DEMAIN S’OUVRE AUPIED-DE-BICHE
Regard sociocritique sur Bed and Breakfast et No futur is not dead
par Maxime Hureau
Une longue explication occupe le premier phylactère de Bed and Breakfast (L’égouttoir, 2015), phylactère qui désigne un simple logo en forme de B : « À Bruxelles ce ‘B’ signifie ‘Bed and Breakfast’. ‘Bed and Breakfast’ ne signifie pas ‘chambres d’hôtes’, ‘Bed and Breakfast’ est un toponyme, ici le nom d’une salle de concert. ‘Salle de concert’ ne signifie pas pleinement ‘salle de concert’ : a priori l’endroit a d’abord servi de dépôt de marchandises, devenu obsolète ce vaste espace a pu être investi en tant que lieu de vie. Et c’est depuis 2010 que les gens qui l’occupent lui octroient régulièrement cette fonction de salle de concert. » (1) Dans un même souci de précision, Florian Huet poursuit son introduction à la case suivante sur un couloir désert : « [...] Mais, avant d’aller plus loin, il faut que vous sachiez : le Bed and Breakfast a définitivement fermé à la fin de janvier 2014. »
De son côté, en guise de prologue ou de dédicace ironique pour No futur is not dead (sic, Hécatombe, 2008), Yannis La Macchia écrit plus directement, après deux ratures : « L’été 2007 a vu se fermer quelques-uns des plus vieux squats genevois tandis que la plupart des lieux alternatifs ont compris qu’ils n’en auraient plus pour longtemps. Cet été là on a tous j’ai vraiment eu l’impression que certains politiques assassinaient 30 ans de folie joyeuse. Qu’ils aillent tous se faire foutre réélire. Ce livre leur est dédié. »
Ces deux bandes dessinées s’ouvrent ainsi sur un constat désolant : la fermeture d’espaces de liberté ou de lieux de vie souvent obtenus par des combats courageux et un patient travail de construction. Par l’alliance spécifique de la question du logement collectif, légal ou non, avec des pratiques artistiques contre-culturelles, Bed and Breakfast et No futur is not dead peuvent être lus de concert. En revanche, cette entrée transversale thématique mais aussi sociologique, dans la mesure où ces deux livres émergent entre le fanzinat et la bande dessinée alternative, ne doit pas conduire à écraser l’un sur l’autre, d’autant plus que leurs mises en œuvre sont très différentes.
Or, en interrogeant l’articulation de l’esthétique et du social non seulement comme sujet mais aussi comme matière, la sociocritique propose un cadre d’analyse opportun pour croiser Bed and Breakfast et No futur is not dead. Cette perspective a été construite d’une part en opposition aux sociologies de la littérature, qui font une étude externe de l’œuvre ou la considèrent comme un document, et, d’autre part, en opposition aux approches esthétiques ou formelles qui tendent à négliger la dimension sociale de l’art. Claude Duchet présentait ainsi la démarche en 1979 :
« L’enjeu, c’est ce qui est en œuvre dans le texte, soit un rapport au monde. La visée, de montrer que toute création artistique est aussi pratique sociale, et partant, production idéologique, en cela précisément qu’elle est processus esthétique, et non d’abord parce qu’elle véhicule tel ou tel énoncé préformé, parlé ailleurs par d’autres pratiques ; parce qu’elle représente ou reflète telle ou telle ‘’réalité’’. » (2) Si on veut bien s’en inspirer et l’aménager, puisque la sociocritique a été développée dans les années 1970 pour la littérature et qu’elle peut se référer à des conceptions disons idéalistes de l’esthétique et de l’art (3), il devrait être possible d’ouvrir une vue sur la dimension politique de ces deux petits ouvrages (ce n’est pas un jugement de valeur, mais une description : format A5, ils comportent une quinzaine de planches pour l’un, et deux récits de 29 planches pour l’autre). Discours subjectif, frontalité politique
« Il y a beau temps qu’on n’ose plus délivrer de message, [...] et l’écrivain – si ce n’est l’écrivant, ou le scripteur – rougirait, s’il existait, d’avoir une idée, ou seulement quelque chose à dire. » Claude Duchet, dans un article fondateur pour la sociocritique (1971)
