BLUTCH, PROJECTION(S)

notes sur une obsession visuelle

par François POUDEVIGNE

Je voudrais poursuivre ici le travail d’élucidation commencé dans Pré Carré 9 autour du cycle Caporal &Commandant de Jérôme & Emmanuel LeGlatin. J’avais alors tenté de fonder mon entreprise critique autour (à partir) d’un objet qui faisait résistance en moi, qui se dérobait à mes tentatives de préhension. Je m’étais imposé de suivre jusqu’au bout la béance qu’ouvrait dans ma conformité douillette de lecteur la singularité de cette œuvre. J’y avais poursuivi la logique du manque pour tenter de cerner ce qu’elle pouvait avoir de fécond autant que de destructeur, tant dans mon expérience de lecture que dans ce que j’y projetais d’urgence dans le processus d’écriture.

C&C ne sont pas les seuls à me placer dans une telle situation de prostration, à générer ce qu’il conviendrait d’appeler une crise du discours critique. Certaines œuvres produisent chez moi une forme d’aphasie qui, si je ne parviens pas toujours à me l’expliquer, n’en suscite pas moins un désir d’exploration. Car si l’on poursuit d’ordinaire ce qui nous presse d’écrire, il est plus rare en effet que l’on s’attache à ce qui nous empêche de le faire. Saisissant ma chance, je m’attaque à Blutch, versant nord.

Car Blutch est de ceux qui sécrètent en moi cette impression presque physique de torpeur. Sûrement car pour parvenir à ses œuvres (j’entends : y parvenir vraiment, non les posséder ni même les manipuler mais les atteindre en se sentant atteint, en faire partie) il faut d’abord franchir la dissuasive barrière des « discours sur Blutch », systématiquement élogieux. Le génie de Blutch. Je ne discute pas le bien-fondé de ces discours : suffisamment de personnes autrement plus qualifiées que moi, et dignes de confiance pour certaines d’entre elles, me font considérer ce postulat comme digne de foi (certainement). Je pointe seulement le fait qu’ils ont une fonction aseptisante, biaisant inévitablement mon approche de l’œuvre dans la mesure où je ne peux que me fondre dans la masse de ces discours pré-existants et convergents. Je n’y parviens pas dans un état, non de virginité, mais simplement de disponibilité qui m’autoriserait à entrer dans ma lecture sans la désagréable sensation d’entrer dans une chapelle.

Il n’empêche. Il n’empêche qu’en dépit de ce fervent substrat, en certains lieux quelque chose opère qui réaffirme brutalement la singularité de l’œuvre, me met le nez dedans. Je suis face à certaines de ses planches comme un lapin dans les phares d’une voiture : état de pure fascination, littéralement pris dans un entrelacs « de charmes et de maléfices », résolument captif. Je me vois voir, je sens mes yeux s’abîmer à chercher dans l’image (dans le système d’images) ce qui produit cette fascination. Mais le charme continue d’opérer, rien ne s’éclaire, le tracé continue d’exister au-delà de moi-même, je n’ai rien su faire pour me le rendre propre (me l’approprier).

Ce sentiment, qui m’attire et me fatigue, culmine en certains endroits, à la lecture de certaines planches — dont les cinq fascicules de Mitchum constituent une forme de paroxysme. Originellement publiés par Cornélius en livraisons séparées entre 1996 et 1999, repris depuis en un seul volume chez le même éditeur (2005, 2017), ces opuscules peuvent à juste titre s’appréhender en tant que « performance » (je reprends les termes du rabat de couverture), dans la mesure où l’auteur s’y laisse guider par un principe d’improvisation favorisant l’émergence d’images idiotes. (1)

Ces images dont je continue de me sentir exclu paraissent pourtant bien relever d’une vraie jouissance graphique, qui serait celle de l’auto-engendrement : le dessin produit son propre cadre d’expression, ses propres règles de surgissement auquel le récit serait contraint de se soumettre. La fascination que j’éprouve résulterait donc d’un double mouvement engendré par une puissance graphique à l’œuvre qui, dans le moment même de son affirmation, resterait à distance du lecteur. Je suis confronté à quelque chose qui m’attire et qui pourtant me reste résolument étranger.

Une séquence muette de Mitchum 3 me paraît emblématique de ce mouvement : au beau milieu de la nuit un jeune homme, régurgitant d’abord une chevelure de femme, finit par mourir d’une balle dans la tête. Sa compagne dort encore, ne cesse de dormir.

