Regarder lire Ici de Richard McGuire,
par Loïc Largier
Un a priori négatif me fait acheter Ici de Richard McGuire, qui a tant fait parler. Les questions qui se jouent, avant même que je ne l'ouvre ― ayant lu la version originelle, courte, parue en 1989 dans Raw — intéressent mon rapport à la bande dessinée. Cet a priori inquiétait ma lecture. Pourtant, ce fut une agréable surprise, si tant est qu'une lecture agréable soit un compliment pour ce qui se veut un grand œuvre. Mais une appréhension persiste.
« On apprend à se méfier de ce qu’on ressent. À chaque fois, lorsqu’on décide d’écrire sur un livre, c’est tout un effort pour dépasser le constat premier que telle œuvre nous a touchés, que telle page a fait jouer en nous une corde sensible. »
Julien Meunier, Le plein, le vide, puis le vide, in Pré carré
n°5
Ce n’est pas tant la lecture d’Ici qui m’a le plus mis à mal, que les attendus créés par les textes publiés autour de ce livre. Surtout, c’est la notion d’ouverture, ouverture du champ même de la bande dessinée que produirait ce récit, dont il serait responsable, qui semble la plus discutable.
Ici, c’est ce que l’on supposera au long de ce texte, est le parti-pris du consensus et, finalement, quand les observateurs voient là un renouvellement de la forme bande dessinée passant par l’extension de son champ, il a inversement joué le rabattement de l’ensemble de ses enjeux sur des questions qui relèvent particulièrement de la bande dessinée. Ainsi, au lieu de procéder à l’ouverture du champ bande dessinée, ce qui consisterait à l’emmener voir, trivialement, ailleurs, il apparaît que toutes les techniques utilisées par McGuire pour traiter son livre visent à tout ramener vers la bande dessinée, alors même qu’il affirme ne pas savoir ce que c’est.
« Considérez-vous que ce que vous faites est de la bande dessinée, ou peut-être quelque chose en marge de la bande dessinée ?
R. McGuire : Je ne sais pas. Il y a plusieurs façons de répondre à cette question. Tout d’abord... Je discutais avec un ami qui est plus un auteur de bande dessinée que moi. Il m’a demandé : « utilises-tu des bulles ? » et j’ai répondu « oui ». Et il m’a dit : « Alors, c’est de la bande dessinée. » Pour lui, c’était le point important. » X. Guibert, Richard McGuire, entretien (http://www.du9.org/entretien/ri- chard-mcguire/).
Il va s’agir de voir comment un corpus de textes qui vient entourer la sortie d’un livre produit des inclinations de lecture, propose des modalités de réception qui orientent nécessairement la vision que le lecteur peut en avoir.
Inventer une forme apparaît — c’est une vision romantique — comme l’acte qui forge une personnalité en tant qu’auteur, en tant que génie créateur, artiste.
« Je pense que c’est un génie. » Chris Ware, 3ème de couverture de l’édition française.
Ici serait le genre d’œuvre qui ouvre le champ de la bande dessinée, le transforme durablement, y entre avec force et violence et en ressort dans le même mouvement, mais en le laissant fortement marqué, à jamais transfiguré.
« On pourrait néanmoins ajouter qu’il existe des textes qui, s’ils ne produisent pas de filiations directes (c’est-à-dire qu’ils ne « laissent pas de descendants »), transforment tout de même profondément « l’espèce ». Ici de Richard McGuire est un de ces projets qui ne formera sans doute pas d’émules, mais qui vient changer la donne pour l’entièreté de la production. »
Pedro Moura, Benoît Crucifix, Une mémoire pour contenir le temps (http://www.du9.org/dossier/une-me- moire-pour-contenir-le-temps/)
Transformer profondément l’espèce bande dessinée sans laisser de « descendants » ? Sortie du néant et de la libre ingéniosité de l’auteur, mais dont la puissance d’action — incomprise par ses contemporains praticiens — est vue par les commentateurs qui en devinent le génie à l’œuvre.
« Xavier Guilbert : Considérez-vous que ce que vous faites est de la bande dessinée, ou peut-être quelque chose en marge de la bande dessinée ? Vu que la définition de la bande dessinée est souvent restrictive, ou qu’elle s’attache à certains éléments précis. Vous utilisez des cases et des phylactères, ce qui fait que d’un point de vue formel, cela signifierait qu’il s’agit de bande dessinée [...] »
Xavier Guibert, Richard McGuire, op. cit.
