La réalité ergotropique de la BD

par Gilles Le Guennec


Un contrat de lecture lie l’auteur de bande dessinée à ses lecteurs potentiels. Il en est de ce lien comme à l’égard du roman où la dramaturgie est attendue avec la sanction de l’arnaque à la clé. La liberté du dessinateur comme du scénariste réside dans leur capacité à rompre le contrat, non par une conviction qui néglige l’autre qui attend de la narration plus ou moins réaliste, mais par le fait que le dessin, pictural ou non, a sa propre organisation qui en impose à ce qui est dit, dû et voulu. Déjà le passage de l’intercase (1), du blanc zéro à la gouttière, puis à l’ellipse, révèle une réalité incertaine lorsqu’on en parle. Car de quoi parle-t-on ? De l’illusion nécessaire à laquelle pourvoit largement la linéarité des cases (ellipse), de l’art abstrait qui les défonctionnalise, du code qui impose une lecture narrative ?

Quatre sortes de confiances sont à la base de la production de bande dessinée: celle qui a trait à l’objet visuel et conçu où la forme porte fortement ou non une représentation, celle qui situe l’auteur comme le lecteur dans un rapport professionnel et déontologique d’obligation de résultat, celle qui se rapporte aux codes du sens institué de la sémiotique lorsque l’échange d’informations est non-verbal, celle enfin qu’on néglige et qui explique pourtant largement et spécifiquement ce qui assure l’effet et rassure le lecteur: la technique.

Qu’est-ce donc que la technique lorsqu’elle sert la bande dessinée? Avant d’y répondre, il faut ajouter : quelle est-elle lorsque, aux limites de son fonctionnement, elle dé-sert?

Déclinons l’absurdité, les non-sens jusqu’au hors-sens de la BD : l’arbitraire d’un code de la technique de représentation, son impropriété d’objet conçu qui ne rejoint pas la logique de la perception, l’insatisfaction liée à

une valeur acceptée parce que normée; ajoutons l’absurdité spécifique du dessin qui procède par traçage dont les tracés mettent le monde à plat et ne vont nulle part. C’est ce qu’on appelle le non-sens. Celui de la BD est déclaré lorsqu’elle ne rend pas le service d’une compréhension du monde. Ce n’est pas alors de sens qu’il s’agit, mais de finalité d’action outillée.

Pourquoi s’attarder sur ce côté absurde?

 


Les boîtes ne sont pas faites pour ranger les idées... et pourtant elles les rangent, cette phrase rejoint l’absurdité d’une division de la page en autant de dessins qu’il y a de cases contre la nécessité de produire, pour une fonction narrative, un nombre de cases à raison du nombre d’évènements à transcrire. Par quoi commence-t-on ?

Ni l’une ni l’autre des nécessités ne s’impose exclusivement : si le dessinateur fait d’abord le décompte des moments importants et définit en conséquence un nombre de cases avec des grandeurs à la mesure de leur intérêt supposé, il est déjà dans le déni d’une relativité tech- nique. Sa clairvoyance ignore l’aveuglement et la voyance des dispositifs qu’il met en œuvre. S’il accorde toute la place à la division de la page par traçage, au trait sans souci de la ligne représentative, il risque de se perdre dans des lieux d’abandon où ne pénétrera aucun lecteur, avide de surprises mais aussi de compréhension.

Résoudre ce dilemme suppose qu’on alterne constamment deux sortes de conduites. Et surtout qu’on relativise les effets de non-sens en les imputant à la structure technique qui n’a pas le souci des visées du dessinateur qui d’ailleurs ne fait pas que dessiner et qui, volontairement ou non, collabore avec un autre constructeur du livre.

Préalable

L’exclusion de l’objet est le préalable et la préoccupation constante de cette analyse qui voudrait pointer la part de la conduite technique dans la bande dessinée, sa spécificité d’art. Autrement dit, capacité d’action et capacité technique sont en cause et pour comprendre l’enjeu de cette dualité de la conduite, un préalable est nécessaire: quitter provisoirement le monde de la représentation narrative pour aborder spécifiquement celui de la manipulation. Faute de quoi, il serait vite question de tout et de rien.