Ce sont ces deux veines d’attirance (attraction) et d’étrangeté que je souhaiterais creuser ici, en tant qu’elles me paraissent constituer les deux moments inconciliables de mon expérience de lecture, qui la rendraient de fait si malaisante, et malaisée à déterminer. Il faudrait lire alors chez Blutch la présence simultanée d’une double logique – celle de l’onanisme (attirance), qui ressortirait du trait ; celle de l’onirisme (étrangeté), qui ressortirait du dispositif. la volupté

L’omniprésence des corps, qu’ils soient alanguis ou en action, font de Mitchum un lieu privilégié de projections fantasmatiques — d’autant que les corps ici se donnent à voir, ce qu’emblématise notamment la relation artiste-modèle. Lecteur, je vois ces corps offerts. Le fait que la plupart des récits soient muets ne fait que renforcer cette prédominance du corporel qui devient point focal du regard. Je serais tenté de voir dans cette prédominance l’un des ressorts de l’érotisme chez Blutch : le corps en tant qu’il devient une surface de projection, un corps exhibé qui par cette exhibition même trouve le moyen de s’imposer (je ne vois que lui) en même temps que de s’affranchir de sa propre présence (je vois au-delà, — je commence d’imaginer). Le corps dit toujours plus que ce qu’il ne montre (exhibe), et ce qu’il exhibe n’est déjà pas rien.

La séquence qui m’occupe (m’obsède) s’ouvre sur un encart pleine page d’un couple endormi/emboîté, en chien de fusil. Le teint cireux du jeune homme m’y fait voir des gisants (2), n’était le sourire attardé sur les lèvres de la jeune fille. Le couple est enlacé presque nu (érotisme du presque). Le reste de la séquence ne concerne que le garçon – la fille est escamotée, ou presque. Les quatre premières cases s’organisent ainsi : le garçon s’éveille (case 1), tire de sa bouche un cheveu (cases 2 et 3), le considère avec stupeur (case 4). Qu’y a-t-il d’érotique à cela ? L’effort de suggestion : je saisis la scène dans un après que le « cheveu sur la langue » métonymise. Le garçon extrait son visage enfoui de la chevelure de sa compagne, mais s’en dégageant il en emporte un morceau (ces morceaux de l’autre qui s’en détachent et passent de lui à moi). D’autant que le geste par lequel il sort le cheveu de sa bouche est comme suspendu, occupant la moitié de la séquence, du réveil à la stupeur. Toute l’expression du visage dit cet érotisme larvé (yeux mi-clos, bouche entrouverte, langue dardée), qui s’affirme en case 4, le garçon au corps jusque là lisse et vierge de tout relief apparaissant en buste, dans toute la gloire d’un torse âpre (saillie rugueuse, surface irrégulière, rudesse), musculeux. Un corps veiné, désirable. Tout cela tranche avec la chaude rondeur de la fille oubliée en arrière-plan — épaules, dos, hanches pleines. En l’espace de quatre cases, sans y prendre garde, me voilà en tension.

Mais la séquence prend alors un tour inattendu : d’autres cheveux gênent le garçon, il en retire d’abord quatre, cinq, ne cesse d’en retirer, à deux doigts puis par poignées, des deux mains, étouffant, enroulant autour de ses doigts ce qui dès lors n’est plus cheveux épars mais chevelure (3), enfonçant sa main entière au fond de sa gorge pour en extraire ce qui l’empêche de respirer, pour la vomir, pour purger le mal en lui. Toute cette scène se déploie dès lors sur un fil tendu de l’érotisme à la morbidité : le garçon engage tout son corps dans cette lutte contre la suffocation, il y a quelque chose d’animal qui se joue dans cette chorégraphie macabre de la régurgitation, lui presque nu, muscles bandés, yeux exorbités. Tout un drame physique qui se noue des mains à la bouche, de la bouche aux mains (fascination pour ces mains, réduite à la plus brute empoignade), et cette vomissure, ce flux ininterrompu de la chevelure qui grossit, s’obscurcit, s’épaissit, de la même façon s’animalise — me retourne le cœur. Flot/flux qui en sécrète d’autres, le garçon suant, pleurant, bavant, morvant, toute un sarabande de fluides des plus nobles aux plus indignes qui signalent en creux le fluide absent, le séminal, et qui finissent par me submerger dans leurs eaux troubles, éreinté comme l’est le garçon au terme de cette lutte, effondré, mutique, pantelant.

Ce qu’il y a de captivant dans cette séquence, au-delà du degré d’intensité qui voit le personnage se débattre, courir, tomber à genoux, s’effondrer — c’est qu’elle paraît s’inaugurer dans le jeu même de la graphiation, la logique interne du tracé. Le « cheveu inaugural » n’est qu’un trait, le plus fin qui soit. Ce n’est qu’en redoublant ce trait, en le systématisant jusqu’à lui faire atteindre l’épaisseur d’une toison que Blutch amorce la séquence. Toute la dimension physique en jeu ici, l’outrance corporelle s’organise autour de ce fatras graphique. Rien ne la justifie sinon la jouissance de voir progressivement le trait gagner sur la figure : rien de plus éloquent en cela que cette case où le visage même du jeune homme paraît avoir été tracé autour, à partir de l’enchevêtrement sombre de la chevelure [le trait comme piédestal].

