de reconnaître, dans tel petit fragment, l‘ensemble d‘un intérieur anglais associant bibliothèque et fauteuil, ou encore la schématisation à peu de frais de telle ou telle coupe de cheveux des années 50 ? La composition des doubles pages est pensée comme un tout où chaque forme trouve, dans les cases alentour et d‘une page à l‘autre, une chambre de distorsion. Des feuilles de palmiers rappellent l‘aspect arqué d‘un phylactère et, jouant sur les codifications plastiques établies pour le traitement des ombre noires et des surfaces blanches, les brisures de ces mêmes feuilles rappellent aussi l‘intérieur noir d‘une bouche à deux incisives. Ailleurs, les habitudes visuelles liées aux rapports d‘échelle et d‘épaisseur du trait sont mises en déroute pour faire coexister plusieurs plans synchroniques de l‘image : des lignes épaisses, trop saturées pour que l‘on reconnaisse immédiatement un gros chat cow-boy dans lequel se logent des sortes d‘yeux inattendus, jusqu‘aux pointillés et fils d‘araignée qui parcourent discrètement les pages et obligent constamment à regarder à l‘œuvre le travail plastique, du reste à peine esquissé, de l‘informe embryonnaire et du fragmentaire. Résidus de tous pays, unissez-vous en réseaux ! Réserve en friche, casse, brouillon ou décharge.

 

Dans cette économie libidinale générale, Subvertman part à l‘assaut des actionnaires de Bâfremonde ; déviant les développements sur capitalisme et désir chez Deleuze et Guattari, une radio en appelle à un nouvel érotisme marchand, mot d‘ordre suivi par une pub de rôti membré d‘une bite. Le sous-titre de l‘I. M. 2 annonçait déjà ce menu, en reprenant le slogan d’Auchan : « La Mort. La Vraie. » Internationale merdique, domination du visible et colonisation des sens. La place obscène qu‘occupent quotidiennement les visages des hommes politiques demande à repratiquer des orifices, à en perforer l‘image jusqu‘à l‘aboucher au trou prosaïque asignifiant dont elle procède : la giclure d‘un sein produit la tête de Jospin et l‘autre sein pressé devient la tête suante de Fabius ; celle de Chirac semble un masque de silicone des Guignols de l‘Info tirée par des hameçons ; ailleurs elle disparaît derrière une montagne sacrée et les vapeurs cosmiques d‘une fumée de beu. Pilon, porno et lichette, substances agentes de détournement, offrent une interprétation plus littérale et douloureuse du principe de « détournement » vécu cette fois charnellement, résultat de contradictions matérielles dans lesquelles les uns et les autres se débattent pour s‘inventer une vie (dans L’Internationale merdique apparaissent d‘ailleurs des paroles qui ne sont pas uniquement reprises d‘autres supports).

