Voir la voix en bande dessinée, autour de Arsène Schrauwen de Olivier Schrauwen,
par Jean-François SAVANG
La bande dessinée anime la voix en parole mais pas seulement. Là
où Henri Meschonnic met de l’oralité dans l’écriture,
rompant avec l’opposition entre langue et parole chez Saussure, serait-il
possible d’envisager une oralité propre à l’enchaînement
des dessins et d’aborder la bande dessinée sous l’angle de
la voix ? Cette voix serait portée — de manière mimétique
— certes, par la représentation de la parole en phylactères.
Mais la voix que nous envisageons diffère du mime de l’oral. Elle
est aussi une voix d’odyssée traversante des images, une voix d’image,
même, faisant du regard l’épopée itérative
d’un sujet. Il y a déjà dans l’épopée
l’aventure de la parole d’un sujet, la remontée d’une
oralité interne à l’activité narrative. L’épopée
est d’une certaine manière poème de la voix. En outre, cette
voix étant aussi regard, elle n’est pas non plus la voix du fil
narratif. Au mieux, s’agirait-il d’une syntaxe signifiante de l’organisation
des images en système discursif parole/dessin. En effet, ne serait-ce
pas une forme de voix qui nous est donnée dans la constitution du sens
entre image et langage ? Non pas une voix donnée, métaphore de
la phonation, mais une voix qu’il faut aller chercher au plus profond
de soi, une voix de recomposition. Et c’est peut-être là
qu’est la gouttière en bande dessinée : c’est la gouttière
de la bouche qui refait le monde, un hymne au vide pour faire la place à
l’autre sujet de la lecture ; s’ensuit une corporalité signifiante
de l’assemblée des images :
« La voix, qui peut faire sa syntaxe, sa rythmique, peut faire sa typographie. C’est pourquoi une poétique de la typographie, et du visuel, loin d’être étrangère à l’oralité, peut montrer la relation entre l’oral et le visuel. Et la faire. Ce que font certaines pratiques poétiques ou romanesques. La bande dessinée n’est pas le seul lieu d’une transposition prosodique. Avec la suppression de la ponctuation [...] la poésie moderne a commencé une relation nouvelle entre le visuel et l’oral, qui transforme l’écrit. Le geste, avec le corps et la voix, de divers côtés, est réintroduit dans le langage, ou plutôt dans le continuum anthropologique d’où le langage avait été extrait. » (1)
C’est-à-dire que la voix est aussi la configuration d’un espace-temps signifiant. La manifestation de la voix est à cet égard un mode continu du visuel et de l’oral, un geste du corps signifiant continu du langage. La littérature, l’art, la bande dessinée impliquent, au-delà de la médiation phénoménale des différents modes de lecture, une synesthésie, une synthèse du corps dans le langage. On lit avec tout le corps. Sans défaire le langage de l’image : ce que je vois est dans ce que je dis et ce que je dis traverse ce que je vois. L’image émerveille le touché, la vue et même le goût ; le corps sensible procède de l’ensemble des sens dans les ligaments du langage. Il y aurait avec la bande dessinée une signifiance particulière, organisatrice des enjeux narratifs du sens ; une prédominance performative du discursif sur le narratif. Toute l’épopée du récit serait traversée, voire portée par les discours qui en font la voix et le lien. La «signifiance» interviendrait ainsi comme un trait mutuel du sujet et du langage dans l’énonciation des faits racontés : car pour qu’il y ait une histoire, il faut qu’il y ait quelqu’un qui la vive et qui la raconte, quelqu’un qui lui donne corps.
Il y a aussi du voir dans la voix, l’évocation d’une synesthésie des sens pour faire corps. Or la bande dessinée, si elle montre, n’est pas muette. Au contraire même, elle est particulièrement bavarde. La voix ici, ce n’est pas l’oral ; ce serait plutôt la traversée des images dans le silence du langage ; une odyssée de la rencontre entre lecture et écriture. La voix est la dynamique qui emporte la griffure du langage à travers les images et qui fait qu’une image n’est plus une image mais un dessin, un système signifiant. L’écoute est le voyage de ce tressage ; l’épopée du langage qui joue à la marelle d’image en image, de dépliement en dépliement.
