notre hôte : Léo QUIÉVREUX,

Le Programme Immersion, éditions Matière 2015


Un résumé

 

Une machine, l’EP1 est mise en service au sein des services secrets. Elle permet de scruter la mémoire cachée des agents, de faire resurgir des éléments que la conscience humaine n’aura pas retenus et qui seront traités ensuite par des opérateurs dans le but d’augmenter les performances de résolution des affaires suivies par les services. Plusieurs exemplaires de l’EP1 sont expérimentés dans les antennes de l’Agence, dont celle du Benelux où un exemplaire est subtilisé par une jeune femme, Anna-Natalia Kiszczak, pour le compte d’une Agence concurrente, la NAIA (North Asia Intelligence Agency). Un responsable technique de l’Agence, Per Esperen, est sollicité par l’antenne Benelux afin de retrouver la machine. Pour ce faire, Per Esperen ajoute à un exemplaire de l’EP1 un module complémentaire sur lequels sont branchés 2 agents (Le Chauve et Spautz). La combinaison, qui n’a jusque là pas dépassée le stade théorique, va amplifier considérablement le champ mental d’investigation : outre le flux d’images captées, des souvenirs plus anciens émergent et un terrain virtuel se concrétise pour les agents connectés. Parallèlement, l’équipe de la NAIA qui réceptionne Anna-Natalia et l’EP1 est infiltrée par un agent, Le Noir, corrompu par une organisation maffieuse. À ses dépends, Anna, branchée à l’EP1 pour vérification du matériel volé, va le rester, rejoignant ainsi, par incidence, Le Chauve et Spautz dans les contrées virtuelles. L’EP1 est finalement retrouvé. Auréolé de ce succès, Per Esperen parvient à maintenir la situation en l’état : Le Chauve et Anna-Natalia restent connectés aux machines (l’agent Spautz est lui plongé dans le coma, perdu dans un cauchemar). Esperen, usant d’un argument revanchard à l’encontre de la NAIA, argument qui fait mouche auprès des responsables de l’Agence, crée Le Programme Immersion qu’il contrôle, entouré de ses clones, dans l’antenne de Novi Behograd. Derrière l’argument se terrent les intentions réelles de Per Esperen : entrer à son tour dans le Programme et y installer son fief, Ad vitam æternam.


Un chantier


En 2011 sort l’excellent film La Taupe de Tomas Alfredson adapté de John Le Carré et marque comme un signal le coup d’arrêt d’une première version, insatisfaisante, d’une trentaine de pages nommée ... La Taupe. Le nouveau chantier nécessite réécriture et plus d’amplitude : le format des planches passe du A3 au A2. Autres caractéristiques techniques : environ 11 214 m2 de papier Canson à grain 224 g, entre 1 et 2 litres d’encre noire Rotring et Zeichentusche, quelques dizaines de plumes US Hunt 513, temps de réalisation non fixé (il était initialement question de 80 pages, ce sera 160, un second volume est en cours).


Zona Incognita

Le programme Immersion s’ouvre avec cette légende « 17 janvier 20XX ». Les volumes des nuages et des montagnes se confondent. Si les indications de temps et de localisations cadrent avec la structure de polar que j’ai coutume d’employer, la précision annuelle n’est pas requise, il s’agit de garder le maximum de profondeur de champ, de laisser d’emblée une place au doute. Il en va de même avec ce qui est appelé « l’Agence » : celle d’un État, d’une fédération d’États, l’UE XX ? On décèle l’anticipation, mais de quelle forme ? Que s’est-il passé à l’Est ? La NAIA y est manifestement implantée. On peut penser à la résurgence des blocs, la physionomie et l’étiquette démocrate-chrétienne de l’agent Spautz pourraient aisément se couler dans l’Europe des années 60-70. Benelux, Europe Centrale (Novi Behograde, « Nouvelle Belgrade »), pays Balte (Riga/Jurmala), sont autant de pièces d’un ensemble géopolitique aux contours imprécis. Les parois qui entourent les agents dans la salle de réunion de l’antenne Benelux sont plongées dans l’obscurité, comme celles de l’espace virtuel où pénètrent un peu plus tard Spautz et Le Chauve. Entre ce qui est identifié comme réel et virtuel, la distinction est ténue, à dessein, définie par une ligne scénaristique brouillée par la prédominance progressive (par saccades) du virtuel sur le réel. Le Chauve, surnommé ainsi par ses collègues lors d’une plaisanterie (une scène qui ne figure pas dans le livre), est prédisposé à l’Immersion; un physique improbable, un crâne trépané, des yeux vides, un gouffre, « cela voudrait dire que contrairement aux apparences, nous n'avons pas été choisi au hasard ».


Des lieux

Ils me sont essentiels pour développer le scénario, quelques-uns sont plus ou moins entièrement « inventés », d’autres proviennent de l’observation. Le tout-venant : oui et non. Les images récoltées par les machines comportent les endroits arpentés par les agents : des allées de centres commerciaux, des gares, des jardins publics, une route de montagne la nuit, des zones semi-urbaines que l’on pourrait presque situer n’importe où sur une carte de plusieurs milliers de kilomètres de circonférence. La progression des agents Le Chauve et Spautz dans l’environnent hors-sol va paradoxalement ralentir le flux d’images et stabiliser, par à-coups, des décors de l’intrigue. Émerge ainsi une rue pavillonnaire en périphérie de Trier (en Allemagne) où vit la mère d’Anna-Natalia Kiszczak. L’endroit m’avait interpellé par une sorte de trompeur retour en arrière (2010 ? Ce coin résidentiel à la limite de la campagne n’aurait pas vraiment juré en 1980), une étrange étoile de Noël suspendue au porche de l’un des pavillons, un croquis de quelques secondes. Ailleurs, un flash : une boulangère s’ennuyant ferme derrière sa caisse dans une banlieue de Luxembourg ... Anna-Natalia, rajeunie de quelques années. Nul besoin de croquis. Ailleurs encore ...