Le pot de miel de Winnie l‘Ourson devient la figure rêvée de toutes les sources moites, de tous les déversoirs lubrifiants, corne d‘abondance d‘un orifice-Arcadie d‘où le lait et le miel coulent à souhait. Porcinet, juché sur les bourrelets d‘un phylactère à culotte de cheval, en déverse le suc, prélude aux palpations savourées comme un bon gigot ; des langues ou queues poilues sortent comme des asticots de trous perforés à même le blanc de la case-gruyère, alors que des relents de parfums aguicheurs ondulent pour attirer l‘ensemble du cortège vers la colle de quelque canard aux plumes glanduleuses devenues papier tue-mouches. Tout exsude, s‘agite, tremble et s‘excite. Tout bouillonne, fume, sécrète et pollue. Clairement annoncée par les encarts « fumetti per adulti » « Adult only ! » « pour adulte » en couverture des cahiers Kobé successifs, la part pornographique du travail de Bertoyas n‘est jamais séparée de la narration et n‘arrête jamais la discussion en cours (4) : elle devient un expédient de la continuité narrative, un lieu plastique d‘incidence des successions logiques de ce qui s‘énonce au gré des infinis paysages ouverts par le cul. Mais ici ni récit ni parole, les rapports de domination économique en dévoient la possibilité, assoient les coutumes d‘un mutisme de fait. Thésaurisation et valeur-échange de la monnaie vivante : dans L’Internationale merdique, un pont-quille, formé de l‘empilement des pots de miel de Winnie l‘Ourson, figure le Fond Monétaire International qu‘une frontière en pointillé sépare de Mexico... les tirets de la frontière américaine traversent les cases de la double page et passent sur le sexe d‘une fillette héroïne de BD pendant que des jetons comptent la succession des passes et fellations qui se font aux cases du dessus. Passage ou blocage contrôlé des frontières, économie polarisée du sens régissant des figures simultanément réparties dans l‘ensemble des cases. Le second volume de L’Internationale investit davantage les pages complètes en partant d‘images de publicité plus lisibles : la merde bouche le champ, pas de succession narrative possible à moins de mettre en œuvre un travail de décomposition à leur surface même. Ce cycle des asservissements salariés sera déployé ensuite dans plusieurs schémas nébuleux de Parzan, ressemblant à des systèmes digestifs censés « représenter en volume l‘exploitation d‘une matière première » (ce à quoi il est répliqué en swahili : « Kutatoke a mema gani na hayo ? », que peut-il sortir de bon de ceci ?), tandis qu‘une drôle de carte du Tendre mesure et nivelle quelques pages plus loin les degrés d‘excitation du personnage (I‘m on fire baby / the hole / terra incognita / alone in the dark / viva dolor). Les mots en swahili apparaissent dans un récit qui pose clairement le cadre de rapports de prostitution : « Tamu ? », est-ce agréable ?, pendant une fellation ; « Ndiji », banane ; « Mbuya », prostituée, maîtresse. Concaténation des registres de parole, des régimes d‘écriture... Les rapports de domination économique impliquent un repositionnement des pratiques langagières et, parallèlement au plan de la narration, on comprend que la pénétration des langues et des citations joue elle aussi de rapports tensifs avec le lecteur, produisant la scène d‘une érotique référentielle dans les récits de Bertoyas. Les références bibliographiques des citations, auxquelles renvoient presque toujours des astérisques, incluent les numéros des pages : qu‘il s‘agisse de singer le sérieux ou au contraire de le marquer, cette manière de faire agit les deux en même temps. Attention, là on bascule dans un autre régime tout-à-coup, un ordre du discours qui semblait ne pas avoir cours dans ce monde y est convoqué pour y déplacer subrepticement les attentes et les niveaux de lecture.

 

 