La voix est traversière d’une autre manière que par la manifestation de l’oral. C’est une voix à la fois d’écriture et d’informulation. Une voix de suturation qui traverse l’œuvre en engendrant le sens depuis la composition d’ensemble que forment les éléments du langage et l’aventure des images organisées en dessin. La distribution entre images et texte n’est pas pour autant clairement déterminée. L’activité du langage qui traverse l’organisation des images ne correspond pas forcément au déploiement du texte. Le continu du langage est ici comme dans le chant : une sorte de voix dans la voix, une forme de subjectivation c’est-à-dire de formation de la voix qui ne préexiste pas seulement à l’œuvre mais qui constitue, dans la relation d’altérité de la lecture, la prosodie en train de se faire dans la transformation de l’œuvre même. La voix en bande dessinée acquiert par l’image la matière d’une oralité de la pensée, une physique du sens, la corporalisation discursive d’un sujet à venir dans le voir-lire.
La prosodisation du sujet dans l’œuvre est une manière de passer de la forme à la vie, de faire la vie dans le sens : « l’œuvre véritable est celle qui inscrit sa situation en elle-même. C’est le sujet qui s’incorpore à l’œuvre, dans le rythme, la prosodie et c’est ce qui la constitue comme système, c’est-à-dire une forme fermée « sur une vie » » (2) . La prosodie fait donc le continu du sujet dans l’œuvre, un corps-langage formé et formant de tous les éléments de la voix pour l’écoute d’autres sujets. Le récitatif du sujet ne distingue pas le langage de l’image dans la voix : il porte l’aventure.
Interzone
Par exemple, Olivier Schrauwen dans Arsène Schrauwen, commence par poser la voix comme voyage à la fois dans le temps et dans l’espace. L’incipit (p. 4) tient ici en quatre cases. Tout d’abord concernant le temps : on passe du gros plan d’un visage dessiné représentant l’auteur en train de parler — la bouche ouverte indiquant la parole en train de se faire et se déployant aussitôt par l’instauration transitoire du corps dans la mémoire — à la représentation d’« Arsène ». Il est moins important de savoir s’il s’agit de son vrai nom que de reconnaître une chambre d’écho jouant sur l’ambiguïté orale avec « Art-Scène ». Le « roman graphique » appelé génériquement « bande dessinée » constitue en négatif la scène de l’art et le scénario. Arsène fait le lieu. Et le lieu offre au temps le déploiement d’une subjectivation de l’art, un « théâtre de la voix », le climat opérationnel d’une voix s’ouvrant dans le poème-de-l’aventure-Schrauwen, une voix d’épopée où, comme dans L’Odyssée d’Homère, tout commence et se termine en bateau, là où la voix est le produit d’une nécessité intérieure poussant à faire du regard en dedans le point de vue d’une aventure qui traverse de sujet en sujet. Le lien de quelques traits physiques et surtout le retournement négatif de l’esquisse des traits ressemblants entre O. et son grand-père Arsène dans l’ombre de la mémoire opèrent le glissement de la voix du narrateur dans l’histoire. L’initialisation d’Olivier en « O. » n’est pas ici une vaine économie. Car le « O. » du prénom est déjà l’ouverture du théâtre de la voix, le « O. » qu’on entend dans « auteur », le clinamen prosodique du sujet dans le dessin. C’est l’ouverture du passage du langage à l’image. On passe ici du graphème au graphique à travers la simplification des traits de ressemblance qui persistent et qui font le continu entre l’aventure et « l’aujourd’hui » du lisible d’« O ». Et la bouche qui parle, la bouche d’ombre du poème, reprend le langage à tout le corps par la transformation du jeu de mémoire. L’organisation spatio-temporelle des quatre cases débouche alors sur le dessin pleine page d’un bateau signifiant le voyage. Les quatre cases en suspension entre ciel et mer ouvrent le sentiment océanique de l’aventure : la voix prend corps et devient sujet dans l’ombre portée d’Arsène. C’est de cette composition de départ que l’espace devient à la fois disposition et organisation signifiante, porte d’entrée dans la scène de l’art qui se joue dans l’hypothèse théorique que constitue la bande dessinée comme point de rencontre entre le système du langage et la force d’action du dessin ; entre le point et l’infini de l’espace, c’est à l’intérieur du « O. » comme le « O » « terminologique poussé sur le corps de Olga » de Ghérasim Luca (3) ; « peigne hypothétique » non pas d’un signe seul mais d’un « signe nominal » faisant système du sujet à la manière d’un poème : « le nom ovale de Olga / dans un corps à corps télépathique » est tel le nom génétique du « O. » qui fait la vie dans la voix : la métamorphose du sujet en scène de l’art ou en théâtre de la voix commence comme ça, dans le dépliement du corps dans la voix ; et on va le voir, inversement, dans la manière dont les plis du corps font aussi les plis de la pensée dans le dessin ; une voix dans l’inconnu aussi légère qu’un pas dans le vide.