Alors même qu’une vision réductrice de la bande dessinée est à l’œuvre dans cette lecture, s’annonce son dépassement, son ouverture vers des espaces autres, sans pour autant qu’on sache rien de l’altérité de ces espaces.
« En ce sens, c’est un fabuleux exemple de bande dessinée expérimentale. En utilisant ce terme « d’expérimental », je ne me réfère pas à ces ouvrages qui « repoussent les frontières » ou « apportent de nouvelles possibilités » dans le mode d’expression que nous appelons la bande dessinée. Ils ont leur intérêt, mais l’adjectif « expérimental », à proprement parler devrait être utilisé pour des œuvres où des choix formels, de nouveaux modes d’organisation au niveau de la structure ou de la matérialité du projet sont employés non pas pour être réintégrés (ou devrait-on dire « re-territorialisés » ?) dans un programme narratif ou figuratif, ni dans l’extension de conventions génériques, mais plutôt pour marquer le signe d’une crise continuelle de la forme même (c’est-à-dire, dans le langage de Deleuze et Guattari, des modes qui mènent un véritable travail de déterritorialisation). »
Pedro Moura, Benoît Crucifix, op. cit.
La déterritorialisation suppose, de fait, l’existence d’un territoire qui, même si les limites en sont floues, témoigne néanmoins de l‘existence de frontières ou encore de clôtures qui serviraient deux tactiques:
― l’institution d’un territoire, d’un espace en soi c’est-à-dire une zone dans laquelle des déplacements sont possibles pour un corps appartenant à ce champ, ― mais aussi la séparation et la rupture avec les autres champs.
Réaliser un champ revient à produire d’autres champs alentours. Il est intéressant de noter — et peut-être cette question aura-t-elle à voir avec la bande
dessinée — que la question de la frontière stricte naît pour la cartographie et plus particulièrement dans le système des townships aux USA et qu’en ceci elle est avant tout une représentation graphique. Avant cette instigation par un marquage graphique sur un territoire dessiné, il n’existait pas de limites clairement établies, mais des zones tampons n’appartenant ni à l’un ni à l’autre des territoires qui les jouxtaient.
Il faudrait pour que la question de la déterritorialisation en bande dessinée soit efficiente que le territoire de celle-ci soit clairement circonscrit. Or cela apparaît pour l’instant lointain et toute tentative de faire le jeu d’un expanded field de la bande dessinée ne peut avoir lieu que sur la base d’une vision réduite de celle-ci, c’est-à-dire sur son image, au sens anglais du terme image s’opposant à celui de picture.
« Quelle différence y a-t-il entre picture et image ? Partons du vernaculaire, d’une distinction anglaise intraduisible en français : « Vous pouvez accrocher une picture, mais vous ne pouvez pas accrocher une image.» La picture est un objet matériel, une chose que vous pouvez brûler ou abîmer. L’image est ce qui apparaît dans une picture et qui survit à sa destruction – dans la mémoire, dans le récit, dans des copies et des traces au sein d’autres médias. [...]. L’image n’apparaît jamais sans média mais elle est aussi ce qui transcende les médias, ce qui peut être transféré d’un média à un autre. »
W.J.T. Mitchell, Iconologie
On considérera ici que l’image de la bande dessinée est celle qu’elle donne à voir, panoplie d’effets visuels qui lui donnent une forme parfaitement et clairement identifiable et qui en semblent les constituants essentiels (cases, cadres, bulles, ...).
Pourtant les choses ne vont pas d’elles-mêmes, il n’y a rien qui aille de soi dans la pensée. Dire qu’Ici (version de 1989) de Richard McGuire
« allait devenir au fil du temps une référence incontournable de toute discussion sur la question du «champ élargi » (expanded field) de la bande dessinée. »
Pedro Moura, Benoît Crucifix, op. cit. ne peut que poser problème. Que voudrait dire la question du champ élargi dans la bande dessinée ? Idiot, je ne sais ni ce qu’est la bande dessinée en tant que telle, ni ce que veut dire champ élargi en ce que, tel que l’utilisait Rosalind Krauss, ce motif suppose l’existence d’au moins quatre termes liés dont les arrangements permettent de penser des espaces et de nommer les objets (dans le texte d’où est tiré ce concept, Sculpture in a expanded field, la question de la sculpture se trouve repensée dans les intersections de quatre termes : paysage/non-paysage, architecture/non architecture. Quels termes appliquer au cadre de la bande dessinée?) et que ce champ s’inscrit dans une idéologie de l’histoire de l’art qui veut opposer modernisme et post-modernisme.