No futur is not dead est composé de deux parties présentées tête-bêche, avec inscrit respectivement sur leur page de titre « No futur for you » en noir sur fond blanc et « No futur for me » en blanc sur fond noir. Dans les deux cas, il s’agit d’un récit à la première personne construit à partir d’un regard introspectif sur une expérience du squat telle que vécue par l’auteur, montrant d’un côté la vie collective dans un bâtiment occupé d’une grande ville, et, de l’autre, l’isolement qui découle de la répression policière, de l’expulsion à la détention. Contrairement à ce que pourrait suggérer initialement la structure du livre, les perspectives individuelle (« me ») et collective (« you ») ne sont pas opposées, dans la mesure où l’individu n’est pas présenté abstraitement, hors de tout rapport à un environnement (la ville) ou de tout rapport à autrui (les camarades, la famille). Si la dimension subjective n’implique donc pas un repli autocentré, cette intrication est marquée par la multiplication de figures de dédoublement de l’auteur. Relativement commun pour l’autobiographie en bande dessinée, ce procédé réflexif conduit ici autant à un retour sur soi qu’à une considération sur l’état du monde, en créant une pluralité d’incarnations discursives qui évoquent, paradoxalement, l’enfermement. Bien réel dans une cellule, c’est effectivement l’enfermement qui engendre, pour passer le temps et entre deux interrogatoires, des dialogues contradictoires entre une représentation de l’auteur, un double, un cow-boy cynique et un complice solidaire. Par des pictogrammes de signalétique routière qui se transforment en projections auctoriales ainsi piégées dans un système univoque de communication, l’enfermement prend des tours symboliques et métaphoriques pour aborder l’impasse d’une société capitaliste. Dans les deux cas, ces expressions aporétiques, oscillant entre espoir et désespoir, sont soutenues par la reprise de motifs linéaires (quadrillages, ban- des) faisant résonner les différents enfermements.
Dans Bed and Breakfast, F. Huet emploie également la première personne mais, à l’exception d’une ivresse finale, privilégie un mode assertif, presque extérieur d’abord, avec une « introduction » pour présenter le lieu, son histoire et ses activités. Quelques planches agrémentées de flèches et de définitions plus loin (« hacking, do it yourself, amatorat »), le chapitre « colocation » s’ouvre sur un plan sommaire en vue de dessus. Figure stéréotypique de l’utilisation didactique de la bande dessinée, la carte ou le plan n’est pas moins une médiation (une « représentation » dit-il) visant à rendre compte de l’organisation spatiale mais aussi et surtout de son influence sur les rapports des habitants de cette colocation particulière. Le discours sans détour de l’auteur est exposé en suivant fluidement des phylactères qui traversent cases et planches comme un fil presque ininterrompu. Superposée à une multitude d’échanges ordinaires autour d’une boisson, la source de ce discours n’est pas toujours identifiée : si la première bulle pointe le logo du Bed and Breakfast, métonymie pour désigner le lieu et par extension ses habitants voire ses habitués, cette longue bulle semi-continue peut aussi renvoyer à une caisse à outils ou à un verre. Évitant à la fois les récitatifs désincarnés et la pontifiante figure de l’auteur avec adresse directe au lecteur, en contre-pied de la majorité des bandes dessinées qui visent à transmettre des savoirs ou à témoigner d’une expérience, le mode « éducatif » de Bed and Breakfast n’est pas celui de la transmission verticale du guide. Cette bande dessinée donne accès à l’agencement de lieux alternatifs, souvent ignorés, et répond plutôt, dans ces longues bulles, à ce qui serait une étymologie du terme éduquer, c’est-à-dire conduire hors de soi-même, ou à celle d’expliquer, qui évoque l’idée d’un dépliage.
En engageant un rapport frontal à leur objet, ces bandes dessinées apparaissent porter ouvertement un horizon politique, sensible et effectif, non sans être légèrement décentrées relativement à la production contemporaine se revendiquant de genres tant didactiques qu’autobiographiques.
