DEVENIR CENTRIFUGE
par Thomas Gosselin
Il y a quelques règles chiantes, il faut en parler mais ça risque d’être parfois chiant. Heureusement qu’on n’est pas obligé de les suivre. « Ennuyeux » et « ennuyant » ont des sens différents, mais le mot « chiant » signifie les deux. Nous ne pourrons pas définir chaque mot.
Suivant un mouvement biocentrifuge bringuebalé par des tourniquets elliptiques, ici le référentiel choisi est un « personnage » : A.
Début d’arborescence (ou plutôt de « lignine ») :
A1 : il y a un personnage principal. Son expérience psychique est à la fois personnelle et partagée ; jeu permanent de division/individuation (mais un être « trop un » n’est qu’un cadavre et, « trop multiple et divisé », il est bêtement fou).
A2 : il n’y a aucune hiérarchie ou bien il y a plusieurs personnages importants : il faudra alors subdiviser le récit en spirales pour qu’un seul personnage se détache de chaque épisode. Le « peuple », la « masse populaire » ou « les dominés » ne peuvent pas agir comme un seul homme en début d’histoire (en fin d’Histoire, à la rigueur). On revient alors forcément à chaque début à la branche A1.
B1 : le personnage principal est le meilleur dans son domaine : c’est un héros.
B2 : le personnage principal n’est pas meilleur que le/la supposé·e lecteur/lectrice : c’est un anti‑héros. Son statut peut changer en cours de récit. Et même : la seule chose qui doit perdurer, c’est l’inconstance.
L’élément le plus important de l’histoire est ce qui ne dépend pas de la protagoniste principale, ce contre quoi elle ne peut agir (fût‑elle une déesse). Les arbres sont d’anciennes divinités déguisées, les voitures sont dangereuses, un cataclysme est sur le point d’advenir, la conjoncture économique, des vieux tropes hollywoodiens, la vie moderne, les conventions sociales, etc. La protagoniste principale n’est pas omnipotente, pourtant elle doit être capable d’opérer une transformation. Ce qui l’anime vient de dehors.
C : le personnage principal est :
C1 : une enfant : elle a d’ores et déjà toute la sympathie du lecteur, pas la peine d’en rajouter.
C2 : un animal : l’identification lectrice/héroïne est déjà acquise : qui n’a jamais eu envie d’être temporairement un kangourou ?
C3 : une adulte : le personnage doit montrer qu’il a un passé préhistorique (antérieur à l’histoire en cours), et qu’il en souffre encore. Le plus efficace c’est sans doute le deuil d’un enfant, qui entraîne le lecteur (même non‑parent) dans le maximum d’empathie avec le personnage principal. Qu’est‑ce qui paraît plus tragique et injuste que la mort d’un enfant ? Ici, croisement temporaire possible avec branche C1.
C4 : une extrémiste stoïcienne, un objet manufacturé ou un disciple ayant atteint le nirvana. Fin.
C5 : une énergie, un spectre, « quelque chose » d’immatériel. Ou une plante immobile.
C6 : un croisement entre plusieurs bourgeons C, par exemple : moitié scarabée — moitié enfant, ou un tiers éléphant — un tiers panda — un tiers gendarme ou deux tiers virus — un sixième zéphyr — un sixième tomate, etc. Attention cependant : trop complexe, il sera trop ambigu et instable, l’excès d’individualité étouffera l’intrigue. On préférera le souci des affinités aux problèmes d’identité, et la puissance des devenirs aux apories sur l’origine (mais on aura quand même le droit de s’en soucier un peu).
Dans le conflit larvé entre la narratrice et lectrice supposée, il est bon d’accorder que la lectrice en sache en peu plus que la narratrice sur ce qu’il se passe, et, par politesse, que la narratrice en sache un peu plus que la lectrice sur d’autres sujets. C’est que la lectrice doit se deviner plus perspicace que la narratrice, mais aussi plus à l’écoute, plus « ouverte », plus à même d’accueillir des changements. La narratrice, le personnage principal et l’autrice ne sont pas forcément la même personne. La lectrice doit être préjugée plus intelligente que le récit ; le récit est plus perspicace que l’autrice. Le discours oral et les dialogues sont moins intelligents que l’autrice (qui réserve une partie de son cerveau pour se retenir de dire toutes les conneries qui lui passent par la tête). Il faut que la langue dessinée aille à la rencontre de la langue parlée. La langue privée, elle, est offerte, gratis. Surtout, flatter subtilement l’amour‑propre du comité de lecture qui étudiera ce manuscrit.