Les remarques de Jean-Noël Picq, rapprochant dans un petit film de Jean Eustache sur Le Jardin des délices le concept deleuzien de corps sans organe de la déterritorialisation des fonctions des orifices dans l‘œuvre de Jérôme Bosch (5), pourraient en partie se rapporter au travail de Bertoyas et à son application à user de toutes les puissances plastiques du branchement des orifices de ses figures. La première page de L’Internationale mutique, avec cette tête de Popeye-enfant édenté au long cou sortant d‘une maison, fait penser à certaines créatures de Bosch, en particulier à son homme-arbre à corps de coquille-canard abritant une auberge. Mais cette analogie ne doit pas être traitée comme s‘il s‘agissait d‘une référence claire ; je fais seulement appel à Bosch pour essayer de saisir quelque chose de ce qui me fascine dans ces agrégats disparates. Idem lorsque celui-ci joue de l‘indistinction entre ce qui pénètre et ce qui est pénétré : l‘ambiguïté vaut aussi chez Bertoyas où une braguette semble dotée de lèvres, le sexe qui en sort peut alors aussi bien sembler les pénétrer, sorte de langue-tuyau d‘arrosage sortie de la chatte résineuse d‘un tronc d‘arbre et qui emmancherait les deux corps. Cette impossibilité de distinguer ce qui pénètre de ce qui est pénétré revient à une révocation du sens, dépassé, suspendu ou dissous dans une fabrique asignifiante. Le travail de la case-orifice pourrait être vu comme la proposition d‘autant de zones érogènes supplémentaires, postiches, adventices, qui seraient proposées et offertes à loisir au gré de la lecture et pourraient s‘accorder avec les jeux de détournement et d‘appropriation de l‘industrie pharmaco-pornographique d‘une Beatriz Preciado. Le gode comme ersatz qui supplante le phallus. Langue perforée de clous, défécations champêtres, une main tranche dans la case-toile avec un couteau à beurre... Forte de toutes ces perforations, la case-orifice est même clairement réservée à notre intention à plusieurs reprises : deux boyaux, aboutés comme le rebord d‘un pot de miel de Winnie, forment une cavité naturelle résineuse posée dans la pelouse. Les hachures, habituellement codées comme les signes de l‘herbe, sont égrenées à la surface de la case comme un pelage et forment pour elle une pilosité d‘aisselle rasée ou de pubis filandreux. La case devient corps génital, animal, surface de contact érogène. Toujours dans Le Jardin des délices, Jean-Noël Picq compare aux cinq sens ces sept orifices recensés par les sciences sacrées, pour remarquer qu‘à partir de ce décompte la différence des sexes ne vaudrait que pour 1/7ème. Mais, à l‘opposé de cette réciprocité sensorielle, se joue aussi le théâtre de la construction codifiée du regard, qui pousse à interroger les figures reterritorialisantes de la pulsion scopique chez Bertoyas. Dans Une sale histoire, le même Jean-Noël Picq raconte avoir déployé une patience tenace pour atteindre un accès visuel direct au sexe de celles qui pissent grâce au trou de la porte rabotée des chiottes d‘un bar, et formule le postulat métaphysique de l‘existence première du trou, autour duquel le monde entier se serait ensuite construit et échafaudé. Ce modèle extrêmement polarisé du regard est mis en évidence par Bertoyas dans une double page où la case érogène s‘étend en stigmates devenus sexes féminins, coquilles d‘huître aux lèvres en forme de cœur, que regarde intensément un petit chien en peluche à béret-téton et yeux pointés à tête de glands, exsudant, braqués vers les deux cavités arma christi aguicheuses (6). Pulsion scopique devant les images supposées passives et pour cela toujours conçues comme féminines (7). Si je ne me trompe pas complètement en croyant reconnaître, discernable derrière la peluche, une citation des hachures des autoportraits gravés de Rembrandt, il s‘agirait ici de jouer la possibilité d‘un autoportrait en petit chiot. Souvent dans L’Internationale mutique, les cases nous regardent et suggèrent un retrait silencieux. La forêt a des yeux, la prairie a des oreilles. Trou de serrure divin derrière lequel se tient le trou d‘un œil, yeux frits au plat, case parcourue de luettes-œil, autant de figures qui nous présentent l‘œil comme orifice — rappels diffus de la visagéité si l‘on se souvient du sens premier du terme « os, oris », le visage — et le regard comme trou, voire comme instance de perpétration d‘une schize sans cesse réitérée. Par-delà le principe de plaisir, Patrick Gullon circonscrit au gré de ses assemblages certaines figures inquiétantes de la jouissance qui pourraient, là encore, être rapprochées des inventions idiosyncrasiques de Jérôme Bosch. Si les grenades, graines, et autres pistils-yeux-glands qui parsèment L’Internationale supposent une pollinisation fertile et en font autant de déclinaisons du pot de miel de Winnie l‘Ourson, celui-ci trouve aussi ses contrefigures : l‘espèce de gigot aux bandelettes de momie qui singe les rayures de Porcinet, ou encore la peluche entièrement bandée, semblent annoncer une figure récurrente des récits de Bertoyas, notamment dans Lolch, Kluft et Nicy : celle de la tête coupée entourée de bandelettes, chef sans visagéité où le cou tranché devient orifice, tête-momie devenue bouche suceuse où se soulage un camionneur dans Kluft. Un vase-reliquat, non plus orifice sécrétant mais lieu irremplaçable du dépôt, aux traits cachés et à l‘intérieur opaque.

