PAR LE MENU
Claude DOMINIQUE
Menu a une haute idée de la bande dessinée. Et il est contagieux. J’ai moi-même grandi à la bande dessinée avec L’Asso, qu’il représentait plus publiquement que les autres. Nous sommes un bon paquet à avoir tout découvert avec L’Asso. Et avec lui. Avec Menu. Je dois avouer que parmi les livres d’Anna Sommer, Julie Doucet, David B., Debbie Drechsler, Woodring, Vanoli ou de Hagelberg, ceux de Jean-Christophe Menu disparaissaient un petit peu. Même si j’étais consciente de son importance dans la création de la maison d’édition, ils faisaient partie des publications un peu plus indifférentes du catalogue. C’était bien que ce soit là. Les livres des fondateurs. J’en lisais un de temps en temps, comme un devoir. C’était genre le boss. Mais je passais mal le cap de son dessin un peu ingrat. Ses blagues surréalistes, ses références, ça n’animait pas grand-chose chez moi.
Pré carré s’est abstenu jusque‑là de parler de Menu comme des autres fondateurs de L’Asso. C’était plus ou moins dit comme ça : l’équipe disait qu’il y avait déjà beaucoup d’écriture là‑dessus. Le travail à faire ailleurs était trop vaste, il fallait s’y consacrer complètement. Et puis il y a eu les déclarations de Menu dans Kaboom qui ont décidé L.L. de Mars à écrire sur cette histoire, notamment dans Communes du livre.
Maintenant que j’ai découvert plein d’autres choses, maintenant que L’Apocalypse est née et morte, maintenant que Menu publie chez Fluide glacial et chez Casterman, j’ai décidé de revoir son travail. Tout son travail. Relire les livres, en découvrir que je ne connaissais pas. Et tout le reste : édition, théorie, stratégie politique. Une sorte de retour en arrière général sur un parcours qui a été jusqu’ici commenté en pointillé. Pour écrire ce texte.
Un tel texte exige peut‑être une justification. Enfin je crois. Pourquoi ce texte devrait‑il être écrit ? Je ne parle pas de rendre des comptes sur mes positions. Vous en jugerez par vous‑mêmes. Non, je veux dire : à quoi un texte comme celui‑là, sur Menu, servirait‑il ? Peut‑être à le rendre réel. Parce que, aujourd’hui, je me demande si on n’a pas rêvé Menu. S’il a vraiment existé.
On peut s’accommoder jusqu’à un certain point que tous les cinq ans un nouveau bateleur dise avoir inventé un monde dont il est finalement le détrousseur. Ce n’est pas si important. Notre tolérance à tout ça s’établit en fonction de sa nuisibilité. C’est tout. On ne peut pas passer son temps à faire la guerre à tout.
Son projet, Menu l’a toujours rendu public : incarner par son travail éditorial, son travail d’auteur, d’essayiste, de pamphlétaire, une position d’avant‑garde. Qu’il l’ait vraiment tenue ou pas dans toutes ses fonctions, ça n’empêche pas la création. Ça ne l’a jamais empêchée. Et Menu l’a même favorisée chez plein de jeunes autrices et auteurs prêts à tout entendre d’un gars aussi cool. La voix de Menu couvrait tout le reste. Et tant pis si ce qu’elle décrivait avait peu de rapport avec la réalité, avec ses livres, ses actions publiques, son comportement politique. Il donnait envie de s’y mettre.
Mais aujourd’hui, poursuivre la cool attitude de l’auteur d’avant‑garde en défendant partout les requins qu’il dénonçait hier, comme s’ils avaient changé, c’est une traîtrise. Et c’est destructeur. Les ravages des monstres éditoriaux ont à nouveau vidé les librairies de tout ce qui est éditorialement fragile. De tout ce qui est artistiquement risqué. C’est ça, que Menu défend quand il est à l’unisson des gros éditeurs.
Cette manie d’épouser toutes les postures qu’on a vomies le reste de sa vie a beau être courante, j’en suis toujours abasourdie. Mais si c’était une erreur de jugement de ma part ? C’est le moment de me poser, maintenant que le travail de Menu est devenu sans ambiguïté cette confortable production de conformisme et de puérilité, cette question : si ça a été si facile de tomber là‑dedans, n’est‑ce pas parce qu’il n’a jamais réellement fait autre chose ? Est‑ce que c’était déjà sous notre nez et on ne le voyait pas ? Depuis le début ? Mais nous manquions de Monsieur Loyal autant que de directeur de cirque et de numéros. Alors nous avons accepté sans broncher le premier qui revendiquait le poste. Qui prétendait qu’il lui revenait de droit. Parce que la place n’intéressait personne d’autre.
LE THÉORICIEN
Menu a une haute idée de sa puissance théorique. À ma connaissance, c’est la seule personne qui ait jugé important de publier son mémoire de maîtrise (de master 1). Menu a donc tenu, a fortiori, à publier sa thèse, La Bande dessinée et son double, à L’Association, peu avant de la quitter. C’est‑à‑dire, pour ceux et celles qui s’en souviennent, peu après s’être longuement essuyé les baskets sur les luttes sociales qui déchiraient la maison. Qui n’en a pas entendu parler sur tel forum, dans tel site BD, à l’époque ? La publication de la thèse marque un territoire éditorial et historique. Elle espère bien, je crois, le clôturer. Mais aux dernières nouvelles, L’Asso survit et L’Apocalypse pas. La thèse est sauvée. L’inconscient de Menu a peut‑être une plus juste idée de sa puissance de feu.