Ces critères entrent-ils encore en vigueur aujourd’hui et sont-ils pour autant efficaces ou encore le sont-ils pour la bande dessinée ?
« Rosalind Krauss travaille à rendre visible le dépassement des catégories classiques instituées pour classer les pratiques artistiques (peinture, sculpture, architecture...). Elle invente la notion de « champ élargi » (traduction de l’expression « extended field » en anglais). [...] Cette analyse met en valeur une rupture de conception dans la construction de l’histoire de l’art, en dehors de la notion de progrès et de dépassement typique de l’ancienne vision moderniste. Ainsi ce champ fournit- il tout ensemble une structure élargie (mais finie) dont l’artiste peut occuper et explorer les différentes articulations, et une organisation du travail qui n’est plus dictée par les propriétés d’un médium donné.» Rosalind Krauss, Jean-Pierre Criqui, L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, cité dans Avec Et Sans Peinture (http://www.macval.fr/IMG/pdf/ CQFD_p6_final.pdf).
À noter que la forme actuelle d’Ici de Richard McGuire semble inviter à une lecture résolument progressiste et évolutionniste dans le champ de la bande dessinée alors qu’il apparaît en faire jouer les critères formels les plus déterminants.
J’irai plus loin en supposant que ce qui faisait la radicalité de la nouvelle Ici de 1989 est noyé dans le cadre de ce nouveau livre par tout un processus de rabattements sur le champ de la bande dessinée éminemment liés à des questions techniques, et apparaît ainsi affaibli par toute une série de choix qui ont trait à la question du lisible, et en ce qu’elle serait essentielle en bande dessinée.
« Il va de soi que cette notion de «lisibilité» (Leisbarkeit) extrêmement originale, bat en brèche par avance toute compréhension vulgaire ou néo-positiviste du «lisible» qui se prétendrait capable de réduire l’image à ses « thèmes », à ses « concepts » ou à ses « schèmes ». La lisibilité benjaminienne de l’image n’est à comprendre que comme un moment essentiel de l’image elle-même ― qu’elle ne réduit pas, puisqu’elle en procède ―, et non comme son explication, par exemple son explication iconologique entendue au sens de Panofsky. »
G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde
Avoir sous les yeux le livre Ici de Richard McGuire aux éditions Gallimard c’est être face à un espace qui serait presque celui d’un tableau. Pas d’éditeur, de collection, ni même d’auteur. Un titre, qui tente de se dissimuler en tant que tel. C’est une fenêtre, encadrement blanc, deux carreaux sur un mur gris. Matière comme faite à l’aquarelle, avec des réserves d’eau où elle aurait séché. Deux carreaux, celui du haut beige orange, celui du bas, ouvert, donne sur un fond noir. Un rideau tombe sur la droite. L’ensemble de l’image est coupé par une ombre, de biais, en triangle. Le titre Ici ferré à droite comme se cachant derrière le rideau, ou émergeant de celui-ci, comme un regard fureteur vers nous, lecteur. Cette première de couverture, c’est un pan de mur percé d’une fenêtre dont le texte, émergeant de derrière le rideau nous invite à entrer. Pan que Georges Didi-Huberman déduit du punctum Barthésien.
(G. Didi-Huberman et J. Birnbaum, Puissance des images, pouvoir du langage, Assises internationales du Roman, http://www.lemonde.fr/livres/ visuel/2015/06/01/les-assises- internationales-du-roman-31- mai_4644506_3260.html )
« Enfin il fut devant le Ver Meer, qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu’il connaissait, mais où, grâce à l’article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. [...] « C’est ainsi que j’aurais
dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune.» M. Proust, La prisonnière
Cette image-tableau, c’est donc un pan, et de mur et de l’histoire de l’art. Typologiquement lié à l’histoire de l’art et à l’histoire du regard.
« Je trace d’abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, et qui est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire »
Alberti, Della Pittura
C’est une annonce. C’est ici, c’est-à-dire derrière cette fenêtre, dans ce livre, qui est de fait une maison, que tout va se dérouler.