Retournement de l’histoire à rebours, c’est-à-dire non pas de l’Alpha vers l’Oméga mais d’Olivier à Arsène, de «O.» à « A.» ; mise en abyme de l’initiale où A couché sur le papier devient le porte-voix de O : « Initial primordial […] / comme une éruption synthèse / dans la fixité du néant » (4). Oui, car l’aventure de la voix est chaque fois l’inconnu d’un pas dans le vide, un négatif du corps qui passe et qui fait image. Non pas image-donnée, ancrée dans la relation au réel selon la logique de la ressemblance, mais image-mouvement déjà narrative de la voix et de la mémoire d’un autre ; faisant de la chute dans le vide une manière d’embarquer dans l’histoire. Une fois dans la vie sociale, image et langage sont des choses différentes ; néanmoins, dans le corps, image et langage ont toujours été opérateurs d’évocation et de rêve, voyage dans une voix : il y a des images parlantes ; et combien de fois le langage aboutit aux rivages de l’image... Henri Meschonnic dit voyager dans la voix. Et « dire », c’est mettre le corps en voix, c’est prendre le « Je » pour la joie — spinozistement — et faire de l’image en dessin un mode du rire dans la pensée. C’est une voix parce que c’est l’aventure d’une lecture. Et par la lecture se fait l’invention du langage en image, l’autre côté du chant. Il y a là à briser un tabou de la tradition : l’origine n’est peut-être pas dans l’écriture, elle-même réduction-diffraction des saintes Écritures. Nous avons appris le langage en lisant dans la voix. Qu’est-ce que lire au fond et qu’est-ce qu’invente pour nous l’histoire de la bande dessinée ? Dans Schrauwen ne lisons-nous pas le bleu et le rouge comme des variations de température dans le dépliement de l’histoire ? Ne lisons-nous pas entre les mots les « effets culturels » de leur sens ? L’écoute pré-dominerait-elle dans l’interaction avec le voir, à ce point que la voix serait avant tout le produit d’une écoute, faisant du langage une dynamique de passage, un « lieu non-lieu » de l’apprentissage du monde à travers ses signifiants ?
« Tout comme il y a une interaction entre écouter et voir, qui passe par une subjectivation maximale du langage, on peut dans certains cas constater qu’il y a d’autres sortes d’interférences entre le langage et la vision. Par exemple quand on croit voir de la peinture, et que ce n’est pas de la peinture qu’on voit, mais l’effet culturel de certains mots. […] Ainsi l’oralité au sens où je l’ai proposée consiste en un primat de l’écoute pour transformer toute la pensée du langage et le langage de la pensée. » (5)
L’écoute serait première dans l’invention du langage. La voix d’émanation du corps serait alors seulement l’écho du continu de la pensée qui naît à la voix, l’inconnu, d’image en formation comme des nuages et des babils de sens, des évocations respiratoires : c’est un vieux truc de bande dessinée que de faire surgir de la fumée, l’espace d’une oralité-phylactère ; de faire de la volute un mode de relation du signifiant avec la pensée. Schrauwen prévient : il inscrit le travail du sens non pas dans la fumée elle-même, ou pire dans le « fumeux » mais dans le fumant de la mémoire oralisée dans la buccalité ; tirant sur le langage comme on tire sur un clope : car fumer, c’est faire une brume artificielle à la pensée, c’est chercher sa voix. La voix met le sujet dans cette chaîne qui fait le sujet et la subjectivation signifiante, qui fait la lecture première au lieu de l’écriture parce que la lecture à l’intérieur de l’écriture marque l’activité de la voix ; avec ses silences laissés à l’altérité de la vie du sujet dans le temps : « laissez passer une semaine avant de continuer » nous dit Schrauwen (p. 56). Autrement dit, la bande dessinée comme le poème nous mettraient dans un jeu de « lire », dans un jeu de relation où prime une organisation signifiante qui n’a pas forcément de correspondant précis dans la nature des choses. Ainsi, le jeu des signifiants constituerait une caractéristique de la voix comme relation poétique des systèmes les uns par rapport aux autres ; et leur point de contact porterait en eux, poétiquement, l’inconnu même de leur