 

 

Intentionnellement laissé câblé aux machines, Le Chauve part à la dérive et finit par échouer dans un ensemble urbain qui va se refermer sur lui, un décor qui s’est trouvé être mon quotidien durant 10 ans: les rues et les zones en friche d’Aubervilliers (93). C’est aujourd’hui tout un ensemble en voie de ré-urbanisation. Dans le récit tout est laissé en suspens ; il y a eu de la vie sociale mais plus rien maintenant. Plus Le Chauve s’y implante moins il y a d’humains. Restent comme « compagnons » un indicateur-tueur de l’Agence, Harrisson, qui fait partie de l’impossible noeud « réel/univers mental », il n’est pas censé être là, tout comme le barman du rade où ils se retrouvent. Se trouve aussi là un des clones d’Esperen, dit Le Retourné, qui commence à surveiller Le Chauve. Le rade en question était à deux pas de chez moi, j’ai changé son nom, démoli 80 % des immeubles aux alentours, il y a des gravats partout, plus encore de déchets à l’abandon qu’en réalité. Un vieil homme au visage très dur et tenant des béquilles arpente ou arpentait le quartier. Harrisson tient une béquille, ceci suite au meurtre d’une jeune femme qui s’est défendue. Impunité, Harrisson loge dans un mini pavillon dans la périphérie de la ville, un vestige qui fut habité il y a longtemps, pris en photo avant sa destruction. Dureté, bric-à-brac, quartiers fantômes, turnover d’une partie de la population, ateliers clandestins, voitures volées à l’abandon, autant d’espaces narratifs que m’a laissés cette ville auxquels se fondent aussi des éléments architecturaux qui n’ont rien à y faire (des immeubles modernes délabrés d’Istanbul par exemple). Un autre lieu de fiction, totale : Anna-Natalia en suspension en eaux profondes s’auto-motive afin de remonter à la surface, elle s’immerge dans la piscine de La Féline de Jacques Tourneur, ici pas de grognements et d’ombres de panthère sur les murs mais un agent angoissé, Anton, qui semble l’attendre au bord du bassin.

Les décors sont aussi issus de souvenirs d’espaces enfouis quasi insaisissables (liés à une odeur ou une sensation particulière encore plus furtive). Ce qui pourrait être exclusivement voué à un traitement pictural (par exemple) comporte suffisamment de stimuli pour faire l’objet d’une tentative d’exploitation scénaristique : la configuration de l’espace intérieur d’un supermarché que je fréquentais enfant devient le cadre d’une scène, s’y trouvent aussi les restes entretenus d’un cauchemar d’enfance, des espaces sombres, colorés et monumentaux. La reconstitution est bien sûr partielle, l’empreinte mémorielle est retravaillée et se glisse dans la combinaison du polar d’espionnage. La récolte qui alimentera l’intrigue se fait également sous la forme d’interactions entre des éléments semblant appartenir au passé et des instants présents, une alchimie incontrôlée qui surgit sans prévenir. Un état vaguement méditatif sur une ligne de bus de banlieue ou lors d’un trajet à pied conduisant au-delà des quartiers éteints à une zone ravagée à plusieurs reprises par les bulldozers, où trône un complexe commercial sur-dimensionné en déficit manifeste de consommateurs, un monde réel. Le flux reprend ses droits, le rythme de balayage des images s’accélère soudainement, des lignes géométriques sur la toile des rêves. Une photo de policiers dans une zone de sécurité en janvier 2015, un cliché de 2011 de manifestants armés en Grèce, des horaires de vols dans un aéroport. Une photo de ce qui pourrait représenter deux des clones d’Esperen au bord d’une piscine, trouvée chez un antiquaire à Graz (Autriche). Une récolte composite (pré)destinée à une intrigue hackée par le récit (selon la perspicace expression de l’éditeur).


Mouvements

État immersif : « état psychologique où le sujet cesse de se rendre compte de son propre état physique. Il est fréquemment accompagné d’une intense concentration, d’une notion perturbée du temps et de la réalité ». Des éléments se répondent à distance, des mémoires fusionnent, un flash-back, un nouveau balayage d’images à haute fréquence (le flux). Tordre l’intrigue avec méthode (l’écriture) et précision (le découpage), un plan général qui à la lecture sera évanescent. Percer des ouvertures dans les parois de couloirs narratifs trop rectilignes et dévoiler une partie du labyrinthe. Un visage livide. Ne pas exclure l’humour. Travailler vite, piocher dans ce qui a été fait des mois auparavant, tracer des lignes pour les mois à venir, disperser des brumes, isoler, reconnecter au plan. Sur écoute ; radio WFMU, Bryce : playlists and archives et d’autres choses. Application minimale, placer les surcharges utiles, provoquer l’accident et en exploiter les conséquences. Un agent se démultiplie, encore des clones, certains sont attablés dans la dernière (?) demeure d’Esperen, une banlieue pavillonnaire, un autre meurt dans un film à but coercitif mis en scène par Le Chauve, une ligne de code qui s’efface, à peine une empreinte : Konec (fin).