« Dans une bande dessinée, on l’a parfois dit, les cases sont comme des petites maisons. »Benoît Peeters, Écrire l’image. Un itinéraire
C’est une promesse que ce rideau voile encore, jusqu’à ce que soit tournée cette page de couverture, ouvert ce livre, une promesse d’un être-là ou plutôt d’un sera-là. Derrière cette page c’est toute l’histoire qui sera dévoilée. Filant la métaphore du livre comme monde et de la bande dessinée comme espace habitable, Ici n’apparaît pas seulement comme une présence géographique, que serait cet espace clos du livre, mais aussi temporelle comme le souligne le titre de l’article de Balthazar Kaplan, un maintenant (http://www.du9.org/dossier/ici-mainte- nant/ )
À souligner aussi, la quatrième de couverture de ce livre, un mur, une façade aveugle, sans fenêtre, monté de briques rouges, plus quelques feuilles jaunes en haut. Entre ces deux espaces définis, soulignant l’absence de tout paratexte habituellement présent sur les couvertures des livres, à l’exception du code barre ici bien présent, entre la fenêtre ouverte de la première de couverture, le pan de mur en quatrième, une zone, véritablement, formellement, visuellement, grise. Cette absence de paratexte (hormis une biographie de Richard McGuire sur la jaquette ainsi qu’un succinct résumé) amène à s’interroger sur ce qui construit le récit d’un livre. Dans le cas d’Ici on voit que l’ouvrage se donne dans toute sa puissance d’œuvre, comme surgissement, et non comme une nouvelle livraison d’un auteur qui viendrait compléter son corpus. Ceci aussi parce que McGuire est un auteur rare dans la bande dessinée.
« X. Guilbert : Nous sommes ici dans un festival de bande dessinée, mais à part le livre Ici, vous avez produit peut-être une douzaine de planches de bande dessinée...
R. McGuire : Moins... »X. Guibert, Richard McGuire, op. cit.
C’est une stratégie du silence l’enveloppant de mystère et laissant toute la place aux commentateurs pour élever ce travail au rang d’œuvre d’art. Cela vise aussi à laisser accroire qu’il n’y aurait rien à ajouter à ce travail, qu’il tiendrait seul, comme l’on dit d’une peinture qu’elle se tient ou encore qu’elle tient le mur.
Une question alors : est-ce mon rapport à ce travail ou alors tout est fait pour que celui-ci se tienne dans un rapport à la bande dessinée qui l’en excluerait ou, tout du moins, l’en tiendrait à distance ? Et surtout le ferait tendre vers l’art ?
« Parfois, quand j’en parle, j’aime le présenter comme un livre d’artiste qui se ferait passer pour un roman graphique. »
X. Guibert, Richard McGuire, op. cit.
L’insistance sur la nature atypique de cette forme la fait apparaître comme totalement neuve ou, en tout cas, sans histoire, sans généalogie. Une idée d’il y a 25 ans qui a su garder toute sa force de frappe, de même que l’on dit d’un objet fort qu’il frappe l’imagination,
« Vous utilisez des cases et des phylactères, ce qui fait que d’un point de vue formel, cela signifierait qu’il s’agit de bande dessinée, mais en même temps on dit souvent que le premier « Ici » était avant-gardiste, et vingt-cinq ans plus tard c’est toujours le cas. Est-ce que cela voudrait dire que durant ces vingt-cinq années, la bande dessinée n’a pas vraiment évolué ? »
X. Guibert, op.cit.en faisant ainsi une œuvre orpheline d’ascendance et de descendance, mais surtout une œuvre unique en son genre puisqu’elle créerait les conditions et outils de son existence en dehors du champ codifié de la bande dessinée. Sous ces aspects, se déportent les enjeux de la nouvelle Ici de 1989 réinscrits, en 2014, dans les instances d’énonciation de la bande dessinée.Ce que pose d’emblée la dernière mouture d’Ici, c’est cet aspect fragmenté du récit, celui-ci se constituant petit bout par petit bout, bloc par bloc, à l’image d’un mur que l’on monterait avec des pierres d’origines, de formes et de matières diverses. C’est un récit qui se constitue en creux, par reconstitution d’un ensemble de lignes portées de bout en bout du livre et qui surgissent dans une organisation qui aurait tout à voir, selon l’auteur, avec une composition musicale et, aussi, avec le hasard.Selon un dispositif qui diffère de la nouvelle de 1989, viennent affleurer des temporalités diverses au sein d’un espace, un fond, représenté à des époques différentes, mais stable géographiquement.En 1989, McGuire, dans Ici forme brève, le fait à partir d’une conception tabulaire de la planche qui ressemble déjà à une bande dessinée, le gaufrier en 6 cases. Il faut noter que ce travail reposait alors sur l’émergence d’une visualisation particulière propre à l’ordinateur et au système de fenêtres de Windows.