Laideur d’un monde, contre-expériences et fragilité
« L’idée que les activités désirables sont celles qui engendrent des profits a tout mis à l’envers. » Bertrand Russell, Éloge de l’oisiveté (1932)
La mise en dessins de ces lieux prend des allures très différentes au fil des cadrages choisis : Bed and Breakfast aborde principalement la construction de la vie collective et de l’architecture intérieure du lieu, tandis que No futur is not dead interroge en outre la vie à l’extérieur du squat. Le second est dessiné non sans une certaine véhémence, revendiquée dans ses atours et références punk, face notamment à l’urbanisme des villes européennes imposé par une société capitaliste qui, elle, n’est toujours pas morte. L’ensemble de la bande dessinée est construit sur des lignes tremblées et de forts contrastes noir et blanc, survolé de nuages de ratures noires, nerveuses, et de blanco ou de gouache salissant un peu tout sur son passage. De fait la laideur de ce monde n’est pas ignorée : ici le discours d’un flic expliquant à un voisin au coin d’une case que « oui, bon, en même temps ils ne payaient pas de loyer » pour justifier l’infamie, ou, là-bas, cette insulte à l’intelligence que sont des publicités vantant un capitalisme vert. Ces percées discursives hégémoniques dans la rumeur de la ville, autant verbales que graphiques, n’endommagent pas la beauté de certaines constructions bricolées, que ce soit la façade biscornue du squat avec son système de gouttière pour les clefs ou un radeau à plusieurs étages comme échappatoire à ce monde, sa laideur, son absence de perspective.
De son côté, Bed and Breakfast dévoile essentiellement la beauté de cette colocation-salle-de-concert par le prisme d’un dessin beaucoup moins dense, suivant la fluidité des phylactères : meubles, poutres, volumes sont seulement suggérés par des droites et des pointillés venant couvrir petit à petit le blanc de la page souvent simplement composée de deux cases. Les compositions subtiles de l’espace par cette multitude de points soulignent l’inactualité du lieu, sa réalité éphémère, mais visent aussi à rendre compte de l’ambiance générale maintenue, sans gain pécuniaire, par la petite communauté (plus ou moins de passage) qui y a vécu. Dans le dernier chapitre intitulé « la traversée », l’auteur raconte son « voyage » (métaphorique) aux accents beatniks et éthyliques lors d’un concert. Introduite par la formule « devenir liquide, devenir fumée », cette expérience esthétique est rappelée comme une réalité matérielle, un processus impliquant des perceptions, des représentations mentales, des sensations viscérales et réactions corporelles : un rapport (intime) au monde. Partagée par les moyens de la bande dessinée, cette expérience situe l’auteur — ici spectateur face à un groupe méconnu — au centre des planches, se mettant en branle autour de monts pointillés, de courbes, de tourbillons et d’oscillations abstraites : un souvenir de concert en forme de partition sensible, qui donne à voir, par adéquation, l’atmosphère du lieu.
Dans de tels espaces alternatifs, ces moments quotidiens, politiques ou artistiques, sont envisagés de manière collective. Cependant, au Bed comme dans le squat genevois, cette dimension collective, très présente, n’est pas toujours sans encombre. Les deux auteurs font état de la promiscuité impliquée par ces vies de groupe dans des espaces contraints comme en témoignent le tour de douche ou l’entassement des corps qui débordent d’un canapé. Y. La Macchia se représente souvent en colère, et sa tête à peine reliée à son corps est déformée au fil des motifs d’énervement, alors que F. Huet souligne la difficulté de s’isoler dans des espaces presque indéfinis. Conséquence de la précarité économique ou de la répression, ces lieux alternatifs sont fragiles, comme le rappellent les séquences aux lignes fluettes et matières brutes de Y. La Macchia, ou l’entassement de planches et les montages allusifs de F. Huet. Et, probable corollaire de ces conditions de vie, les êtres eux-mêmes peuvent apparaître fragilisés. Dans No futur, les grosses têtes parfois embrumées par les affres d’une société indésirable reposent sur des corps malingres, comme les êtres dans Bed and Breakfast semblent individuellement dépassés par un décor qu’ils contribuent pourtant à construire. De formes géométriques irrégulières, sorte d’amas anonyme sur des corps striés sans logique apparente, leurs visages dessinent une évocation parmi d’autres de la rencontre, productive et tensive, entre l’individu et le collectif qu’il compose. En ouvrant un squat ou en s’associant pour la création d’une salle de concert à domicile, chacun participe à des coalitions pour vivre au moins momentanément un autre monde, aussi fragile soit-il.