II
L’ « appropriation culturelle » a au moins le mérite de créer des malentendus féconds : Jagannâtha, nom attribué à Krishna lorsqu’il devient un dieu généreux et végétarien, devient, par le prisme des colonisateurs britanniques, le « Juggernaut », une force terrible qui écrase tout sur son passage. Prière de voler des idées de partout et à tout le monde, même mal digérées.
Tricher et trahir, c’est exprimer sa liberté, montrer qu’on est plus maligne que les faiseurs de lois. Mais lorsqu’on nous ordonne ici de tricher et de trahir ?
La protagoniste principale n’est pas à l’aise dans le multivers dans lequel elle évolue (il peut y en avoir plusieurs), mais au moins elle a réussi à survivre jusqu’à maintenant. Ici nous créons une connivence avec la lectrice qui se sent elle‑même forcément en décalage (sinon elle ne lirait pas). Elle a des compétences, elle est sans doute la meilleure de sa catégorie (coiffeur, pommier, sportive, petite souris). Tristement, dans l’environnement « réel » actuel, « Femme » ou « Enfant » sont des catégories suffisantes (même s’il est difficile de savoir ce que serait « la meilleure femme »). On peut alors « humaniser » le personnage en le composant. Contrairement à l’arborescence C6 où trop de divisions « désintégreraient » le personnage principal, la multiplication de personnalités peut le rendre plus vivant. Plus tard, son expertise sera mise en danger.
Elle a des défauts et l’idéal symétrique, c’est que ces défauts soient corrélés à ses qualités : c’est un très bon flic, au point qu’il a négligé sa vie familiale ; elle vit tellement pour sa passion qu’elle est encore célibataire à son âge, etc. Ses défauts peuvent être présentés à un entretien d’embauche : « elle est TROP honnête », « elle est TROP investie et TROP perfectionniste », « il est TROP bon trop con », mais sans excès. Elle supporte le poids d’une injustice passée mais elle n’est pas du genre à pleurnicher ; sa souffrance réprimée transparaît malgré elle, avec des marques sur son corps ou dans des traits de caractère. Voilà pour la « complexité psychologique suffisante » des personnages principaux. Pour les inclure dans une atmosphère sociale plausible, il suffit d’appliquer les mêmes règles de construction aux « figurants » qui entourent et accompagnent notre référentiel.
Une première catastrophe survient (parfois en même temps que la rencontre avec la protagoniste principale, ou même avant). Si elle est en partie responsable de cet accident, alors elle devient une « anti‑héroïne ». Elle pourra se racheter à condition que personne d’innocent ne meure à cause d’elle. S’il y a des accidents de véhicules, il faut montrer systématiquement un plan dans lequel les accidentés sortent de la voiture renversée, ils sont un peu sonnés mais indemnes (comme on le voit dans les vieilles séries télé nord‑américaines du sud). Responsable ou non, dans tous les cas, l’héroïne se sent « concernée » par cette catastrophe et après avoir d’abord hésité et tenté de se déguiser en vénale ou cynique, elle se sent moralement ou divinement poussée à répondre à cet évènement. Il y a deux grands types de réactions :
Le récit tend à l’achèvement quand l’essentiel des petits êtres intérieurs et des forces inventés pour l’explorer et l’exploiter meurent ou du moins s’épuisent. On pourra alors réfléchir au récit suivant, et le titre de l’ouvrage abouti doit être réfléchi quelque part à cheval entre les deux projets. Comme les jeux séculaires des Romains, qui étaient des « jeux que nul n’avait vus et que nul ne devait revoir », c’est‑à‑dire qu’ils espéraient que tous les témoins d’une cérémonie de jeux meurent avant de renouveler la cérémonie (même si ce principe a été mis à mal par des empereurs impatients — tels que Domitien ou Philippe l’Arabe — et quelques vieillards non‑répertoriés) ; notons qu’un siècle ne durait alors pas nécessairement 100 ans, mais reposait sur la longévité du plus endurant ou sur la bonne foi des organisateurs. Pareillement, les récits n’ont pas tous la même durée de maturation, de production et de collation.
Il faut préparer en amont le fait qu’il y aura une vitre transparente, un mur de verre entre deux puissances différentes ; chaque puissance se croira face à un miroir et prendra la force en face pour son propre reflet ; toutes deux auront donc une image erronée d’elles‑mêmes. Cela déterminera ce vers quoi elles tendent.
En gros il y a deux épisodes essentiels :
Mais surtout, il est encore plus important d’avoir au moins trois épisodes.