« Xavier Guilbert : Revenons vingt-cinq ans dans le passé, à la première version de Ici. D’où vient-elle ? Formellement, il y a un parallèle avec la bande dessinée, mais elle ne s’appuie pas sur les stratégies de lectures qui sont centrales à la bande dessinée.
Richard McGuire : Je pense qu’elle est encore plus accessible aujourd’hui à cause de la manière dont nous abordons Internet. Gérer une multiplicité de fenêtres semble si naturel aujourd’hui. C’était l’une des inspirations à l’origine. [...] Je venais de voir une conférence d’Art Spiegelman, et ce que j’en avais tiré, c’est que les bandes dessinées sont par essence des diagrammes. [...] Puis un ami est venu me voir, et m’a parlé de ce programme, Windows. C’est à ce moment que je me suis dit : je peux avoir plusieurs représentations du temps. »
Xavier Guibert, op. cit.
25 années plus tard, la visualisation proposée par les programmes informatiques et surtout l’émergence d’internet semblent avoir, principalement, amené McGuire à reconsidérer le dispositif à l’œuvre pour son livre par un passage à l’espace écran. Un fond qui est aussi une double page, au centre une pliure, figure minimale du livre.À noter que ce livre version papier sort en même temps qu’une version numérique, qui ne repose plus sur l’action de tourner les pages mais sur la relance aléatoire des images sur le fond de la pièce.
Renvoi à la conception graphique des sites internet, en ce qu’Ici prendrait le parti du flat design, contre celui du skeuomorphisme. Alors que cette conception des sites avait à voir avec une certaine idée du réalisme dans les matières notamment pour une construction perspectiviste — le site internet comme pièce — le flat design, comme il se nomme, propose du plat. Le premier permettait une conception en profondeur (on avançait à chaque fois dans le site de dans en dans) alors que le second, mettant tout à plat, lui substitue, pour des raisons apparemment de lisibilité mais qui sont aussi des raisons idéologiques d’organisation des circulations, une vision supérieure, surplombante, à l’égal de celle qui fait se réaliser la cartographie.
Ce faisant, McGuire s’inscrit dans une démarche qui vise à décomplexifier la lecture, renvoyant des questions de regard et de profondeur à une problématique du lisible et de la circulation simplifiée du sens.
Mais ces options prises sur le lisible font malheureusement fi de tout un pan des recherches actuelles sur les images et notamment de la question du montage. Derrière des considérations purement pratiques et lisibles, McGuire fait encore le jeu de la bande dessinée en ne voulant pas dire ce que son travail a à voir avec un pan de la création contemporaine travaillant collage et montage. Il ne fait pas ce signe vers un extérieur de la bande dessinée que lui prêtent les commentateurs.
La question du montage d’images, de temps mêlés dira-t-on, est loin d’être une question anodine et semble même l’un des domaines les plus enthousiasmants pour les théories de l’image. Esthétique qui prend son fondement dans les recherches d’Aby Warburg sur les pathosformel.
« Enfin, l’Atlas Mnemosyne d’Aby Warbug sert aussi de modèle. Il est à la fois, nous dit Georges Didi-Huberman, « un patrimoine esthétique, car il invente une forme, une nouvelle façon de placer des images ensemble ; et un patrimoine épistémique car il inaugure un nouveau genre de connaissance — et, s’il est vrai qu’il continue à marquer profondément nos manières contemporaines de produire, d’exposer et de comprendre les images, nous ne pouvons pas, avant même de parler d’archéologie et d’exploration de sa richesse, garder le silence sur sa fragilité fondamentale. L’atlas Warburgien est un objet conçu sur un pari. Le pari que les images, collectées d’une certaine manière, nous offriraient la possibilité — ou mieux encore la ressource inépuisable — d’une relecture du monde. »
Timothée Chaillou, L’art même, (http://www.timotheechaillou.com/ texts/documentaliste-iconographe/)
Les objectifs ne sont pourtant pas les mêmes : il ne s’agit pas pour Warburg de mener à bien un projet d’iconographie portant sur l’évolution de motifs ou de thèmes mais bien de mettre en place une théorie, fût-elle pratique, iconologique des survivances. Le travail de Richard McGuire, lui, prend corps dans la fiction, le récit.