On a beaucoup écrit sur cette thèse, sur le flou continu où elle tient les notions de langue et de langage. D’autant plus étonnant que c’est le cœur de la thèse. Et pourtant, pas un livre de linguistique dans la biblio. 540 pages pour arriver à une indéfinition totale des signifiants maîtres : langue, langage. On ne saura rien de ce que ça signifie. Et ça signifiera plein de choses contradictoires tout au long de la thèse. Comment est‑ce possible ?
La méthode Menu est celle de l’intuition double : une idée fixe ― une rêverie théorique ― et une idée de soi ― un rêve de théoricien. Si cette thèse avait avancé comme une thèse, elle ferait sans doute 20 pages. Mais Menu ne cherche, avec elle, rien d’autre qu’elle‑même : une consécration. Alors il présente son autobiographie comme une invention méthodique. Ce qu’il fait depuis toujours en bande dessinée, il le rejoue ici, à l’école. Il fait l’artiste, et le jury, le lectorat, doit lui pardonner sa légèreté de poète car elle est habillée d’une belle vie. Et d’une grande pugnacité. Commentée d’une façon si hagiographique qu’on ne sait plus à quel degré on doit prendre tout ça. Il peut écrire, par exemple, à propos d’une de ses propres planches, qu’elle est une « démonstration de savoir faire de BD classique à l’action dynamique et aux péripéties tragi‑comiques ». Armée de la plus grande mansuétude, je cherche en vain dans toute la thèse une planche correspondant à cette description.
Je fais les comptes des heures sur ces pages vivantes mais plutôt creuses, et je patiente. Peut‑être aura‑t‑on droit à un moment à une idée forte qui se dégagera de tout ça ?
Menu y parle de lui, de ses publications, de son travail, de son approche personnelle de la bande dessinée.
La certitude d’y incarner quelque chose comme un génie visionnaire atteint son apogée quand Menu décrit Le Lynx, son fanzine. Notamment le n°7. Ce serait, si on doit le croire, le lieu où pointe toute la jeune création expérimentale de l’époque (1986).
Voyons ça. Nous avons donc :
• le peloton retardataire du marathon de la ligne claire, marathon déjà fini depuis un moment : Avril, Dupuy, Berberian
• un papa rigolo comme avant les guerres et les monuments : Carali
• un avant‑gardiste des années 1970 : Masse
• du mobilier des années 1980 qui décorait les magazines en kiosques Zoulou (1984) ou Rigolo (1983/1984) : Ouin, Weissmuller, Max, etc.
• une marée de planches fanzineuses à gros nez : Émile Franc, Leconte, Menu
• la bande de copains sous influence criante (ligne claire pour les uns, Caro pour les autres) : Stanislas, Mokeït, Konture
• des artisans de cartes postales jazzie‑mamie : Götting
• des copistes pointilleux de « Elles sont de sortie » : Krabs et une vulgate post‑punk des Duhoo, Daniau, qui ont leur double, leur triple, leur galerie des glaces dans toute la production en fanzines de cette époque
• aucune femme
On peut tirer au minimum deux constats de ce passage de la thèse : d’une part Menu compte sur la mémoire défaillante des plus vieux ou sur notre jeunesse pour faire passer en douceur sa réécriture de 1986. Et d’autre part le mot « expérimental » n’est ici qu’un grigri. Il réveille la magie de l’Histoire mais il ne relève d’aucune forme particulière de création. On n’est pas obligé d’expérimenter, il suffit de dire « expérimental ». C’est un mot plus saisissant que « moderne » qui fait probablement trop vieux placard. Moins risqué que « avant‑garde », parce que les avant‑gardes s’écrivent et qu’on attend d’elles du programme. Ça, ce sera pour plus tard. Ce seront les mémoires et les livres qui écrivent le programme après l’action, comme on apprend à le faire en politique ou dans les écoles d’art. Le Lynx, comme expérimentation et comme création, c’est quand même 300 degrés au‑dessous du Major Fatal de Moebius dans Métal hurlant, déjà bien loin pour tout le monde.
Quand le territoire de la thèse s’élargit au‑delà de la bande dessinée, la bibliographie fait sourire : pour une thèse, la section consacrée à la théorie de l’art est quand même à peine celle d’un étudiant en première année d’histoire de l’art. Ça dénote un sacré manque de curiosité théorique et une drôle de timidité méthodique. Et quand il n’est plus le chroniqueur des années Asso ― dès qu’il s’agit de mettre en branle la mécanique thésarde ― Menu file un collier de lieux communs plus ou moins frelatés :
• Picasso quitte le classicisme pour rejoindre le dessin d’enfance
• Le récit autobiographique peut attirer des ennuis quand il relate certains faits précisément
• La frontière entre autobiographie et fiction est plus poreuse qu’on croit
• Les grands classiques, c’est formidable mais le marché transforme tout en marketing
• La peinture, c’est un état de transe
• L’académisme, c’est un dévoiement du classicisme
Les chips, c’est quand même plus calorique que les pommes vapeur. Non ? Vous ne croyez pas ?