formulation pour une lecture : dans une œuvre poétique tout ne serait plus que « signifiant errant », navigation de l’écoute entre des jours et des nuits fictives, voyage porté comme une ombre vers le soleil. Ici est importante, pour notre lecture, la manière dont l’écoute est peut-être première — comme en musique — dans la voix et dans le langage. Car si dire c’est d’abord écouter, il y a peut-être un effet retard du langage à prendre en considération dans la bande dessinée, dans la mesure où chaque image est un horizon du langage à part entière, un mode de disparition des signifiants dans l’écoute. Il est bien possible que l’écriture paradoxalement nous empêche de lire de manière télépathique, nous obligeant aux signifiants sans concession. Le poème serait ainsi en nous, en chacun de nous. Car le « miracle chimérique », c’est bien de pouvoir passer du poisson-volant à l’oiseau dans la braguette (p. 9). Et rien, ailleurs que dans la nature de la voix ne nous prépare à ça ; à des dessins qui signifient en se jouant du continu du langage. Le décalage entre l’oral et l’oralité propre à la symbolisation du langage en image est aussi une aventure de l’absence dans le langage de l’autre : l’autre Schrauwen, l’ancêtre de papier, a parfois des absences face au continu du langage ; et c’est au moment où il n’écoute plus son interlocuteur que le langage lui rentre par une oreille et ressort par l’autre (p. 10), n’ayant plus d’autre rapport au monde qu’une chaîne de mots n’accrochant plus à l’écoute. Mouvement d’un rapport dans le langage restitué par la réification du visible des mots dans la langue dessinée. Mais ce qui apparaît ici, il faut pouvoir le lire, au-delà de l’écriture et d’une phénoménologie du voir. Il ne s’agit pas de l’empreinte de l’écriture seule ou du dessin, mais du mouvement d’une « écriture-lecture » ; l’écoute quand elle n’est pas seulement formée des mots mais du monde entre les mots. Car la voix continue dans l’écrit selon une corporalisation où l’image, aussi dans le langage, devient le théâtre possible d’une forme-sujet en forme-de-dessin.
La lecture est dans le corps comme le vers est dans le fruit ; elle est incorporation du voir et du dire dans une écoute commune. Où le théâtre n’est pas étranger au théorique, c’est-à-dire à un mode de voir immergé dans la pensée. La voix à cet égard serait aussi altérité de l’écoute dans l’écriture. Le « vers-éléphant » de Schrauwen est encore une pirouette infra-mince du poème et du pied, de l’image dans le langage — le pied d’éléphant sert à attraper les livres rangés en hauteur dans les bibliothèques. Et dans la poésie, compter n’est pas lire ; c’est grossier. Le ver se joue du vers. Le « vers-éléphant » serait alors un parasite du langage, un vers trompeur qui joue encore d’homophonie capable de « ravager le corps humain » ; à la fois minuscule et énorme le ver est un parasite du singulier vers le pluriel. Le ver est dans la tête et la tête est comme un œuf qui donne naissance à la pensée. Il est bien là, une contre-cohérence de la vie, entre rivière, robinet, soupe et pluie, transformateur grotesque du corps en « masse de chair informe ». Cet informe qui fait effraction dans le corps est le vers et non le ver. Il est parfois dans les larmes ; et parfois aussi il remonte l’urine « à la nage comme un saumon » (p. 12) et peut transformer un pénis en choux-fleur. Ici, le théâtre de la voix est absurde ; il nous montre que tout est possible. Le théâtre est un voir de la voix et le caleçon fait un récipient bien peu hermétique à la remonté du vers. Puis le jour de l’arrivée à la colonie, confiné à un hermétisme de rigueur dans sa cabine « Il se plaça à la porte, et posa sa main sur la poignée / Le bateau mit encore deux heures à atteindre le premier port de la colonie… / … pendant lesquelles il se tint là, telle une statue de sel, comme prisonnier du temps » (p. 16). Là, juste devant, son ombre immobile se détachait du corps ; l’immobilité d’Arsène absorbait la trame de l’image dans le silence, évidant l’image dans un silence de langage potentiel, au seuil proleptique d’un inconnu de l’aventure à venir.