« En premier lieu, je voudrais avancer que Ici ne renonce pas complètement à la fiction, mais qu’il propose une nouvelle structure pour parvenir à sa formation, même si l’on peut considérer que celle-ci demeure incomplète, ouverte, non-orientée. » Pedro Moura, Benoît Crucifix, op. cit.
Ici ne se veut pas un travail historique, mais bel et bien un récit, une fiction aussi distendue soit-elle. Il n’est à aucun instant supposable qu’Ici renonce à la fiction ; l’unité de lieu est là, et l’unité temporelle, s’étalant sur une plage qui s’établirait des origines de la terre jusqu’à une probable extinction de l’humanité, reste unitaire en ce qu’elle repose sur le cycle des années. Chaque case est soumise au même rythme d’écoulement du temps. Nulle fulgurance ici, pas d’accélération ou de ralenti. Tout se donne comme il a pu être, comme il est, comme il le pourra, mais en suivant un écoulement qui est du temps toujours fixé, en suspens. Voir dans Ici ces hommes tombant qui d’une chaise qui d’un escabeau et qui, parce que la rencontre avec le sol ne s’établit jamais, semblent n’en jamais finir de tomber. C’est un monde flottant que nous présente McGuire. Un monde tout traversé des époques qui furent et qui seront mais qui ne sont pas des apparitions, pas mêmes des flottements, ni encore des affleurements. Elles ne remontent à la surface que pour tenir un récit, une histoire, qui est celle de ce lieu et du temps qui passe dessus, dessous, autour.
« Ici, de Richard McGuire, ouvre une nouvelle voie, à la fois géniale et féconde. Le principe est simple : celui d’un enchâssement. Enchâsser une image dans une autre image et le lien entre ces deux images n’est pas déterminé par une histoire mais par un lieu. [...] McGuire retrouve une intuition très proustienne : tout espace est travaillé par le temps et ce travail est celui du palimpseste, un moment à la fois entier et ouvert sur un temps antérieur. »
Balthazar Kaplan, op. cit.
On doit être persuadé que cet ouvrage poursuit un mouvement naturel à la bande dessinée alors même qu’il produit des éléments qui pourraient lui servir à s’en extirper. Au lieu de cela il vient s’engoncer dans les vêtements trop serrés pour lui que sont ceux de la bande dessinée. Il ne fait que de la bande dessinée et c’est négativement que ça se joue. C’est par un usage appauvri des images qu’Ici retombe dans la bande dessinée. Le dispositif utilisé, qui est une narration, repose sur le cut-up, le collage,
« écosystème d’associations hétérogènes, régi par le principe de mutabilité : c’est à la fois vouloir «faire crier les ressemblances» (Georges Bataille) et « cabrer les différences » (Sergueï Eisenstein) »
Timothée Chaillou, op. cit.
le montage d’images qui, sur une table stabilisé par son lieu, viennent à se rencontrer, se décoller, se ressembler, se disjoindre par rapport au fond. Elles viennent le recouvrir des gestes qui ont eu lieu ici et le redynamisent en l’historicisant.
La notion de dessinateur semble aujourd’hui plus une position à prendre qu’un métier duquel on se réclame. C’est un mode de compréhension du monde, qui incite à un certain rapport à celui-ci. C’est une question d’importance parce qu’elle a moins à voir avec un certaine idée de geste qu’avec l’action qui consisterait à assembler des traits sur une surface à l’aide d’un crayon ; j’entends ici dessiner au sens le plus courant du terme, en tant qu’idée de tracer des lignes, qu’elles soient physiques, graphiques, mentales, de pensée.
Une sensation : Richard McGuire tente avec des images ce qu’il avait réussi à faire en dessin en 1989, sans pour autant faire pleinement confiance à leurs possibles. Ceci se résoud par, malheureusement, du re-dessin. Il a voulu faire l’auteur de bande dessinée et en cela signer son ouvrage. Le signer graphiquement, mais surtout stylistiquement.