Par et pour soi-même, à tous les niveaux
« L’autonomie se valide par la pratique, ce n’est pas une notion condamnée aux beaux discours. C’est une forme d’expérimentation qui n’est pas forcément glorieuse ni spectaculaire. Il faut d’ailleurs se battre contre cette obsession de notre époque pour la visibilité : ce n’est pas grave de ne pas être très visible. Ce qui importe, c’est ce qu’on fait et avec qui on le fait. » Alain Brossat, entretien donné à « Article11 »
La dimension collective est effectivement la force de ces lieux qui construisent l’autonomie au quotidien. Car squatter ou organiser des concerts demande des compétences très diverses pour parvenir aussi bien à la construction des chambres qu’à la sonorisation du concert. S’il s’intéresse moins aux rapports directs de l’espace alternatif avec le reste de la société, F. Huet insiste beaucoup sur les pratiques et la volonté de faire soi-même. Bien que la minutie parfois presque abstraite de son dessin puisse s’en éloigner, il fait référence au mouvement punk qui a donné à cette idée le nom de do it yourself, et dont la mise en réseau permet d’en conserver la valeur politique souvent dévoyée dans un geste de neutralisation (4). La mobilisation de la figure de l’amateur instaure un déplacement des lignes de séparation entre les artistes et les publics, mais aussi entre les pratiques dites artistiques et des pratiques quotidiennes relatives à l’autonomie (informatique, textile, cuisine, etc.) qui se multiplient à l’envi autour d’un principe commun. Cela implique une transmission de savoirs qui peut s’établir sur le tas, par les pairs, horizontalement, dans l’action et en groupe, à l’image de ces grandes cases dans lesquelles s’agitent de nombreux acteurs minuscules qui s’entre-interpellent en montant la scène. C’est aussi, dans une certaine mesure, le modèle de la page Wikipédia utilisée comme source pour définir le hacking, citée presque ironiquement parmi les trois notes de l’ouvrage. De même, l’apprentissage de Y. La Macchia dans un atelier sous le regard bienveillant d’un menuisier lui permet de construire une pièce dont seule la fin révèle le projet un peu fabuleux : un radeau pour naviguer sous pavillon punk sur le fleuve avec les camarades et, pour, pourquoi pas, s’en aller... Au-delà des interrogations strictement utilitaires, le plaisir, dépassant le seul résultat, est étendu à l’acte de fabrication, par soi-même et de manière collective, et ne restreint pas l’esthétique à l’art légitimé.
L’esthétique intérieure du squat, souvent réinvestie dans ces expressions urbanistiques de l’hypocrisie que sont certaines « friches culturelles » (5), liée aux arts graphiques, est aussi concernée, mais hélas par soustraction : lors de l’expulsion du squat, une planche relate, parallèlement à l’arrestation, la disparition des objets de décoration et des affiches par conséquent rendus invisibles pour le lecteur. L’auteur les remplace dans son énumération par une simple convention (crucifix et tête de mort) accompagnée d’une formule consacrée « ci-gît [...] ». La mise en bande dessinée d’une telle violence symbolique rappelle la dimension politique de l’esthétique qui émane de ces cadres de vie concrets ; du côté des forces expropriatrices et répressives, elle marque la haine obscure de valeurs (morales, politiques, esthétiques), d’individus et de pratiques contre-culturelles qui montrent une autre voie. Installé dans la cuisine à relier un fanzine « pour dire aux gens ‘’regardez un peu le monde de merde dans lequel vous vivez’’ », Y. La Macchia se dispute avec un camarade qui affirme que ceux qui partagent cette analyse n’ont pas besoin d’une piqûre de rappel, tandis que les autres, de toute façon, ne la liront pas. En colère au point de voir, comme souvent, son visage se déformer à outrance, l’auteur n’apporte pas de réponse immédiate. Cette contradiction interne doit être mise en rapport avec la couverture, reprise un peu plus loin, d’un magazine dont la propagande politicienne, sexiste et pro-nucléaire n’est pas moins criante. Pour autant, s’interroger sur certaines limites du fanzinat comme œuvre politique n’aboutit pas à négliger la portée politique de l’art, comme l’atteste le No futur que le lecteur tient entre les mains. D’ailleurs sa couverture ressemble fortement à celle du fanzine évoqué dans le livre, et on peut alors penser que cet écho graphique souligne (via la variation du titre) un pas de côté par rapport au projet critiqué dans sa cuisine.