Dans un chapitre en roue libre, Menu nous parle d’un manuscrit hors du commun, méconnu. Ce sont les carnets de Villard de Honnecourt. Ces manuscrits sont, il l’ignore, un lieu commun de la recherche en histoire de l’art. Ils figurent même parmi Vitruve et Piranèse dans le livre anniversaire Taschen de vulgarisation consacré à l’architecture. Les carnets de Villard de Honnecourt sont un des objets historiques les plus commentés depuis leur découverte. Depuis le fac‑similé commenté par Lassus en passant par la référence Hanloser, il y a eu le collectif réuni pour le livre Stock, des dizaines d’articles en revues facilement accessibles, tout ça jusqu’à la grosse somme récente de Droz. Et ce n’est sûrement pas fini. Les historiens sont toujours excités par ces témoignages rescapés un peu plus sexy que la moyenne. Mais Menu est son propre étalon de la connaissance. Alors ce qu’il ne connaît pas est forcément inconnu du reste du monde.
Et de quelle source tient‑il, lui, cette rencontre ? De René Huyghe. Pour une thèse, quand même, Huyghe, il ne faut pas abuser. Sérieusement ? Ce sera tout ? Oui, ce sera tout. Il ajoute en note un lien vers le fac‑similé de la BnF, en espérant qu’on n’y aille pas trop fouiller (on verrait les collures théoriques qui ont bavé partout et tout ce qui est escamoté du carnet). Ça démarre bien. Un tel sérieux méthodique ferait du classement des 100 livres à lire Fnac / Le Monde la base de la section littéraire. On comprend mieux toutes les analogies absurdes, les questions qui n’ont aucun sens. N’importe quelle autre source lui aurait apporté les réponses qu’il y aurait cherchées. Mais Menu n’en cherchait pas. Il avait déjà la réponse. Il cherchait la question qui irait avec. C’est tombé sur Villard.
« Il est également curieux qu’il ne l’ait pas rédigé en latin », dit Menu. Mais non. Ça n’a rien de curieux. Pour un tel manuel, c’est même tout‑à‑fait normal qu’il soit écrit en picard (la plus abondamment présente des scriptae au XIIIe). Dans le XIIIe siècle de Menu, sans doute, tout le monde parle et écrit en latin. Mais pour le savoir, il faut chercher. Faire une thèse. « L’ouvrage est relié et se trouve donc dans le domaine du livre » ajoute‑t‑il. Je ne sais pas, il faudrait demander à Felibien. Mais pour le savoir, il faut chercher. Faire une thèse.
Il faudrait déjà se demander quelle mouche le pique de vouloir, lui aussi, des grands‑parents plus dignes à la bande dessinée. C’est fatigant, cette manie. On dirait des conspis qui font tourner leurs obsessions comparatives sur tout ce qui rentre dans leur champ de vision.
Mais d’où Menu tire‑t‑il ses sources ? Ses questionnements ? Il les tire de ses idées reçues. C’est la matière première inépuisable de cette thèse. Il s’émerveille d’une forme de dessin qu’il croit unique à cette époque. C’est également faux. Ils sont proches des dessins de la même période illustrant le credo de Joinville qu’on trouve dans les feuillets de Montfaucon. Ils sont proches de tant d’autres choses, en fait, car ils sont pris dans leur XIIIe siècle et dans ses usages.
À quelles conclusions notre approximateur en chef aboutirait‑il face au célèbre Liber floridus ? Devant les pages des nombreux Beatus ? Confronté à tous les autres lieux communs de l’émerveillement historien ?
On s’épuise devant la pauvreté des hypothèses. La maigreur des observations dont elles découlent nous l’explique. Des passages sur la partition dessinée s’épargnent tout cadre de vérification, de comparaison. Ou simplement d’un éclaircissement sur la notion de partition. Et pourtant, ça ne manque pas, les histoires des partitions graphiques. Le plus déroutant est l’absence totale d’une théorie du signe qui puisse soutenir l’usage abusif de ce terme dans ce passage comme dans tant d’autres. Des catégories disparates de paradigmes lui permettent de jouer de ce terme comme d’un gouffre à significations hasardeuses.
Menu place le dessin de Villard dans le monde du « signe » après s’être comparé à lui en dessinateur (« car le carnet de Villard de Honnecourt est dessiné à la plume comme je le ferais moi‑même »). Il l’oppose en ça à Dürer sans qu’on comprenne ce brusque virage historique et théorique. Quel Dürer ? On ne saura pas. L’œuvre gravé à lui seul couvre 34 ans de travail et plus de 300 pièces. Elles font une large théorie du dessin d’une variété incroyable. Mais pourquoi cette comparaison ? Pour créer un arc absurde d’opposition. Une sorte de biface graphique et historique. Comme une « tendance » générale dialectique qui opposerait deux courants traversant l’histoire. Menu veut voir présente « dans toute l’histoire de l’art une tendance parallèle au “ naturalisme ” et à la simplification ». Donc : c’est le match Villard‑signe vs Dürer‑naturalisme. Déjà, on se demande ce qu’on va faire avec cette machine‑là, si bête, si grossière, si mal bricolée. Mais c’est méthodiquement incompréhensible : une partie de ping‑pong formel entre un français du XIIIe et un allemand du XVIe ? Entre un maître d’œuvre qui rédige un carnet technique et pédagogique et un artiste graveur sur bois ? Sans rire ?