« X. Guilbert : Comment planifie-t-on un tel livre ?R. McGuire : J’avais tout un tas de sources que j’avais accrochées à un mur de mon studio, sur une grande feuille de papier. J’ai essayé de construire une chronologie — c’était l’une des manières d’organiser la narration. Et puis j’avais des listes, des listes et encore des listes. Faire une histoire de six pages est une chose, faire un livre de 300 pages avec le même genre de ressenti... Ce qui m’a posé le plus de problème, c’est de savoir comment conserver l’attention du lecteur. Je pensais que j’aurais besoin de très longs fils narratifs, et j’ai travaillé dans cette optique, mais ça ne fonctionnait pas, tout devenait beaucoup trop lent. [...] En définitive, j’ai fini par décider qu’il s’agissait plus d’une forme musicale qu’autre chose. J’ai alors mis tout le livre, toutes les pages, sur mon mur, et j’étais constamment en train de découper et de réarranger le tout, afin de trouver un rythme qui convienne. »
Xavier Guibert, op. cit.
« Je me suis autorisé à organiser le récit autour d’une structure musicale plus que dramaturgique, car il n’y a pas à proprement parler d’histoire élaborée. Évidemment, il y a quelques petits fils narratifs auxquels s’accrocher, mais souvent la narration est purement musicale. »
Richard McGuire, propos recueillis par Bill Kartapopoulos
Souvent, la bande dessinée évoque, dans son mode de conception et aussi de réception, la composition musicale. Ici serait né d’un mélange entre composition musicale et collage, autrement dit au croisement de ces deux termes, du sampling. Mais peut-être aussi, du montage. McGuire dit de son travail de montage qu’il suit les lois de la composition musicale, non pas en tant que telle, mais en ce qu’elle s’oppose à une structure dramaturgique (donc de l’écrit, du texte). Pourtant, les jeux entre les images sont principalement des jeux visuels, des jeux de correspondances : ils font se rejoindre, sur ce fond de salon, un peintre installant son chevalet au milieu d’un champ et une jeune fille ouvrant l’écran blanc avant la projection du film de famille ; ou encore, ils confrontent une personne déguisée en ours en 1975 à un couple d’indiens assis dans une forêt de 1609, auxquels il fait dire : « On raconte qu’un monstre vit dans la forêt, une bête sauvage énorme et très dangereuse. »
Ces effets là ne sont pas de simples accidents qui ressortiraient par chance d’une composition musicale. Ils sont le résultat d’un montage qui a tout à voir avec le visuel, avec la mise en relation d’objets visuels qui prennent sens en se contactant. Ici met en branle une histoire visuelle de ce coin de salon. Faisant réintervenir des images de scènes qui y ont déjà eu lieu, il donne forme à un récit de la mémoire.
« Walter Benjamin comprenait la mémoire non pas comme la possession du remémoré ― un avoir, une collection de choses passées ―, mais comme une approximation toujours dialectique du rapport des choses passées à leur lieu, c’est-à-dire comme l’approximation même de leur avoir-lieu. [...]Il en déduisait une conception de la mémoire comme activité de fouille archéologique, où le lieu des objets découverts nous parle autant que les objets eux-mêmes »
G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde
En usant des images comme de points au présent qui font signe vers le passé, il réalise proprement un geste qui a tout d’une mise en forme narrative de l’histoire. Pourtant il semble qu’il manque son but.
« X. Guilbert : Le dessin est — je ne dirais pas « minimaliste », mais par exemple, les personnages ne sont pas représentés en détail. Tout est en quelque sorte simplifié, presque rendu abstrait, ce qui permet une meilleure identification du lecteur, qui peut y projeter les événements de sa propre vie. J’ai l’impression que vous avez essayé d’enlever tout ce qui pourrait distraire le lecteur.