Et c’est peut-être ici que l’érotisme de Blutch est le plus vibrant : dans cette réconciliation de la jouissance physique et de la jouissance graphique (le dessin ramené — rendu — à sa nécessité organique). Il y a quelque chose d’envoûtant à voir enfler sous ses yeux une empreinte graphique poussée à l’extrême, s’inaugurant dans la répétition insensée d’un même geste, hors de toute justification, jusqu’à l’assouvissement (4). Je ne m’aventurerai pas ici sur les terres labiles de la psychologie enfantine, mais je ne peux m’empêcher de voir dans cette pulsion du griffonnage, éminemment puérile, un écho de la pulsion sexuelle à ses débuts, un rapport exploratoire à son propre corps et à sa puissance d’engendrement (5).

écran plat

On voit le degré d’implication quasi physique qui préside à ma lecture de cette séquence. Pourtant dans le moment même de cet investissement, je suis forcé par une certaine rigidité de me tenir à distance.

Parce qu’elle s’inaugure par le passage du sommeil à la veille, toute la scène est dès lors empreinte d’onirisme (6) : le rêve, en tant qu’il est un espace beaucoup plus anxiogène qu’idéal, impose sa loi à la séquence. Les mêmes mécanismes d’invraisemblance et d’esprit de suite président aux enchaînements, à travers le surgissement suspect de la toison d’une part, et une logique de la sensation d’autre part, qui nous ferait basculer, en rêve, d’un cheveu sur la langue à un script de suffocation. Mais ce qui à mes yeux renforce ici la puissance évocatrice du rêve est son absence de signalement sur le plan des représentations : nulle rupture graphique ni chromatique, nul effet de cadre, nulle dissociation pataude du personnage rêvant/personnage rêvé. Il n’est en aucune manière signalé et si rêve il y a, l’auteur en abolit les frontières avec l’état de veille. Et c’est en cela que réside le caractère résolument oppressant de cette séquence : on s’y trouve comme enfermé dans le rêve d’un autre, sans avoir pris garde qu’on y était entré.

D’autant qu’une fois enclos dans cet appartement dont on ne fera jamais qu’apercevoir des bribes, de vagues contours, je suis comme égaré, livré à moi-même, enfermé seul avec cet homme, sa femme et son agonie. L’un des procédés récurrents du récit de rêve en bande dessinée veut que se superpose à l’image (forme mimétique du rêve) un discours commentant le rêve en récitatif, provenant quant à lui de l’état de veille : il s’agit dès lors d’un processus de médiation qui permet de réduire la violence potentielle de l’expérience onirique à la forme acceptable (rassurante) de l’interprétation (7). Rien de tout ça ici : aucune voice over ne vient appliquer son baume apaisant sur le trauma du récit, la séquence reste muette. Mais là où de nombreuses bandes dessinées muettes n’en demeurent pas moins parfaitement sonores, voire bavardes [Winshluss, Pinocchio], le silence ici est assourdissant et ne résonne que des râles du garçon — KFFF, RHHHHH (8). N’émerge donc de tout cela aucun discours et partant, aucun sens, sinon l’impression (au sens d’imposition) d’une souffrance physique. Tout se ramène encore une fois aux seules dimensions du corps et de ce qu’il peut ou ne peut pas accomplir.

Cette coprésence de mon regard et de la souffrance évoquée est exacerbée par la fixité du dispositif. Répartie en un gaufrier de 2x3 succédant à la pleine page inaugurale, la séquence est soigneusement cadrée, tranchant de ce fait avec l’exubérance de ce qu’elle met en scène. Cette mise en page a tendance à ancrer mon regard : bien que le cadrage varie, modulant de ce fait mon impression de proximité (ici : d’intimité) avec le sujet, tout est passé au même crible, dont la régularité ne peut que renforcer, en l’occurrence, ma sensation d’enfermement. La surface de la page est aplanie, aplatie : tout me parvient comme sur un écran. Voire : je perçois la scène comme au travers d’un judas, d’un grillage ; de spectateur je deviens voyeur, et l’érotisme suspect décrit précédemment fait retour. Je ne participe à la scène que sur le mode d’un regard extérieur, tenu à distance plutôt que distancé : tout peut se lire dès lors sur le mode dépravé de la projection, qui exhibe sans offrir de possibilités d’implication. Et c’est précisément là que se déploie cette inquiétante étrangeté dont on a dit qu’elle caractérisait la forme onirique : dans ce jeu auquel je participe (éprouvant une forme d’empathie, sinon d’identification) tout en m’en sentant perpétuellement exclu, comme étranger.

Revenant sur cette séquence j’y perçois un grand nombre de choses, de détails qui m’interpellent, que je ne consigne pas ici. Je m’en suis tenu à ce moment de régurgitation — mais il y aurait encore beaucoup à dire sur la double-page qui la clôt et où le jeune homme, enfin rétabli, reçoit une balle en pleine tête – nouvel orifice, comment mourir autrement. Si bien que je n’ai pas l’impression, quelques phrases plus tard, d’avoir élucidé grand chose dans ma fascination maniaque pour cette scène, simplement d’avoir regardé un peu mieux, un peu plus longtemps. Je reste toutefois convaincu que c’est par cette obsession du regard que pourra s’ouvrir la possibilité de penser mieux ce qui nous fascine.

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