 

 

À côté de ces figures intransitives de la case érogène comme corps étanche et réceptacle dressé symétriquement à l‘inquiétude du regard, la case-orifice sert parfois littéralement la construction du récit : dans Norak le fils de Parzan, une guenon raconte avoir assisté à une tentative de sodomie puis demande à son amie de lui regarder le cul, « cul de singe quoi », par le trou duquel l‘histoire se prolonge, ouvrant un emboîtement narratif vers un autre lieu, où se trouve Norak... Façon pratique de singer, en les ravalant au statut organique du boyau, les effets des cadres-trous de la Warner Bros. Ou de la Metro-Goldwyn-Mayer qui s‘ouvrent au début des dessins animés et se referment sur les personnages en fin d‘épisode. Une grotte-anus est aussi aménagée au début de Nicy. Cette interprétation littérale des imbrications diégétiques et des différentes manières de s‘introduire, de conclure ou d‘en finir, se trouve aussi dans un très joli « fin » écrit à bout de queue au sperme de chiot dans Men in Blue. Contre la fixité « justifiée » ou « réglée » de la mise en page et des standards immaculés de l‘affichage, Bertoyas ramène constamment les codes cinétiques dématérialisés à une charge physique agente ; reprise de pouvoir sur les signes, qui redeviennent agis, résultant d‘actions, montrés en tant qu‘ils sont saisis dans un devenir fluctuant.

« Le corps straight est le produit d’une division du travail de la chair selon laquelle chaque organe est défini par sa fonction. Une sexualité quelconque implique toujours une territorialisation précise de la bouche, du vagin, de l’anus (8). » Que Patrick Gullon se tienne à la clarté organisationnelle des six cases par page comme à un donné biologique montre qu‘il choisit d‘opérer à partir d‘un canevas de trous qui pourrait convenir au corps straight des BD standards, ou dites grand public, pour ne pas cesser d‘en déterritorialiser les fonctions. La surface de la page peut fuir dans une mise en dérive ou, au contraire, agir comme stade du miroir, instance d‘organisation des cases-orifices. S‘il est vrai que les orifices ne s‘organisent que dans l‘image du miroir, et s‘il est vrai que seuls le miroir et le cadavre assignent un espace « à la rage utopique qui volatilise sans cesse notre corps » (pour reprendre les mots de Foucault dans sa lecture radiophonique sur le corps utopique), il est également vrai que l‘image du miroir se trouve dans un espace inaccessible, laissant librement opérer partout ailleurs les puissances utopiques du corps et ses multiples voies d‘accès aux invisibles. Parole et jeux de regards s‘entraînent réciproquement pour que faire l‘amour conduise chaque fois une dérive depuis un autre lieu, quoique les mêmes points de focalisation soient souvent réactivés. Chez Gullon comme chez Bertoss, savoir et connaître sont toujours mutuellement en jeu, comme l‘épreuve et la traversée du vivant précèdent et conditionnent toute possibilité de discours, jamais détachée de ce plan pour s‘instaurer en discours « sur quelque chose ». Yeux, chatte, tétons, anus ou trou de bite, orifices indifférenciés de perceptions sans hiérarchie prévalente. Lire Bertoyas revient à fréquenter son trou hallucinogène et mouiller dessus, comme je vais éprouver que je ne sais pas ce que je croyais savoir aux côtés d‘une vieille maîtresse ; Bertoyas, roi de l‘autruche sexy et vieille maîtresse psyché.

 

Notes