La Sorbonne se paye avec cette thèse un rechapage populaire‑bédé en couronnant son seul prophète autoproclamé. Il en faut bien un, un thésard, dans le monde des bandes dessinées. Il n’y a qu’un postulant. Tout le monde y crache sur l’université et ce n’est qu’un juste retour de vent. Que représente la Sorbonne pour la bande dessinée ? Un vieux fossile ignorant, qui méprise les bandes dessinées depuis toujours parce qu’il ne sait pas les voir ni les lire. C’est par cette momie que Menu veut être aimé. Adoubé. L’indigence de sa thèse le dispute pourtant à l’incurie théorique. Mais comme les lecteurs sont désireux de la machine sociale Menu, ils sautent du regard pudiquement sur le volume et sur son contenu. Ils estiment avec indulgence l’effort fourni pour assembler en 20 ans 540 pages d’autocélébration, d’anecdotes pompeuses. Ils tiennent leur token. Et il a l’air content. C’est parfait
LE POLITIQUE
Menu a une haute idée de sa puissance politique. Ceci, nous le lisons en long et en large, par exemple, dans Plates‑bandes. Ce n’est pas utile de décortiquer ici cette plaquette : elle a été, d’une part, largement commentée. Et d’autre part, aucune des conclusions qu’il fallait en tirer, aussi justes étaient‑elles en grande partie, n’est venu s’incarner dans les choix de Menu. Ce qu’on avait pris pour une guerre de position était la cosmétique d’une posture. Le livre, sans effet sur son auteur lui‑même, s’autodétruit comme programme possible et comme objet à penser.
Que reste‑t‑il de ces déclarations ?
Je replace ici le contexte de la conversation publiée dans le n°13 de Kaboom qui a fait réagir si vivement L.L. de Mars.
Nous sommes dans une conversation avec Berberian. C’est un bavardage badin, assez vide, plutôt mondain. Ils se trouvent mutuellement jeunes, s’admirent dans le second souffle d’une respiration imaginaire. On l’attend toujours. Leur calendrier de références semble être figé quelque part dans la bibliothèque d’un professeur de lettres retraité : Char, Breton, Barthes. C’est le moment pour Menu de dire, alors qu’on s’y attend le moins, ceci : « À propos d’amertume, j’aimerais dire une chose importante : les petites querelles internes à la bande dessinée, que j’ai parfois nourries, appartiennent complètement au passé. Aujourd’hui, je peux parler avec tous ces gens avec qui je ne m’entendais pas, dans la mesure où tout s’est déplacé politiquement, géopolitiquement. Le contexte général fait que nos désaccords sur un plan micro ne sont rien à côté de nos proximités sur un plan macro. »
Pas plus autrice qu’éditrice, je suis sans doute mal placée pour juger des détails. Mais le spectacle des librairies et la transformation calamiteuse des rayons BD s’étale tous les jours devant mes yeux. Et j’ai bien du mal à les voir, moi, ces proximités « sur un plan macro ». Macro quoi ? Macro économique ? Macro artistique ? Macro politique ? Sur un peu plus de mille bandes dessinées dans ma bibliothèque, j’en ai moins d’une dizaine de Delcourt (les Fritz Haber de Vandermeulen, des Ware, des Burns, Cooper, Brown) deux ou trois Glénat, quelques vieux Casterman des années 1980 trouvés en bouquinerie. C’est tout. Ce sont les livres qui me guident dans les librairies. Sans me soucier a priori de qui les publie. Par quelle opération magique les plus gros producteurs de blocs de papier coloré, ceux qui couvrent la quasi totalité des rayons, sont‑ils si minoritaires dès qu’on cherche autre chose qu’une pommade pour la tête après le travail ? Dès qu’on cherche autre chose que la millième version du même franco‑belge recalibré ? La dernière sfarerie AOC ou copycat ? C’est sans doute parce qu’il y a d’énormes différences macro. Dans la conception du travail d’éditeur. Oui. Définitivement. Il faut observer ces colosses financiers racheter à tour de bras des traductions parce qu’elles sentent la promesse de rentabilité. Placer des options sur des textes potentiellement bankables. Surproduire des livres pour occuper les mètres linéaires de librairies et chasser la concurrence avant de rejoindre illico le pilon. En en sacrifiant les autrices et auteurs au passage. Racheter toutes sortes de petites maisons d’édition qui seront autant de nouvelles niches en profitant de moments de faiblesse financière qu’ils ont largement concouru à créer. Etc. Etc.
C’est quoi la proximité sur le plan macro avec Cornelius ? Avec Atrabile ? Avec L’Association ?
C’est la proximité géographique du merlu avec le requin.
Menu revient sur ses déclarations incendiaires à propos du travail avec les gros éditeurs dès l’instant où il travaille avec eux. Mais ce n’est pas parce que lui a changé, dit‑il : c’est parce que eux ont changé. L’honneur est sauf.
