POUR ÉCRIRE : « WIIGWAASABAK », TU FAIS UN COPIER‑COLLER

par Guillaume MASSART

 

Le Walam Olum, The Red Score, la Partition Rouge, n’existe peut-être pas ; il est heureusement imprimé et traduit — si bien qu’il existe.

Quant à savoir si Constantine Samuel Rafinesque l’a effectivement trouvé sur la terre des Indiens Lenapes d’Amérique du Nord, ou bien s’il a embobiné l’Ethnographie, voyez partout ailleurs ce que l’on raconte de ce vrai hypothétique faux canular, d’un factice authentiquement véridique.

Au milieu de l’anthologie Partition Rouge, telle qu’éditée en 1988 par Le Seuil et reprise plus tard par Points, traduite et adaptée par Jacques Roubaud et Florence Delay, surgissent sans crier gare les Chants pour écorce, qu’on ne doit pas à Rafinesque.

Tout le monde s’accorde à dire que cesWiigwaasabak, les Birch Bark Songs, les Chants pour écorce, existent bel et bien ; d’ailleurs, on les imprime et les traduit — n’est-ce pas la preuve ?

De 1907 à 1909, Frances Densmore les a recueillis, sur papier et phonographe à rouleaux de cire, à travers le territoire des Indiens Chippewas, dans les réserves de Terre Blanche, Lac aux Sangsues et Lac Rouge. Après et à partir d’elle, Roubaud et Delay se sont efforcés de noter et transcrire en Français ces chants et ces danses, dont les Chippewas traçaient pour mémoire, sur des écorces de bouleaux, une manière de symbolisation graphique des stations corporelles et narratives. Il s’agissait de combler, pour l’impression, ce que les dessins ne pouvaient dire seuls, de la cosmogonie, du mouvement et de la prosodie, à l’œil inculte et sourd du Blanc.

Une notice nous encourage par conséquent à ajouter dès que possible O HO HO E HEHE HAHA dans les intervalles laissés sur la page entre le chant retranscrit, les dessins organisés en séquences, et leur description italique. Tout en lisant, il faut donc penser que ça chante et danse, sans pour autant que O HO HO E HEHE HAHA envahisse l’espace lisible.

Je n’y parviens pas. Je vois la séquence ; je vois la bande. Si l’on souhaitait que j’entende le chant toujours, il aurait fallu, pour moi pauvre lecteur malvoyant et malentendant, que le chant traverse effectivement la page — comme il le fait en d’autres textes de l’anthologie, lors par exemple du Poème sur un loup ou peut-être deux loups, où le tracé de la piste, suivie jusqu’au bas de la montagne par un ou deux de ces loups, est une traînée de voyelles criées.

Mais le chant sonore des Wiigwaasabak est escamoté à l’œil ; alors j’oublie de l’entendre, et je lis la bande, obstinément.

Que sais‑tu de l’Ethnographie ? Qu’as‑tu donc vu, lu, entendu, compris, pensé, qui t’autorise à écrire sur les Chants pour écorce, toi qui ne sais rien et ne fais que prétendre, crois découvrir la roue dès qu’une poignée de dessins jetés dans la poussière se présentent en séquences, et se pourraient faire passer, bien involontairement, pour bande dessinée ? Vas‑tu nous refaire inlassablement le coup des Palimpsestes des prisons de Cesare Lombroso ? Et pourquoi pas, puisqu’on y est, la tapisserie de Bayeux, ou les peintures rupestres ? Ou même Philibert le Cascadeur ? Ne nous foutras‑tu donc jamais la paix avec tes approximatives conneries ?

Le Walam Olum existe, The Red Score n’existe pas ; Constantine Samuel imprime la bobine de l’Ethnographie — voyez ce qu’on dit ailleurs de véridique.

Au milieu de La Partition Rouge, des points surgissent sans crier gare, de 1907 à 1909, sur les rouleaux de sangsues.

Tout le monde s’accorde pour écorce, d’ailleurs — n’est-ce pas la meilleure preuve ? O HO HO E HEHE HAHA je bande, obstinément.

Que sais‑tu de l’écorce, toi qui ne crois tenir que poussière, bien involontairement ? Et Cesare le Cascadeur, nous foutras‑tu donc ?

« Je suis un pauvre homme : je ne connais aucun chant », se lamente l’Indien Navaho à l’orée du XXème siècle. Alors, poursuivent Delay et Roubaud, il n’est pas nécessaire de s’offenser si le Blanc reprend ce chant qui ne lui appartient pas. Il contemple et singe les richesses qui ne seront jamais les siennes ; c’est sa misère : il faut le plaindre.

Ainsi de ce chant où :

île est debout

au centre de la presque il (je) est debout au centre

une flèche dans l’œil de la cible

île est debout comme un poteau il est

un poteau il est île debout au centre une flèche dans cible a bull’s eye bullseye

trois ronds une flèche une île

et cosmos go

une première ligne qui dit, une italique qui commente l’œil de bœuf bulle eye

et s’enchaîne, fait séquence d’une danse d’un chant tu partitionné alors quoi c’est de la B Dessinée ?

une source jaillit du sol zigouigoui semence qui court une première ligne qui dit, une italique qui commente le sperme jailli du sol dur

puis le centre de la terre est ( nich O n ) une bulle eye sans troisième cercle, un téton aréolé, sans flèche au cœur, avance, progresse jusqu’au centre de la terre

 

Pourrait tout décrire comme ça, mauvais poète : sur un petit réveille‑matin se pose l’oiseau‑mouche, et la trotteuse qui cherche à fuir, etc.

Mais peu serait gagné, à tout redire.

Ce qui me va ici, ce qui me faire dire B Dessinée, c’est qu’on y trouve des choses comme ça :

Et puis des choses comme ça :

 

Ce qui me fait dire B Dessinée, c’est probablement qu’on l’imprime et qu’elle existe : « MON DEUXIÈME CHANT DE CHASSE », crie le chasseur à côté de sa bulle eye massue.

 

Personne ne fera jamais croire à personne que les Chippewas faisaient de la B Dessinée, mais le travail de traducteur de signes et de gestes de Roubaud et Delay les contraint à en bricoler une, parce qu’ils impriment et qu’il faut bien organiser.

C’est différent ailleurs : le Walam Olum est par exemple un conte illustré, pas vraiment une séquence. Roubaud et Delay disent bien, en ce cas, comment la cosmogonie s’écrit point par point, marche par marche, numérotent les étapes et qualifient les dessins de pictogrammes.

Dans le Walam Olum, les trucs représentent des trucs : « La tête avec ses rayons représente le grand Manido. Le quadrilatère et ses diagonales signifient la division de la terre en quatre régions symboliques. Le demicercle désigne l’eau. »

On nous donne la légende ; pour un peu, on nous donnerait l’échelle : ici, le grand Manido à l’échelle 1/2000000000000ème.

Pour les Wiigwaasabak, aucun mode d’emploi. Les dessins des Chants pour écorces sont qualifiés d’écorces, ou de dessins. L’œil du bœuf blanc n’associe et ne fabrique alors que ce qu’il re‑connaît.

Le serpent à sonnettes réussit dans toutes ses entreprises, grâce à sa médecine le chaman devient son égal.

On t’a vu, tu as découvert l’ethnopoésie avant‑hier, ducon.

 

On trouvera des références mieux renseignées par chez Jerome Rothenberg : ubu.com/ethno/visuals