La masse du corps général dégoulinant de sueur est incarnée par Lippens ; elle traverse l’ensemble de la narration. La chaleur assommante est littérale et le dessin facétieux montre les jeux de langage, les mouvements d’imaginaire et de sens. Chaque fois qu’Arsène monte en température, il passe au rouge, un peu comme si la couleur permettait d’évaluer l’activité de son corps-langage. Il y a un véritable échange entre le dessin et le récit, une véritable prosodie portée par l’histoire. L’inconnu quand il s’éloigne perd son visage, sa capacité d’écoute et de voix, venant à se confondre ou à devenir transparent en arrière-plan. La réalité du langage tisse avec le dessin une aventure intempestive à l’instar des indications dessinées sur le plan de Desmet. Les signifiants de la langue dessinent alors le paysage et viennent configurer le plan. La mise en langage du paysage n’est pas un simple effet esthétique ; elle correspond à la lecture qu’en fait Arsène. Le passage par le langage est déterminé par l’acte de lecture lui-même mis en scène par le dessin. Le langage est bien dans le dessin. Et là encore, lorsque le texte dit « automate » (p. 18) pour qualifier la démarche d’Arsène, le dessin convoque un automate pour montrer le caractère mécanique de la marche. Puis Arsène devient partie intégrante du plan, il devient lu d’avoir lu et, ne faisant pas « un pas hors du plan de Desmet », est représenté roulant mécaniquement sur des rails, à l’image de sa valise à roulettes ; avant d’atterrir à l’issue de son itération devant l’entrée. On retrouve dans la page suivante le même jeu entre l’inanimé et l’animé que lorsqu’Arsène s’apprêtait à quitter le bateau : la sculpture gisante prend vie quand, « un trait de lumière oblique » (p. 19) à travers le langage/feuillage, vient animer une femme allongée ; dans la case suivante où elle apparaît comme femme et non plus comme esquisse on aperçoit le « trait de lumière oblique ». N’est-ce pas là un effet de voix qui conduit à ce choix ?
À l’instant où Desmet apparaît derrière Arsène, Arsène ne le voit pas. Il ne voit pas le visage de la voix et le dessin restitue le non-voir de la voix par un simple rond symbolique de la tête. Réciproquement, Desmet ne voit pas non plus de qui il s’agit. C’est seulement quand Desmet desserre son étreinte qu’Arsène reprend la voix et dévoile son identité, que les visages redeviennent des expressions instituées pour le regard. Là se joue alors une belle séquence du rapport entre voix et dessin. Arsène suffoque encore et peut à peine penser ; son corps imaginé éprouve encore l’absence de respiration ; en même temps sa concentration dans le langage est progressivement happée par la présence de Marieke, la femme de Desmet ; et le dessin, par la restitution simple du décalage de l’écoute du langage vers le haut à l’extérieur de la vignette, vient marquer cette déconcentration-dispersion du langage dans la contemplation. Desmet parle, mais la pensée d’Arsène est absorbée par l’écoute du regard pour Marieke. Le processus de dissipation de la voix est ici concrètement mis en volume par la présence pleine page de Marieke, la voix de la mémoire narrative et de l’inconscient éclipsant la voix de la parole hic et nunc : « Pouvoir l’admirer de plus près le laissait sans voix » (6).
