Faire obstacle
le dessin illisible n’existe pas
par Loïc Largier
Quelque chose comme une gêne à la lecture du texte Faire obstacle. Le dessin illisible en bande dessinée dans le précédent numéro de Pré Carré (1), qu’on pourrait résumer, violemment, ainsi : une tentative de dénonciation du dessin narratif au profit du dessin d’expression matiériste. En gros, Hergé vs Vincent Fortemps.
Je me dis : obscurcir n’est-il pas d’une certaine manière le verbe même du dessin ?
Obscur contre clarté. Illisible contre lisible. Voici posés les termes de l’échange.
Malheureusement, une telle opposition ne semble efficiente qu’à prendre comme opérateur de différenciation pour le dessin le lisible. Or le lisible n’est pas un critère suffisant pour traiter du dessin dans la bande dessinée, du dessin en bande dessinée, du dessiner en bandes. Pour que le lisible vaille la peine, il faudrait que son inverse soit possible, c’est-à-dire que l’illisible puisse tenir le coup face au dessin. Mais aucun dessin n’est strictement illisible.
Lire étant une pratique, il n’y a pas d’illisibilité par essence, seulement une appréciation subjective de ce qui est ou n’est pas facilement lisible.
En bande dessinée un certain usage du dessin prévaudrait.
La définition que Thierry Groensteen produit sous le terme de dessin narratif, dessin « que requiert la bande dessinée » a en fait pour horizon, inatteignable car déjà posé comme archétype, la ligne claire.
Ce que l’on désigne comme une clarté et que l’on relie à un certain tracé, une certaine ligne ne vaut pas tant pour cette ligne justement que pour une certaine manière de produire un cadre. Elle tenterait de mettre en place une adéquation entre dessin et discours, lui donnant, par un certain usage du trait indifférencié, des plans relativement larges, de l’inscription constante des personnages dans un décor, d’une insistance à la répétition de formes personnages devenus signes, la forme d’un discours. Tout y est vu comme sur une scène de théâtre.
La ligne claire n’ouvre pas une problématique comme on pourrait l’entendre liée au trait, mais représente la tenue dans le champ de la bande dessinée par le dessin d’un récit linéaire. Elle n’a pas pour objet une caractérisation du dessin spécifiquement (la ligne claire est capable d’accueillir en son sein des traits aux multiples propriétés graphiques, ce qu’enregistre définitivement l’acception dessin narratif) mais établit un espace de construction, d’organisation du dessin sur le modèle d’une discursivité logique et rationnelle. Par discours logique il faut entendre non pas l’énonciation des singularités qui pourraient être le propre d’un discours porté par un sujet mais bien au contraire le discours organisé de la manière la plus platement compréhensible, le discours qui vise à convaincre, possédant une information à transmettre, une communication. Il s’agit clairement de tenir la ligne du récit.
Ainsi la ligne claire n’est pas un mode du dessin en bande dessinée mais une théorie de la communication appliquée à la bande dessinée. N’usant du dessin que pour la formation d’images, elle en oublie ses caractéristiques au profit seul d’un procès de formalisation, de mise en mots du dessin et inversement.
Ce que trace irrémédiablement le dessin narratif c’est une ligne claire entre le dessin et ce que dessine le dessin, omettant que si une ligne sert à séparer deux choses elle n’en continue pas moins de les tenir ensemble. Dans l’assujettissement, l’inféodation du dessin au récit que le dessin narratif sup- pose, le dessin n’étant que le véhicule de ce dessein supérieur, c’est la pensée d’une adéquation possible et non problématique entre texte et dessin qui se présente.
La bande dessinée comme ce lieu-là. Le dessin narratif, son outil.
Mais souvent c’est un rabaissement du dessin au texte auquel on assiste, le dessin n’étant qu’une forme discursive continuée qui doit produire un sens certain.
Il n’empêche que c’est tout de même du dessin et que c’est cela qui ne cesse d’être le problème.
Le dessin narratif propose une manière de lire la bande dessinée qui renonce aux errances de l’œil découvrant une image mais lui dessine un tracé continu de la circulation au sein d’une page, d’une planche. Une orientation de l’œil du lecteur que l’on a rapidement fait passer pour une maîtrise des outils, un métier. Ce qui sauve encore la bande dessinée c’est qu’elle est un livre.
On peut avancer franc sans jamais ne serait-ce qu’essayer de définir ce qu’est lire. Et ainsi de lisible, de lisibilité qui découlent. Ce qu’est, quand je lis ces mots (un dessin lisible), un certain rapport présupposé du dessin avec l’aisance, le facile, le déroulé souple et clair. Une certaine manière leste de produire de la trace quand en fait c’est le facilement déchiffrable qui est visé, non une élégance du tracé. La lecture comme action de décodage. Ce que lire ne peut pas seulement être.
On peut alors qualifier d’illisible tout objet qui produit une rupture, une opacification de cette stratégie du dessin narratif sans s’interroger sur ce qu’il vient rendre illisible : une certaine manière de faire récit. S’il y a entrave à la lecture, à la lisibilité, rarement cette entrave est liée directement au trait, à la manière ou à la matière du dessin en tant que tel, mais plutôt au fait que dans l’imaginaire bande dessinée un tracé clair signifierait clairement un mot.