Tant qu’il n’imaginait pas accéder à ce monde, il nous faisait le coup du renard et des raisins de La Fontaine. Mais tout arrive. Il suffit de durer. Il fait tellement partie du paysage que ses pages inoffensives partout ailleurs le sont devenues pour Fluide Glacial ou Pandora, pour Delcourt et bientôt Dupuis. Voilà. C’est la vraie vie. Les pages n’ont même pas eu à changer. Il n’y a rien qui distingue une page de Menu dans un Lapin d’il y a dix ans d’une page de Menu dans un Pandora d’aujourd’hui. Simplement, tant que Menu criait qu’il était illisible, d’avant‑garde, envers et contre tout, ses cris agaçaient les oreilles de ceux qui sont devenus ses nouveaux amis. Ceux‑ci n’avaient pas imaginé que c’étaient des cris d’amour.
Le retournement de veste est toujours présenté comme un nouveau costume : ainsi, lorsqu’il fait un « Donjon » (cette industrie dont il aura déjà dit tout le mal qu’il en pensait quand c’était fait par d’autres) c’est, dit‑il dans sa thèse, tellement loin de lui que ça en devient « presque un travail oubapien » (il ajoutera par ailleurs que ça devient nettement moins bien après son passage). On en conclura que quand Menu courtise et flatte, c’est un exercice tellement loin de sa nature sauvage et libre qu’il s’agit en fait d’un happening.
L’AUTEUR
Menu a une haute idée de sa puissance narrative. Depuis le début de sa carrière (qui commence avec son premier dessin), il construit une sorte de temple d’un pas décidé. Il n’y a pas une pierre de l’édifice qui ne mérite d’y être intégrée. Visiblement. Peu à peu, sous n’importe quel prétexte ― collectifs, illustration de thèse, livres cadeaux de L’Asso, miscellanées personnelles ― Menu publie tout. Tout ce qu’il fait. Il juge nécessaire par exemple de publier des choses comme « L’Insupportable doute de la solitude » (dessiné en 1984) ou « Le Mickey maudit » (1987) dans Gnognottes, à L’Association, en 1999. C’est difficile de le suivre sur ce genre de décisions. Ça ne brouille pas les cartes, ça les barbouillerait plutôt. Avoir réalisé cette page à 20 ans gâche un peu le tableau du jeune prodige d’avant‑garde, mais, en soi, quelle importance ? Chacun va à son rythme. C’est une étape possible vers autre chose. L’avoir conservée est plus étrange, mais qui ne garde pas toutes sortes de traces infamantes de son passé ? Éprouver le désir de le publier à 40 ans, en revanche, c’est peut‑être ce qui établit une mégalomanie embarrassante. Et l’environnement social qui va avec, celui qu’on a tellement martyrisé qu’il n’ose plus contrarier un seul de vos désirs.
Comment vieillit‑on quand personne ne vous freine jamais ? De mon côté, je suis un peu perdue : si la figure du puzzle que ces livres foutoirs dessinent est le visage de l’auteur, c’est quoi le projet ? Je veux dire : qui ignore qu’un auteur est un assemblage historique plus ou moins cohérent ? Et en quoi cette révélation éventée fait‑elle un livre ?
2016, dans la revue Pandora : une fois encore, Menu raconte un de ses rêves. Je m’interroge. De deux choses l’une : ou bien Menu pense que le rêve est un cadeau providentiel du bon Dieu. Une mine de belles histoires qu’on se raconte en dormant. Ce qui fait de la nuit une usine de l’imaginaire. Et si plus d’un siècle de littérature psychanalytique ne lui a pas fait comprendre que non, qui le pourra ? Ou alors, il est également possible que, pour lui, tout ce qui le considère de près ou de loin est passionnant. Même son inconscient. Il est alors souhaitable de visser tous ses lecteurs directement sur sa psyché.
Le plus triste dans ce rendez‑vous manqué, c’est qu’il y aurait bien une ou deux choses spécifiques à tirer du rêve. Au moins comme processus. Le rêve vaut par sa texture. La condensation du langage en presqu’images. L’absence de raccords saisissables. Ses dislocations temporelles, ses plis, ses démontages. Les frontières qui bougent tout le temps entre un mot, un mouvement, un déplacement, une figure. Entre le connu et l’inconnu, le familier et l’étranger. Le bourdonnement des sensations. L’impossibilité de dire avec certitude ce qu’il y a eu ou pas. Des couleurs ? Du son ? Des images arrêtées ? Des images tout court ? Mais c’est tout ce que Menu ne voit pas. Ce n’est jamais au rendez‑vous dans ses planches. Menu, comme dans toute son œuvre, laisse à un surtexte continu toute la place pour faire de la bande dessinée. Que reste‑il de la machine onirique si vous l’étirez comme une aventure des tuniques bleues ? Un théâtre ordonné où jouent des figures de carton. Menu ne s’en rend pas compte. Il pense mettre en bandes dessinées ses rêves. Mais non ! Il ne met en bandes dessinées que ce que l’éveil raconte à l’oreiller d’à côté. Raconter ses rêves est une distraction domestique. On peut la ranger entre le jardinage et le scrapbooking. On peut les consigner dans un journal vide de tout autre événement vital. On peut les raconter à un compagnon auquel on a fini d’avoir quelque chose à dire. Ou plus fructueusement à son psy. Regarder ses rêves comme un exercice d’imagination, c’est prendre sa chute pour un vol.