Ensuite, la focalisation avec la bouteille de trappiste (p. 24) vient mettre le langage et l’image dans un jeu de contrastes et de transparence, comme si la voix à l’extérieur formait de temps en temps, à travers le marquage en gras de différentes zones de l’étiquette, des pics d’accentuation de l’écoute en arrière-plan : « Tout du long, Arsène scruta la bouteille de trappiste, se focalisant sur les diverses particularités de l’étiquette ». De même, la scène de la piscine et le « Ça ne vous dit rien ? » (p. 26) de Marieke ont des effets torrides sur Arsène. La double page rouge découpée en séquences kaléidoscopiques constitue un remontage des mouvements de Marieke dans la piscine. Elle ne fait que passer par la page de droite, pour revenir vers Arsène et jouer sur un « dire» ambigu entre l’action de se baigner et l’évocation érotique de rejoindre Marieke dans la piscine. Comme tout à l’heure avec Marieke « un rayon de soleil avait pénétré le feuillage » (p. 28) (feuilletage) et l’éclat du désir érotique qui exacerbait le corps d’Arsène finit par reprendre le fil diégétique d’un éclair crémeux dans la main de Marieke.
Bien sûr, la voix ce n’est pas pareil que la représentation orale de la parole. Dans la bande dessinée comme dans l’écriture du théâtre la voix est comme le vent dans un feuillage. Le continu des mots fait trembler les images comme des feuilles. La prosodie en bande dessinée est accentuée par l’image. La voix dans l’image fait ce que Klee disait de l’art tout entier : « l’art ne rend pas le visible, il rend visible » (7) ; le dessin rend visible une signifiance du corps, une manière agencée dans la voix. Il met l’oralité en scène dans l’invention d’une nouvelle réalité ; la voix agit pour faire du sujet la condition d’une altérité signifiante, l’écoute d’une écriture-lecture pour d’autres sujets. La voix de la lecture est littéralement une voix dans la voix. Lire travaille alors la voix dans l’écoute, comme une matière du corps. La voix silencieuse de la lecture se mêle à la voix du corps, devenant voix de la résonance de la pensée. On ne lit pas la bande dessinée à haute voix ; parce qu’il y a déjà du corps, avec le geste du dessin, qui empêche l’oralisation de l’image. C’est une voix du silence du corps, une voix de la pensée qui fait l’écoute à l’image du chant. Ce qui passe de la voix n’est plus d’ordre phonatoire, au sens de l’oralisation physique des sons ; ce n’est plus que l’ombre d’une manducation inconsciente du corps. Ainsi s’agit-il d’une autre corporalisation, une écoute intérieure, rapprochant particulièrement le sens et l’affectif. Quel est alors le corps de la voix qui continue dans ce silence ? Les yeux qui occupent une telle place dans la visagéité d’où émane la voix seraient-ils aussi un organe de la voix ? L’hypothèse est provocatrice mais elle doit être posée : lire, c’est voir ; c’est mêler la voix au regard pour explorer le langage dans l’activité du silence. Car il se passe des choses dans le silence. Et si la voix est un invisible du corps dans le langage, elle est aussi matière visible dans l’écriture. Ainsi des transformations de la lecture pourrait découler l’hypothèse d’une voix de l’activité artistique, une signifiance du voir à la fois continue du discours, mais débordant toute signification dans la transformation du langage en affect. La voix n’est pas centrée sur le corps-émetteur : elle est aussi, avec la production de l’écoute, la production d’inconnu et d’imaginaire, une circulation du corps dans la parole qui se donne à entendre. Une circulation des affects de sujet à sujet.
Un autre exemple de l’activité du sujet-voix de l’œuvre
nous est donné lorsque Arsène décide de tenir « le
journal de ses aventure coloniales ». La narration se dédouble
dans l’activité de la pensée d’Arsène et l’embrayeur
de cette assimilation des voix nous est donné par la visualisation des
caviardages qui restitue le travail d’une réflexivité de
la pensée : « d’un jeune aventurier, d’un jeune
vaurien » devient « un vigoureux entrepreneur »,
« les bâtisseurs, les architectes » (p. 71).
C’est par petites touches d’organisation subjective que se dessine
l’activité de la voix à travers la composition dessinée.