On imaginera plus facilement que c’est le trait qui nous gêne, quelque chose du dessin qui cloche. Cette chose-là dérange notre habitude et s’en défaire est difficile. Ce n’est pas confortable.
Il faut en tout cas tenir sur le fait qu’il n’y a pas, qu’il n’existe pas de dessin en tant que tel, de dessin qui n’existerait qu’en lui-même et seulement en lui-même. Un dessin dont on ne pourrait rien dire d’autre, ni trace, ni signe, ni référent, ni… rien. Sauf à penser l’idée comme dessin, mais ce n’est pas encore du dessin. Ce qui pourrait, imaginons (mais c’est déjà une certaine pensée du dessin qui se désigne ainsi) être pur dessin : disons un trait, un simple trait, sur une feuille n’est déjà plus tout à fait seulement un trait sur une feuille mais aussi d’emblée un certain rapport à la matière de ce tracé, un rapport à l’espace, au corps… ou un coup de couteau.
Pas de pur dessin qui ne soit, jamais et tant mieux. Que de l’impur.
Sauf à idéaliser le dessin il est difficile de produire une critique du dessin d’Hergé. L’objectif de communication qu’il poursuit est limpide, et il touche à son but. Mais il n’en est pas moins dessin ou plus dessin qu’un autre. Le dessin narratif est une stratégie qui met en place un système de lecture qui dénie au dessin d’être regardé. Il est lu.
Mais ce point ne s’oppose pas au dessin. Il ne le rend pas impossible. Il ne l’invisibilise pas. Il le conditionne majoritairement. On pourrait dire par grande méchanceté que, si en refermant une bande dessinée, l’impression que nous avons de ne pas bien avoir vu le dessin qui la parcourait nous habite, c’est qu’il n’y avait alors tout simplement pas dessin, mais une tentative de soumission à cet impératif du dessin narratif, l’inversion du mouvement qui pense (et donc dessine) le dessin comme dessin narratif par une pensée du dessin narratif appliquée.
On peut toujours penser la matière en dessin comme un plus de dire, un surplus de sens. La difficulté étant que la matérialité la plus expressive ne joue pas contre le trait le plus linéaire. Sauf à penser une matérialité des outils comme nécessité pour signifier, sursignifier le dessin. L’entour du sens, sa face décorative. Le tracé linéaire n’en est qu’une des modalités.
Commencer par se dire que face au visible il y a toujours une césure. Un temps de latence. Mais que ce temps-là n’a que peu à voir avec l’indicible. Sinon l’illisible. Il est un que peu à voir avec l’indicible. Sinon l’illisible. Il est un temps offert à la traduction.
Le dessin narratif nous laisserait entendre (car il a des objectifs et ceux-ci sont clairs, et c’est bien là l’intenable de sa position) qu’il n’y a qu’une manière de traduction. Or traduire ce n’est pas bêtement faire du mot à mot, jamais, traduire c’est au minimum essayer de comprendre ce qui fait mouvement dans une pensée.
Si l’on considère le dessin en bande comme du dessin narratif alors il ne s’agit pas de lui apposer seulement un potentiel discursif qui soit celui de la facilité, mais bien tout son potentiel discursif.
C’est-à-dire de laisser entendre les multiples voix qui le parcourent. Il y a bien des manières de discours. À penser le dessin narratif comme du discursif lisible on lui assigne une manière normée, normative de produire de la pensée. Or il ne faut pas oublier que s’il y a bien une manière académique de produire du discours, il n’en existe pas moins des manières non-académiques, alternatives, mineures de discours, des formes qui bégayent, qui hésitent, qui mélangent, … Et donc des formes de pensée multiples. Traduire mot à mot, n’assigner que ce rôle au dessin narratif, c’est ne pas vouloir entendre que le minimum requis ce n’est pas le mot, mais la phrase. Et il n’y a pas qu’une seule manière de phraser un dessin.
Car lire, si nous continuons d’affubler de ce mot notre rapport à la bande dessinée, doit recouvrir une complexité, doit exiger de nous un grand travail. Le problème du dessin narratif ce n’est pas son supposé assujettissement au discours, c’est faire du passage du trait au logos qui le caractériserait le but du dessin, signant sa mise à l’arrêt. Ce grand travail c’est faire que restent possibles toutes les lectures, que jamais nous n’arrêtions le dessin.
Il me semble ainsi difficile de voir un lien entre dessin informe et dessin illisible. Nul informe ne vient rien rendre illisible, mais bien plutôt rendre visible notre incapacité à formuler de nouvelles phrases, notre incapacité à penser les dessins en bande autrement que par des phrases déjà faites.
Lire est une expérience de l’œil après l’œil, après le regard. Mais lire c’est déjà trop tard.
Désapprendre à lire.
Lire-voir.
Regarder-lire.
(1) Texte que j’ai reçu, sans qu’il me soit directement adressé, de manière assez personnelle. C’est que j’y ai lu des positions qui ne sont pas choquantes en soi, rien qui ne me serve à en attaquer les propos ou la teneur générale, mais qui sont gênantes pour moi, en tant que dessinateur. Je crois que c’est la première fois que j’écris depuis cette situation-là et que le texte de François me permet aussi de clarifier un certain rapport à ma pratique. Que cet endroit de l’écriture n’en rende pas moins actives les propositions qu’il contiendrait.