Alors Menu se condamne à illustrer pauvrement ce matériau pauvre. Il le débite comme les segments d’une chenille poétique fatiguée. Il part en quête d’une profondeur symbolique inexistante. Il déroule son rêve sur le fil des histoires de Toto. Il l’aplatit. Il se fait l’idiot de son village intérieur. Il le plante dans un décor de vilain film. Quand il ne fait pas ça, il rallume des lanternes littéraires. Des trucs pour clubs de bibliophiles. Pataphysique. Surréalisme. Oulipo.
Dans sa thèse, à partir d’une de ses pages les plus lourdement symboliques, Menu s’amuse tout seul de ses références cryptées. Niveau « Qui l’a vu ? », le cryptage : montage centaure, limite Kinder. C’est un appariage du concombre masqué et de la plus reproduite de toutes les couvertures de Métal hurlant. Même mon petit frère, elle lui tapisse un bout de tête. Limier, à ta loupe ! Il dit : « à moins que je n’ai cherché à m’adresser ici, finalement, en bon avant‑gardiste, à personne d’autre qu’à l’Avenir ».
L’autobiographie, le rêve. Menu a réactivé les zombies les plus présentables et les plus mous laissés derrière la littérature du XXe. Ceux qui flattent le lecteur. Qui le caressent avec leurs petits bouts de doigts tout pourris. Le petit commerce du moi. Rêve, agenda. Moi dedans, moi dehors. Une connivence s’établit. Lecteur, viens, mon ami, je vais te confier quelque chose, quelque chose de personnel, je vais tout te dire.
Dans l’album de la maturité, sorti à la maison, chez L’Apocalypse, Métamunes, les planches s’enchaînent dans un manifeste du moi. Il fait l’inventaire auto‑historique de ses variations. L’autobiographie pure et dure y atteint sa forme cristalline. La planche que je joins ici se devait d’exister. À elle seule elle justifie le long parcours autobiographique qui y aura conduit.
LE DESSINATEUR
Menu a une très haute idée de sa puissance graphique. Il parle souvent de son dessin, de sa pratique. Dans un de ses récits, il s’est cassé un bout de main. Une page, deux, trois, huit pages. Il tient un vrai sujet. Le démiurge est blessé : drame ! Créera‑t‑il à nouveau ? On pense à un piège de lecture, un twist. Il va retourner tout ça en blague et ça va déraper. Mais non. C’est du sérieux. Un vrai drame auquel il nous invite à compatir. Et s’il ne dessinait plus comme avant ? Suspense. Tension. Mais happy end. Aaaaaah ! Il reprend. Il reprend quoi ? Il paysage, il laboure la page. Il fait le peintre du dimanche. Le peintre qui vise l’académie et touche la croûte. Tous les dessinateurs et les dessinatrices font ça, c’est des gammes, c’est pour les doigts, c’est normal. Et ça rate parfois. Ça se jette. Quand c’est Tanxxx qui jette, c’est par paquets de cent planches. Ça dégage ! Elle fait de la place ! C’est le travail. Ou on lâche l’affaire quand on est trop manche. Quand on ne sait pas faire, on fait autrement.
Mais pas Menu. Menu réfute ses limites. Et ça donne ça : on le voit dessiner laborieusement ses trois pages de montagne. On voit les montagnes. Il tire la langue et il donne du machin, du pittoresque, sans savoir‑faire. Ce qui n’aurait aucune importance parce que ça fait longtemps qu’on s’en fout, du bien fait et du mal fait. Ce qui n’aurait aucune importance si ces trois pages n’étaient pas destinées à nous exposer, précisément, le savoir‑faire de Menu retrouvé. Savoir‑faire qui n’est pas au rendez‑vous. Qui n’explose que devant ses yeux à lui. Devant les nôtres, ça picote un peu, ça s’embrouille, on ne voit que le temps d’un enlisement. On voudrait passer outre, mais il insiste. Trois pages de loisir créatif qu’il décide, comme tout ce qu’il fait, de publier. Il dessine pourtant moyennement. Laborieusement. On s’en foutrait complètement, je le répète, mais c’est important pour lui de nous prouver le contraire. Ses études de femmes allongées (« Livret de Phamille ») étaient déjà parmi les plus informes tas de traits qu’on surprenne par‑dessus l’épaule d’un étudiant en salle de nu. On s’en moquait, parce qu’on pensait que ce n’était pas le sujet. Mais si. C’était déjà ça. Et ça ne s’améliore pas. Le temps de l’apprentissage s’est arrêté le jour où il s’est trouvé du génie. C’est‑à‑dire le premier jour de dessin de sa vie. Menu ne rougit jamais. Il ne doute jamais que tout ce qui vient de sa main soit important
L’ÉDITEUR
Menu a une très haute idée de sa puissance éditoriale. Et j’étais largement encline à l’accompagner. Quand il quitte L’Asso et part créer L’Apocalypse, tout le monde est collé au plancher avec lui : on va voir ce qu’on va voir ! On a en tête les dernières activités de L’Asso et les très belles choses qui ont ponctué le catalogue récent. Les déclarations qui précèdent les premiers livres de L’Apo annoncent l’explosion totale d’une audace trop freinée.