Enfin, si on élargit l’interrogation sociocritique au support des œuvres, de fait, les modes de production des objets lient aussi, par définition, le social et la création artistique. Le livre tête-bêche de Y. La Macchia est effectivement maquetté par l’auteur à la main pour monter ces cases un peu branlantes en planche, et il est précisé que la couverture a été réalisée sur une machine à sérigraphier fabriquée pour cet ouvrage. Tenant le processus quasi de bout en bout, l’auteur est également éditeur pour le collectif éditorial suisse Hécatombe qui a porté ce livre. De son côté, F. Huet, après avoir participé à la fondation de la maison d’édition Polystyrène, s’autoédite via La Poinçonneuse, et son Bed and Breakfast est paru en 2015 à L’Égouttoir, structure de microédition. Toujours simplement agrafée, une réédition sous une nouvelle couverture a vu le jour en 2018 avec une planche épilogue qui égraine les nombreuses expériences à la suite du Bed. La minutie, la fragilité et l’autonomie sont donc aussi logées, selon des modalités différentes, dans la constitution des supports de ces bandes, dans leur lieu de création et dans leur lieu éditorial. Cela favorise également un prix du livre plutôt modeste (4 et 10 euros) et, par conséquent, permet un accès élargi à ces bandes. En tout cas, la question du futur n’est pas évacuée : il se trouve, quoiqu’il arrive, dans la continuité de ces pratiques contre-culturelles, à tous les niveaux, du lieu de vie à la diffusion d’un livre.
Continu contre-culturel
Le postulat sociocritique suppose que chaque œuvre implique un enchevêtrement du social et de l’esthétique. Néanmoins Bed and Breakfast et No Futur is not dead tissent des liens particulièrement nets, forts, entre ces niveaux souvent opposés (à tort) ; plus, ils assument pleinement un regard fondé sur l’articulation de leur geste artistique avec un engagement politique. Mais il ne s’agit pas tant d’un « énoncé préformé », d’un argumentaire à partir d’un constat, que de l’expression d’un « rapport au monde » qui contribue à tracer d’autres perspectives par la bande dessinée. Rompant avec une large partie de la philosophie esthétique, Ellen Dissanayake propose d’envisager l’art comme un comportement hérité du point de vue évolutif qui consisterait, fondamentalement, à rendre l’ordinaire extraordinaire, c’est-à-dire à attirer l’attention, soutenir un intérêt et façonner des émotions pour un groupe donné, notamment en situation d’incertitude (6). En complément d’une lecture sociocritique qui souligne la singularité des œuvres, une telle hypothèse pourrait aussi éclairer à un niveau plus élémentaire la dimension politique de ces récits de lieux alternatifs, collectifs, compris à la fois dans leur autonomie relative et leur fragilité. À mille lieux des industries culturelles, interrogeant l’individu inscrit dans un groupe, montrant des modes de vie plus ou moins en rupture et des expériences esthétiques qui découlent de cet ensemble, ils adoptent une position artistique contre-culturelle, tandis que la production d’œuvres sans objectif lucratif ou, bien plus encore, le squat, sont délégitimés. De fait, l’ordre dominant dénigre tout comportement politique qui remettrait radicalement en cause son existence et tend à négliger l’intérêt esthétique de pratiques qui ne l’entérinent pas. Cette délégitimation permet de renforcer les justifications de violences perpétrées sur les populations qui s’organisent pour (sur)vivre autrement. Agressions, expulsions, destructions, ou normalisation... Les réactions étatiques sont limpides concernant des expériences anti-autoritaires et non-marchandes, à l’image, parmi une multitude d’autres, du quartier anarchiste d’Exarcheia (Athènes) ou des constructions atypiques sur les différentes Zones à Défendre (ZAD). Or, sans utopisme aucun, No futur is not dead et Bed and Breakfast présentent des alternatives en actes qui contredisent les représentations hégémoniques et favorisent, notamment par leurs cadres sociaux, ces créations. Certes, ce ne sont pas des guides pratiques pour le squat ou l’organisation d’un concert autogéré — ce qui existe déjà (7) — mais ces bandes dessinées partagent les visions d’expériences personnelles et collectives montrant sans racontars la nécessité pratique, la pertinence politique et la beauté de ces cadres de vie. Charge à nous de les continuer, par tous les moyens.
Notes