Du reste, l’énigme du papier plié disparu prend rapidement
l’expression d’un désir partagé : sentiment, métaphores,
charabia… vers bafouillés ; tressage des images, du langage et
du corps dans l’écriture du poème ; de l’échange
corporel-langagier en femme-fleur (p. 80), du poème déroulé
dans l’image du langage et de la profondeur de voix du langage dans l’image.
Ce qui n’est pas là n’avait pas de visage dans la pensée
; un peu comme les rêves portent les voix d’un corps indéfini
et rayonnant cependant d’image et de pensée. Je sentais bien à
la lecture de Schrauwen une grande puissance d’évocation poétique,
faite de basculements et de métamorphoses soudaines entre image et langage.
Le rire du langage s’articule particulièrement à l’image : de l’éjaculation naît la poursuite du récit pour Arsène et le retour à la réalité angoissante d’être contaminé par le « vers-éléphant», partageant avec le spermatozoïde un même caractère biogénératif d’être et de langage. Il y a d’ailleurs un rapport continu, dans le Schrauwen, entre l’obscène et l’art-scène. Le Bungalow est un carrousel clos dans lequel se déploie la vie d’Arsène ; l’envahissement de l’eau devient un tramage de courbes réduisant de plus en plus la vie d’Arsène à ses limites. N’oublions pas qu’Arsène se lave sans eau par peur d’être pénétré par les vers-éléphants ; la solitude le confine au ressassement de sa propre pensée et ses obsessions le submergent. Les séquences qui défilent de médaillon en médaillon réduisent son univers : le voyage qui ouvrait l’aventure du récit sur le monde est à présent réduit au voyage intérieur : Arsène « perdrait-il la tête », suggère le crayon du narrateur l’embrochant par le cul et faisant sauter de sa pointe la tête Arsène comme un bouchon ? À force de manger des œufs d’autruche Arsène finit par se cacher lui-même comme une autruche, par ne plus savoir se situer dans la logique de la poule et de l’œuf. Le point de rupture et de naissance se confondant dans l’image générative d’Arsène, le cadre devient alors une sorte de halo originel assailli par les vers-éléphants comme des spermatozoïdes cherchant à pénétrer un ovule. Arsène lui-même est attablé devant l’œuf de sa génération (p. 97), « lorsqu’il cura la morve [spermique] de son dernier œuf » (p. 100). L’évocation de la merde et de l’interruption générative n’est jamais très loin. Le carrousel serait-il dans cet œuf, l’antérieur du monde mémoriel de la voix d’O. Schrauwen ? Le simulacre de l’architecture cylindrique de Desmet (p.32) ? Il y a un jeu entre l’englobant et le point, entre l’« O » (eau) et le « . » qui prépare une nouvelle mutation de l’épopée ; l’image de la transformation est la suivante : « Arsène était maintenant réduit à la plus infime version de lui-même. / une graine ultracompacte qui débordait d’énergie frustrée. / Il était devenu une singularité. / sur le point d’... » (p. 103). Les gouttes de sperme ou d’urine ne se transforment plus en tempête de pluie mais en pierres précieuses ; le monde renaît soudainement de l’angoisse de l’eau et des vers-éléphants, de l’ivresse des trappistes et du monde lipidique des œufs d’autruche. Cette métamorphose serait-elle la conséquence de la contamination par les vers-éléphants, faisant d’Arsène « une monstrueuse sculpture de chair » ? La voix d’« O. » surgit du carrousel intérieur comme le voyage d’une folle subjectivation. Une poétique complexe en découle : la voix ne reste pas voix ni les images ne restent des images dans ce système de relations.
Ce n’est pas une hybridité mais un véritable dialogue qui s’instaure entre dessin et poétique — au sens du corps et du langage pris ensemble dans l’image de la voix. L’interaction se fait quelque part ailleurs au « lieu non-lieu » à la fois interne et infiniment ouvert de l’œuvre comme le suggère la clé trouvée par Arsène, qui n’ouvre rien d’autre que l’image-corps du langage de Marieke (p. 112) ; la clé s’introduisant à merveille dans l’ombre de sa silhouette ouvre alors le monde du désir et de l’amour (l’étreinte libérée du rouge et du bleu devient violette par la rencontre des corps. La poétique est dans ce jeu de voix et de corps qui fait effraction dans l’image : « [Marieke] écarta ses lèvres pour faire une bulle. » Et dans la bulle : « Arsène, dépêchons-nous ! » (8). La parole de Marieke s’origine dans le baiser qu’elle adresse à Schrauwen. La voix est ici relation entre les corps.