Mais l’écart entre le programme annoncé et l’empilement des premières publications désarçonne. Pour ne pas dire mieux.
Tout un brol de signes éditoriaux appuyés va venir signifier de façon criarde son programme « radical et singulier ». Le résultat frappe surtout par son insuffisance et par un manque de sens criant : un logo conçu comme une métastase de celui de L’Asso qui va dévorer toutes les quatrièmes de couverture. D’affreux papiers de scrapbooking qui vont servir de garde : ce sont des gaufrages de croco toc comme des pompes à Barbès. Ils gondoleront immédiatement, faute d’être conçus pour ce collage. Les faux dos toilés imprimés de traviole marquent plus sûrement que tout le reste une sorte de panique de l’imagination punk. Le Sandrine Martin, le Renée French et le Willem sont les seuls à échapper au massacre des maquettes de couvertures toutes plus laides et amateures les unes que les autres. En confondant le fourre‑tout et la générosité, ce catalogue affirme régulièrement l’autocélébration de l’éditeur : les détours dans le patrimoine le réinstallent avec force dans une généalogie éditoriale flatteuse quitte à publier n’importe quoi de Topor, Delfeil de Ton ou Willem.
Et, invariablement, alors que Menu n’a de cesse de se référer au monde du fanzine et de la débrouille éditoriale, ses livres sont, pour ce qu’ils sont matériellement, parmi les plus chers du marché. Ce sont des livres d’auteurs pauvres que seuls les riches peuvent s’acheter.
Tout ça devient franchement schizo quand, au même moment, dans un collectif publié par Hécatombe pour accompagner le film Undergronde de Vadillo, Menu tient une position radicalement opposée : dans sa planche, il se représente lassé des productions industrielles et des stands d’expo, en amoureux de la micro production et de l’autosuffisance, prêt à se relancer dans le processus. Nous sommes en janvier 2015 et Menu continue, dès qu’il est en présence de l’édition underground, à se présenter en membre de la famille. Il est l’oncle fidèle aux idéaux, toujours là.
Quelques mois plus tard, sort le dernier livre de L’Apo, Ictus, de Nitcheva. De la performance qui en a accompagné, au Monte en l’air, la sortie, Menu écrivait : « Ce fut si mémorable que cela se passe de mots ». il fallait effectivement voir ça pour se sentir la bouche murée (vimeo.com/138586164)
Rien ne m’explique la publication d’un recueil aussi déconnecté de tout présent. Aussi bouffon. Sinon une chute éberluée qui vient cogner là‑dessus, sur cette chose égarée. Une vrille aveugle et puis ça au bout. J’essaie de comprendre : le programme de L’Apo, c’est dit, c’est écrit : c’est l’acuité. À toutes les formes, avec la même exigence. Quand il publie de la poésie, il est éditeur de poésie. Sérieux. Et à fond. J’en attends beaucoup pour ma part. Plus encore que de la BD. Mais sait‑il ce qui se passe autour de lui depuis un siècle en matière de poésie, pour choisir cette passementerie du fond du placard ? Cette grimace expressionniste d’avant‑guerre ? Comment s’est‑il fait refiler ce cheval de labour ? S’est‑il un peu renseigné ? A‑t‑il ouvert un livre des éditions Al Dante pour bien cerner le programme « radical et singulier » de la poésie ? Un numéro de Nioques ? De If ? De Boxon ? Même un vieux numéro de Dock(s) ? Je ne m’avancerais pas beaucoup en disant : non. Sans doute jamais. Sa machine s’est arrêtée bien avant. C’est qu’il ne veut pas de poèmes. Il veut ouvrir la porte à La Poésie. Avec son grand P. Le P noble. Le P anoblissant par contact. Il se trompe. Il s’ouvre au catalogue des petits frissons et à la brocante. Mais il ne le sait pas. Il s’en fout. Il est simplement content : il est dans la Culture, ça l’enrobe. Même si ça contredit 30 ans de discours sur la valeur de la bande dessinée comme art populaire qui casse les hiérarchies.
Bilan de L’Apocalypse ? Quelques livres magnifiques (Blegvad, Henninger et Gosselin, French) qui partent dans le mur avec la maison d’édition et une aventure qui s’achève sur les poèmes de Nitcheva. Rien.
LE PERSONNAGE
Menu a une très haute idée de sa puissance. Nous aussi. Longtemps, nous l’avons partagée.
J’en arrive aujourd’hui à me demander ce qui m’est arrivé. Ce que j’ai vraiment vu et lu toutes ces années. Et ces derniers jours. Menu nous a persuadés qu’il a un jour écrit quelque chose. Nous ne l’avons jamais contredit, même quand il apparaissait de plus en plus certain que Menu n’existait pas vraiment. Et, donc, qu’il ne pouvait pas écrire vraiment. Ainsi, il a jusqu’ici pu se penser en auteur, en éditeur, en critique et en essayiste, et nous en convaincre. Son recours le plus bluffant a été de devenir, dans la vie, un personnage. C’est‑à‑dire avant tout le mannequin portant le pull rayé dont ses planches rapportent inlassablement l’existence. L’homme‑sandwich de son projet de vie. Ceci doit conjurer tout ce qui arrive. La chute des épaules, les rides, le ventre, c’est‑à dire, tout simplement, la mort. Mais qui pourrait mourir sans avoir vu le jour ? Entre les rayures, il y a des limbes.