Capacité technique : l’album dessinant et dessiné

Fondamentalement liée à une technique du dessin, la BD risque en effet d’accaparer notre attention par ce qu’elle vise, un effet narratif, une représentation d’images traversées du signe. À suivre cette voie, on formaliserait des effets de sens en focalisant sur les formes diverses de BD. Ce qui veut dire qu’il ne sera pas question ici d’image en tant qu’indice lié au sens mais de trajets outillés en tant que moyens et fins élaborés. Ainsi, la ligne fera place au trait, la forme au coup de main, le thème aux dispositifs de la tâche, le rhème à l’unité machinale, pour n’invoquer que quelques conséquences principales.

Capacité d’action : les représentations produites et à produire Le retour de la fonction accordée au dessin apparaît par la contradiction qu’elle apporte à la technique pour éviter que celle-ci n’aille nulle part. Mais céder à la fonction déictique de la bande dessinée, n’équivaut pas à congédier le rapport à ses conditions de fabrication. Des productions analytiques sont déjà là qui montrent clairement ce propos.

L’album dessinant et dessiné

Plus que la bande à pertinence historique, c’est le livre qui constitue le nécessaire technique du dessinateur de BD, incorporant, avant la reliure qui forme aussi l’éventuel effet de récit, la machine du planage-découpage-formatage et avec laquelle le traçage-colorisation forment chantier. Le chantier de l’album dessiné tient techniquement à cette complémentarité entre machines. Essayons d’en relever les contraintes et les promesses.

 

Le trait

Il est souvent relevé pour asseoir un style. En tant qu’il manifeste un matériau, il y a à le comprendre comme une identité de moyen qui s’oppose à tous les autres : fluidité, rigidité, fragilité, solidité sont des pouvoirs élaborés qui traversent le trait en ses qualités. Sensibles plastiquement, ces réalités mécanologiques peuvent porter la magie d’un autre monde forcé à être par la puissance du trait. Pratiquement, il n’a qu’à donner à voir et le contraste de valeur (clarté) suffit pour cela.

Le coup de main

Comprenons bien que le coup de main n’est pas le tour de main du métier, il n’est pas lié à un apprentissage professionnel ; il est propre à chaque technicien que nous sommes, averti ou non des usages artisanaux, industriels ou artistiques. Attaché à la virtuosité, ou contre elle, à la simulation d’une conduite hésitante, il est ce qui se fait d’un seul coup en une unité de moyen élaboré qui n’a pas à se chercher. L’hésitation non feinte est toujours là, mais elle n’existe qu’à s’opposer à l’assurance de la technique, en manifestant une attention, une défiance par rapport à ce qui se ferait facilement. Par ce ductus (2), un rythme apparaît, une métrique discrète qui soumet le dessin à une scansion plastique. Magiquement, ce sont plus que des unités gestuelles, des éléments d’espaces aquatiques, enrochés, herbeux, bétonné, etc. des porteurs d’ambiance, d’environnements divers, des émotions, une dépense d’énergie ou une économie. Pratiquement, ils montrent l’épuisement de la charge du pinceau ou sa neutralisation par le réservoir du stylo.

Le dispositif

Comprenons bien que le dispositif n’est pas ce qu’il convient de faire, il n’est pas la règle qui valorise l’activité de par le seul fait de son observance. Il est ce qui fait exister techniquement la tâche comme une identité qualificative de la façon de faire, un critère matériel de la disponibilité de telle ou telle fin technique partie intégrante d’un système de différences des fins entre elles. Bien que le dispositif ne s’implique jamais seul, il intervient plastiquement pour conférer un registre formel au dessin, celui de l’arabesque quand la ligne se dessine en méandres qui se font écho, la part prépondérante de la linéarisation par un tracé sec, de celle du formatage par un rapport aux bords particulièrement exploité, ou de la colorisation par abolition du marquage linéaire. Ces variantes de réalisation peuvent prendre un caractère magique lorsque l’image paraît prendre sa source dans les accidents de surfaces liquéfiées ou apparaître par ségrégation dans les enchevêtrements d’un réseau linéaire informel. L’installation du dessinateur joue son rôle pratiquement dans le repérage spontané des zones d’intervention.

La machine

L’unité d’intégration des dispositifs est opérante à chaque instant: colorisation et linéarisation sur planage font les lignes comme les surfaces, impossible de les dissocier même si, par esthétisme, le constructeur voudrait privilégier le dessin sans la couleur ou sans le plan. Plastiquement, la machine se remontre dans l’unité formelle que le dessinateur travaille jusqu’à la cohésion maximale de l’ouvrage : « tout est important », dit-il alors.