Le dialogue de l’image — subjectivée dans le dessin — et de la voix renforce la corporalisation de l’imaginaire dans le langage. La « bande » est allégorique du continu. D’ailleurs quand Arsène bande ou ressent une excitation corporelle, il se transforme en âne. La voix matérialise ici une subjectivation corporelle. Elle rend visible en signifiant ; elle invente le social dans le rapport des corps qu’elle anime. Cependant, comme il faut beaucoup de métaphores pour faire un corps, la voix s’étend de métaphore en métaphore, reprise de sujet en sujet. Ainsi la voix de l’autre prend-elle un corps dans l’imagination d’un continu de la pensée qui nous tient dans une même société, dans un même temps. Mais le corps est plus que la matière anatomique. La sculpture de viande est une conséquence du vers-éléphant. Le corps est temporalité, caractère, tension et relâchement. Il y a aussi du sexe dans la voix, l’imaginaire d’un érotisme du corps dans la pensée. « En ce sens, la voix aussi fait paraître invisiblement ce qu’on imagine qu’on voit. […] On pourrait dire que le théâtre est complètement théâtre quand c’est la voix qui donne à voir, et le visible à entendre, tous deux inséparablement. » (9)
Ω
L’enjeu est ici de proposer de décaler les spécificités de l’image, du langage, du corps et de la voix pour saisir l’activité de la bande dessinée autrement qu’une chambre bien rangée où chaque chose, une fois représentée, serait à la place qui lui est due. La folie de Desmet constitue sa propre architecture urbaine, l’utopie de Freedom town. C’est un chantier ouvert sur l’expérience d’une possibilité : la bande dessinée comme écoulement synesthésique d’une voix métamorphe. Le langage serait alors le multiplicateur d’une puissance de l’image et réciproquement, la condition — comme Marieke enceinte — de l’engendrement de l’histoire.
On pourrait considérer à certains égards que Schrauwen nous fait pénétrer dans une langue qui n’est plus celle universelle des mots mais celle plus particulière du voyage de la voix à l’œuvre : « Au-delà de quelques mètres, on ne distinguait plus la route. On aurait dit une langue disparaissant dans une gigantesque gorge. » (p. 155) Puis une inscription sur une pancarte un peu comme au fronton de l’Enfer de Dante : « Ici, fin de la normalité ». C’est ici, le début et le continu de l’inconnu, devant « le trou noir, comme succombant à l’obscurité absolue ». C’est ici l’inconnu du langage. Il s’agit en guise de jungle de tailler dans l’aplat bleu, dans une présence vivante et invisible, de faire surgir l’ineptie anomique dans la réalité. La voix est distorsion de la pensée dans le corps. Ce n’est jamais la voix en directe mais la voix dans la voix, l’écho de la pensée de corps à corps. Arsène en effet « réfléchit au phénomène de l’écho. / Il se dit qu’un son ayant eu une fois un écho ne s’éteignait jamais vraiment / Il rebondissait éternellement, devenant plus sourd rebond après rebond, jusqu’à être à peine audible. / Mais un receveur extrêmement sensible pourrait encore le percevoir dans 50 ans. / Quel mot pourrait-il envoyer dans le futur ? ARSÈNE » (p. 246). C’est donc « Arsène » qui nous parvient selon les lois subtiles de la remontée du temps à travers l’infra-langage du voyage ; passant dans le dire de l’image, Arsène remonte le fil de la mémoire. Le dessin serait l’écho d’un théâtre de la voix, l’énergie d’une gestuelle ou d’une danse continuant le langage. Alors j’ai lu à ma manière. Et comme j’étais occupé à lire je n’ai rien vu : que des formes rêvées et des mouvements de voix. Je n’ai rien vu car chaque fois que je tournais les pages et que de nouveaux engendrements d’images apparaissaient, d’autres disparaissaient dans la mémoire et prenaient les formes voluptueuses du rêve et de l’érotisme.
Notes