Ce qu’il désire est simple et touchant : il veut juste continuer à enfantiller sans traverser la nuit. Elle‑même n’est qu’un récit qui aligne sagement ses cases pour lui. Il veut rester un gosse de 12 ans qui va à la Sorbonne. Il veut que maman acquiesce à son droit de jouer encore un peu même s’il est grand.
Je fais glisser devant mes yeux comme une sorte de flip book transversal des centaines d’autoportraits de Menu. Album après album. C’est franchement flippant : il n’y a aucun mouvement. Le même visage, figé dans un angle de bouche aux dents serrées.
Une telle grimace permanente sur ces visages pourrait passer pour une faillite de l’expression. Mais c’est une faillite du dessin. Un tic. Une démangeaison. Une incontinence affirmée du dessin, volontaire. Il s’y pense invité par Ubu. Mais Alfred Jarry, lui, il n’anoblit pas le caca qu’il tripote : il souille la littérature. Cette bêtise inventée pour les profs. Inventée pour les rassurer. Pour ranger leur chambre. Menu la vénère, lui, la littérature. Il se sent trop petit à côté de la grosse dame. La dame qui n’existe pourtant pas ailleurs que dans la tête des profs. Menu manque la puissance du père Ubu.
Le personnage Menu est sans doute l’avatar le plus touchant de Jean‑Christophe. Le plus incontrôlé. C’est le seul vrai rêve qui apparaisse dans ses pages. Celui d’une petite chose rayée qui ne vieillit jamais. Éternelle citation à même le corps d’une lecture d’enfance figée. Philémon en prêt‑à‑porter. Un corps parallèle qui ne change en rien, qui ne prend pas de rides. Il écoute inlassablement la musique de ses premières bières. Il n’apprendra jamais rien de rien. Il ne doit aucune explication pour cette irritation de surface, permanente, portée comme un masque. Aucune explication à personne. Car la colère lui sert de make‑up. C’est à nous de lui imaginer une cause. On doit l’imaginer à sa place. La colère comme principe et comme fin. Grrr. Le jappement comme parole politique. Grrr. La crise comme tensiomètre bloqué sur le même curseur. Ici, un emblème, un signal, un résumé de carrière. Grrr. À vide. Il a pris sa bouille dessinée il y a 30 ans.
Les rayures du pull ne seraient pas un problème plus que le bleu des Schtroumpfs si notre Peyo ne vieillissait pas quelques mètres plus loin que ses planches sous un ridicule bonnet blanc. Au détour d’un festival, sur une vidéo, dans un vernissage, on voit le sillage de Menu zébrer l’espace. La première fois, ça fait son petit effet. C’est lui ? Oui, c’est Menu. Ah, il a l’air sympa. Oui, il a l’air sympa. Il y a quelque chose de tragique à voir circuler tout près d’un stand où ce refuge dessiné s’est fixé pour toujours dans un livre, le vrai corps dans son vrai pull rayé, pris dans son vrai temps sans pitié.
Mais ça n’a plus d’importance. Il a rejoint la famille éditoriale qui fait de la juvénilité un fond de commerce pour des vieux. Tout va bien. Il peut se reposer. Il n’a plus à faire semblant. Il est enfin au bon endroit, dans la boutique de la famille. La crise est passée. Il va même peut‑être pouvoir gommer ce vilain grrrrr de ses planches. On ne sait jamais. C’est comme le poing sur le logo du parti socialiste. On supposait qu’il avait une raison d’être là un moment. Mais plus personne ne se souvenait pourquoi il est serré. Et puis il a disparu. Le pull rayé éternel rassure Menu sur cette idée fixe : il est fidèle à lui même. Il est fidèle au signe pull rayé, c’est indéniable. Il peut lui dire « Regarde ! Tu es toujours le même. » Oui, il est toujours le même signe. Il a trahi tout le reste, mais a‑t‑il vraiment assez cru à quoi que ce soit pour avoir quoi que ce soit à trahir ?
Menu écrivait sur l’avant‑garde. Menu se présentait en guérillero. Menu renversait les codes. Menu haranguait les puissants. Menu bouleversait la bande dessinée. Nous avons écouté avec complaisance cette ritournelle qui l’accompagnait partout. Et avec ces déclarations, que voyait‑on ? Les dessins de Menu. Les planches de Menu. Les textes de Menu. L’écart vertigineux ne nous choquait pas. On l’enjambait en souriant.
Un jour, je me réveille. Un jour, nous nous réveillons ensemble. Et nous nous demandons quelle sorte de désir de maître, à n’importe quel prix, nous a crevé les yeux si longtemps. C’est lui. C’est Jean‑Christophe Menu. C’est notre pape. Il faut croire que la bande dessinée veut ça. Qu’elle vaut ça. Qu’elle ne vaut que ça. Il faut croire qu’on a les André Breton qu’on mérite.
Mais non. On mérite mieux que ça. On mérite la fin de toute papauté.