R. McGuire : Oh, c’est une question difficile à aborder, parce que j’ai constamment essayé de nouvelles choses. De plus, l’espace offert par le livre est compliqué, [...] si l’on veut avoir une séquence comme la muse du Kurdistan, quand je sais que je veux établir un fil narratif, cela devient : bon, j’ai déjà utilisé tant de pages, et ce truc est important, je ne peux pas le recouvrir. C’est un aspect amusant de la version interactive, le fait que dans le livre quelque chose est caché, et que dans la version interactive la case n’est plus présente. [...]. Du point de vue stylistique, je ne voulais pas que le livre ressemble à l’original [...]. J’ai essayé beaucoup de chose différentes, et je m’interrogeais : faut-il le faire tout en aquarelle? ou en dessin vectoriel ? Et puis, à un moment donné, simplement en l’accrochant sur mon mur, je me suis rendu compte qu’il s’y trouvait finalement une cohérence à laquelle je ne m’attendais pas. J’aime plutôt le fait qu’il y a toujours des textures différentes, parce qu’elles amènent différentes ambiances. C’est un peu comme si les conditions atmosphériques changeaient, le temps. »
Xavier Guibert, op. cit.
« Le papier-peint de la chambre, le feuillage et autres textures changent constamment, ce qui permet à McGuire d’explorer encore une nouvelle couche d’expression, au sens
littéral cette fois, démontrant la qualité chromatique de ses outils qui, jusque là, n’avait pas été présente dans l’original. »
Pedro Moura, Benoît Crucifix, op. cit.
« Fruit de quinze années de travail et de recherche, Ici cultive l’ADN de la nouvelle originale sur plusieurs centaines de pages luxuriantes, renversantes, complexes, sophistiquées, qui ne tombent jamais dans la prétention ; c’est un amalgame de teintes et de textures vibrantes, de lignes narratives et de surfaces, qui imprime le sentiment, saisi dans sa totalité, que l’on se trouve ici en présence de la première tentative de représentation visuelle réussie d’une matrice de la mémoire et de la compréhension humaine du temps. »
Chris Ware L’éternité dans un salon, Kaboom n°8
Il manque au but quand il décide de faire de ces admirables recherches seulement des esquisses. Quand il prend position contre les images qu’il a utilisées comme base de travail, contre les recherches historiques et iconographiques qu’il s’est senti obligé de mener. En faisant le choix de tout remettre à plat, de nier l’évidence et la présence propre de chacune de ces images glanées, en leur niant leur temps propre, et ainsi, en remettant tout en place dans le cadre de la bande dessinée, redessinant afin de lier, McGuire ne prend pas le temps de penser avec ses images, de leur dessiner une place propre comme le ferait un montage ou un collage. Ce qui l’oblige d’ailleurs à œuvrer pédagogiquement
« Et de façon presque pédagogique (Les successeurs de McGuire en viendront probablement à supprimer cette «béquille» comme jadis les fondateurs de la bande dessinée moderne ont supprimé le texte sous l’image), McGuire place dans un coin une datation. »
Balthazar Kaplan, op. cit.
Alors que ses recherches ouvraient à une véritable pensée historique dans la bande dessinée, il les fait se reclore sur elles-mêmes par ce choix d’une signature ; alors même qu’une multiplicité d’esthétiques est présente dans cet ouvrage, elle ne semble recouvrir d’autres nécessités que celle d’une justesse visuelle. Ce qui se joue dans cet anachronisme c’est bien la résurgence du geste.
« Mais pourquoi le geste deviendrait-il ainsi le lieu privilégié de ce que Wittgenstein cherchait désespérément sous l’espèce d’un « écho de la pensée dans le voir »? Parce que le geste, ainsi qu’Aby Warburg en a eu l’intuition magistrale, se trouve à la charnière exacte de cette « articulation naturelle ente le mot et l’image » fondatrice d’une iconologie bien pensée (c’est-à- dire pensée par-delà les juridictions unilatérales du vocabulaire comme de la grammaire). Il ne faut pas s’étonner que, dans la pensée de Warburg, les images interprètent les images.
Une image est ce en quoi L’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. » Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde
L’indistinction entre dessin et image pose en bande dessinée le problème toujours renouvelé du rôle que l’on attribue à chacun de ces deux termes, mais aussi de ce qu’ils sont en capacité de recouvrir.
Redessiner une photographie c’est, dans le cas d’un travail sur la mémoire, nier sa picturalité au profit de son image et lui substituer un dessin qui ne dit, même s’il montre, figure, quelque chose s’approchant de l’original, pas tout à fait la même chose.
En redessinant son travail, Richard McGuire a tout remis à plat, de ce plat qui donne effectivement à voir l’ensemble et permet le maintien d’un récit globalisant, mais aussi de ce plat qui nie toute profondeur, ne laissant que la surface des choses mais nullement ce qui les fait remonter.