La covalence des matériaux

Matière, énergie ou lumière ne sont que le matériel dématérialisé par une analyse en matériaux. Ainsi, « les immatériaux » (3) ne sont pas propres à une technologie avancée qui tend à réduire la part des substances dans les techniques. Le matériau n’est pas la matière, et il peut aussi bien se réaliser par de l’énergie. Celle des lasers dématérialise les murs de nos villes en les faisant rejoindre les pages de nos livres. Le matériau en cause n‘est autre que l’opacité du support qui assure le renvoi de la lumière. Mais, selon des façons de faire low tech, la souplesse de la feuille de papier n’est pas rivée à celle-ci, elle est aussi bien celle des danseurs.

La covariance des engins

Les coups de main varient par leur mise en rapport avec les supports des lieux divers de leur inscription : fragile, le papier se déchire et le trait ralentit car le dessinateur sait qu’il peut détruire son trait par une avancée brusque ; inversement une célérité est gagnée relativement à des surfaces dont la solidité est assurée par la dureté d’un plastique. Ainsi peut être repérée l’interdépendance du support et du colorant.



Les types de machines

La technique offre à tout constructeur la capacité à repérer de la similarité entre les machines par le dispositif qu’elles partagent.Dans la bande dessinée, la linéarisation est principalement sollicitée, mais le dessin n’est pas le seul secteur où ce dispositif est agissant : pointe traçante en déplacement, la même tâche est à l’oeuvre dans le ski où la plupart des skieurs n’ont que faire de leurs traces. Art involontaire, les piétons pestent contre les déjections de nos animaux mal maîtrisés parce qu’ils ont glissé sur un étron de trottoir.

Les enchaînements de machines

La complémentarité est aussi disponible par la technique et détermine des conduites par le seul fait de la coordination des machines. Leur simple juxtaposition étant une vue de l’esprit idéaliste et notionnelle. Ainsi le dessin doit au lieu où il s’inscrit jusqu’à le transformer dans le même temps qu’il prend forme, ceci parce qu’il prend format. On doit à l’enchaînement des machines, le rapport du dessin au format qui inclut :l’amplitude du geste graphique, son échelle induite ;

l’intégration des proportions de la page l’orientation du dessin par reprise de celle de la pagela fragmentation du dessin dans le rapport au bord

la déformation du dessin par compression ou extension des tracés

Ainsi la technique se montre de par ses deux faces outillées : fabriquant et fabriqué, lesquelles projettent réciproquement leur utilité et leur matérialité, ce qui donne lieu à de l’identité et de l’unité partielle que sont la similarité et la complémentarité. Mais il faut encore pour rejoindre ce qui se fait quand on fait, relativiser cette structure, et introduire la dialectique qui la réaménage dans une production toujours singulière parce qu’elle prend en compte une conjoncture toujours changeante : la technique de tel constructeur à la rencontre de celle des exploitants, le trajet lui-même, moyen et fin de l’action outillée, et le cadre spatial, temporel et financier qui rend encore possible ou non telle réalisation.

Les représentations produites et à produireLe rapport au temps ne situe pas la BD dans l’ordre de l’histoire, bien qu’elle nous raconte des histoires. Le fait en cause est celui de la production déictique, qu’elle porte sur une représentation de la durée par mise en vignettes des moments pertinents ou qu’elle déjoue ce rôle courant par une recherche moins linéaire. Le sujet n’est pas sollicité bien qu’il y ait autant de techniques que de dessinateurs parce qu’il ne s’agit pas de le vêtir, de le loger ni de satisfaire aucun de ses besoins naturels et sociaux. Il s’agit de produire de la représentation. L’objet, l’image et la pensée s’imposent pour soumettre le traçage aux visées, car par principe technique, ce qui est tracé comporte des manques et des excès.

La virtuosité du dessinateur n’est pas en cause mais l’attention et l’inattention constitutive de la technique. Un asservissement prime qu’il convient de souligner pour rendre compte de la pleine participation du dessinateur à son ouvrage, le distrayant de tout ce qu’il a à faire par ailleurs. L’accaparement n’étant que momentané puisque la technique vient à son secours, rappelons-le.


Notes