Introduisons les objets concrets et perceptibles comme s’ils étaient des êtres vivants, avec des origines et des objectifs. Ce sont des acteurs et des agents du monde observé. Qui n’aime pas recevoir des cadeaux ? Sans eux, le récit n’est qu’une porte fermée.
Soudain on entend une voix venue on‑ne‑sait‑d’où, mais c’est un exemple, pendant qu’une femme fait des boucles avec, au final, un nœud borroméen. C’est une sorte d’entrelacs d’au moins trois boucles, et seule la suppression de n’importe quelle boucle libère les deux boucles restantes. Il faut que tu la dessines pour comprendre. La voix :
— Ah non, moi les chansons sur la Liberté, je ne supporte pas.
D’abord, ça me fait toujours pleurer. Je suis trop sensible (la femme fait la première boucle). Et puis, en général, elles sont quand même assez démagos, ces chansons (la femme exécute une deuxième boucle). Et enfin, la liberté, qu’est‑ce que c’est pour nous, hein, si ce n’est « un autre mot pour dire qu’on n’a plus rien à perdre » ? (troisième boucle, nœud borroméen).
Attention, bien expliquer comment ça ne marche pas ; les nœuds ne sont pas des allégories des gens, ils ne s’entravent pas les uns les autres, les gens ne sont pas des métaphores des nœuds. La femme essaie d’utiliser ce nœud pour ouvrir une serrure de la porte principale (le climax du récit).
— Ah non non, là il te faudrait une clef.
La femme va chercher une clef et essaie de dénouer le nœud borroméen avec la clef. Impossible.
— Ah ben non hé, là des ciseaux pour couper ce serait quand même plus indiqué.
La femme revient avec une paire de ciseaux mais ne parvient pas à démonter la clef.
— Ah non, pour faire ça, il faudrait au moins un marteau.
La femme s’amène avec un gros marteau et commence à défoncer les ciseaux au niveau de la vis.
— Ouais mais bon, enfin ! Un peu de délicatesse ! Un tournevis aurait suffit.
Elle s’absente, revient avec un tournevis et essaie de dévisser le marteau.
— Non, non, n’importe quoi. Arrête tes bêtises. Écoute‑moi bien pour une fois.
Alors elle ouvre grand ses oreilles, vient et essaie de mettre le marteau dedans.
— Voilà, là ça devrait marcher.
La porte s’ouvre en effet. C’est l’enchaînement qui construit ses causalités.
De « il » ou « elle », ce personnage devient « tu » : la lectrice devient la protagoniste, même si elle ne s’identifie pas à elle. S’il y a confusion des pronoms personnels, c’est le dominant qui gagne à la fin. La « projection » va de la lectrice vers le personnage, pas dans l’autre sens, même pas à mi‑chemin. Enfin, le personnage principal sera confronté à des obstacles et des épreuves qui doivent graduellement paraître de plus en plus insurmontables, mais chaque épreuve doit se présenter comme l’ultime. Si on est déjà prévenu des Travaux à venir, on sait d’avance que l’héroïne résoudra (et non pas « résolvera ») l’épreuve précédente, et l’on sautera les pages évidentes, indifférents à la façon dont elle s’en sort (puisque ce qui compte, c’est qu’elle s’en soit « tirée »). Attention à garder le « Comment » associé au « Que ?… Quoi ? ».
Les scènes de torture sont proscrites. L’auteur/autrice doit aimer ses personnages comme s’ils étaient ses propres enfants. S’il y a un « méchant » dans le récit, c’est à lui que l’autrice doit être le plus identifiée. Si ce « méchant » est une sadique qui s’ingénie à inventer diverses façons de tourmenter ses victimes, c’est un bien triste portrait de l’autrice.
Aussi composé soit‑il, le personnage principal est désespérément seul mais il faut lui adjoindre un acolyte ou un récipient pour lui permettre d’oraliser ses pensées sans que ça ne semble trop artificiel. Bizarrement l’« artifice » semble être l’ennemi de la fiction. Le monde actuel et des enjeux de société seront évoqués, même de façon anachronique. Marquer une distanciation intellectuelle entre soi et son époque, c’est être « contemporain ». Il faudra émettre un avis ironique sur les avancées technologiques, avec une certaine assurance. Sans aucune confiance en elle l’héroïne ne pourrait pas avancer. On peut demander au livre d’être « action », « praxis », mais on court le risque que la lectrice abandonne trop tôt sa lecture pour partir faire la révolution ou pour réinvestir l’espace public. Une autrice qui réussit à être publiée est forcément un peu conservatrice, elle ne veut pas qu’on aille trop loin, trop vite, avant d’avoir fini son livre.