DEVENIR CENTRIFUGE
un scénario général dont vous êtes l’héroïne
par Thomas Gosselin
deuxième partie
III
Concernant les dialogues des personnages (car si les images sont fixes, le mutisme est ennui) :
éviter de trop psychologiser leurs discours. Ça donne l’impression que ce ne sont pas vraiment eux qui parlent, mais leur aliénation ; alors on n’entend pas ce qu’ils disent.
ne pas trop sociologiser ce qu’ils pensent : ça ne donne pas envie de les écouter, on aura le sentiment que ce sont leurs intérêts qui parlent.
s’abstenir de trop naturaliser leurs conversations : ça apporte la sensation que les personnages sont incapables de penser.
se retenir de dénaturer leurs discussions pour ne pas faire croire qu’on parle à leur place.
Si en plus tu réussis à rendre cette quadruple restriction explicite, tes personnages paraîtront plus vivants et toi, plus « humaniste ». Les membres du comité éditorial, sûrement pleins de théories à ce sujet, seront embobinés.
S’il y a division des tâches entre les auteurs, un contrat tacite s’assurera que la liberté prime sur l’intégrité ou le respect, mais que l’amitié et l’amour se placent tout en haut de l’ensemble. Une trahison est plus puissante si la parole donnée est partiellement honorée (si tout était mensonge, on finirait par se faire une raison). L’engagement est d’abord une forme abstraite, une grammaire, un aidemémoire. L’esprit se charge après de boucher les trous avec des notions arbitraires, suivant quelques règles internes à décortiquer. Chaque mise en pratique est un exemple unique, non modélisable. Sur un scénario, les idées existent avant d’être dites, portées par des intuitions, des jeux, des arts martiaux, des dessins, de l’auto-hypnose provoqué par l’ennui ferroviaire, une quête, puis sont transformées par les mots qui les expriment, les rabaissent ou les envolent et réinjectent de nouvelles idées non verbales, etc. Avec des mots, il sera rabâché qu’il faut se méfier de mots et la lectrice, séduite par les paradoxes, sera flattée qu’on ne la prenne pas pour un robot trop facile à dérégler.
Il faut que ça ait l’air simple à réaliser, que tout le monde ait l’impression qu’il aurait pu le faire à notre place (et qu’il le fasse !). Mettre de l’imagination dans l’imaginaire.
Surjouons l’importance, saturons les esprits : que tout soit primordial ou fondamental ou épique, il faut donner le vertige. Une errance pleure l’absence d’une forme chérie, il sera question de vie ou de mort. Attention à ne pas être trop général, trop vague. Pour les distinguer facilement et rapidement, donner des patronymes d’origines différentes : Untel avec un nom russe, une autre avec un nom algérien, encore une autre avec un nom chinois,etc. Ou bien les désigner selon la profession de leur ancêtre : Caroline Cordonnier, Jonathan Taylor, Hannah Zimmermann, etc. Attention quand même car si tout n’est pas signe, chaque détail fait croire qu’il PEUT avoir de l’importance.
Le manque cherche à être soulagé, peut-être par une nouvelle rencontre, une altérité qui remplacerait l’absente. On reste dans la potentialité, un scénario n’est terminé qu’une fois que la dernière page concrétisée est lue. Dans une longue liste se détachera une figure menaçante mais peu sûre d’elle, accompagnée de faire-valoirs inquiétants et de larmes narquoises. Soudain un petit objet qui rentre dans une main attire l’attention des actrices et des passeurs : chacun y projette désirs, peurs et représentations, mais c’est simplement un prétexte. Cet objet est convoité car il est ambivalent. Par exemple il peut avoir la forme d’un tube. S’il roule, son mouvement amplifié renvoie à l’intention du récit, qui est censé «rouler», sa mécanique doit se rendre invisible, presque «naturelle». Même en suivant un dispositif très compliqué, comme la thermodynamique, la mécanique quantique ou le magnétisme, il doit forcément y avoir, à un moment du récit, une réaction en chaîne que l’héroïne ne contrôle pas. Si elle a été prévue et annoncée, cette série de causalité sera forcément différente que celle qui est annoncée (sinon, c’est comme si elle arrivait deux fois). Le récit doit cependant être lacunaire, impur, imparfait, scoriacé (trop propre et invisible, ça serait une dictature) ; pour paraître «naturel» ou «rustique», il faut des mauvaises herbes. Si la réalité, c’est ce à quoi l’on se cogne, peut-être que plus la lectrice se cognera dans le récit, plus celui-ci lui semblera plausible. Il ne doit pas être pédagogue ni didactique (il serait paternaliste) ; il demande cependant des réponses à ses appels (ou ce serait une maman inconsolée). Il faut rester discret dans l’exhibition d’ingéniosité pour ne pas oublier que la lectrice est plus savante que nous (sans compter que c’est peutêtre la deuxième fois qu’elle lit cette histoire ; et si en plus elle a elle-même des ambitions artistiques...).
IV
Deuxième arborescence :
Poussée par un truc, une machine fait un bidule. On la place dans une cellule. Clément, un terrible pêcheur lui pardonne. Mais les fils n’aiment pas ses boutons, toutes ses balles sont louées. Un hôte circassien, issu du fameux plateau, attend qu’on pénètre dans sa pièce. Son milieu est emprunté. Il y a des tas d’opérations sur une petite table, une affaire terrible, vraiment. On prête des jumelles à sa classe ; c’est une prise dangereuse. Feu pour un club très contondant. Entre la foule et le manque. Il y a des œufs, des poules et des soeurs en couvent. Flèche, bois, doute etc. convergent. Des mineurs choisissent un seul quartier. Pupilles internes. On décrit la femme à un homme, un Indien. Ses règles sont très pénibles, quelqu’un lui indique clairement le sol. Sur le banc, le bon père sent le numéro de la sirène. Commence un calcul. Au vol d’une raie, à la vue de lentilles, il préfère le sac. Une figure le poursuit : fichu ! Elle brille et, dans le marché, lui conseille un avocat. Il balance la glace au banc et prend plutôt le voile. Elle persiste à jurer. Interdit, sans direction, il note son milieu. Produit à l’oeil. Une soeur et un étalon négligent, somme toute, quelque livre uniforme, contre de l’herbe. Coupe, dessert l’ensemble : table sur les cartes. Constance : elle lui veut du mal, souffre, nuit, mais finalement, lui l’aime, son vaisseau également. Sans jet, il ne peut que lui donner son iris. Montre, lis et souris. Il l’a vue avec sa meilleure amie et un boxer, un canon marron : tous contre la queue ! Effets essentiels : trousseau, membre, grue. But de la colonie, dénouement de la grève, croissant sans rayon, jusqu’à la bière, à cause d’une simple feuille ! Impression partie. Parent os ? Jamais plus. Je n’ai rien contre l’usure. Reste con, quelque mousse ; sentir son instrument : si d’office, la ferme, mi-mi, sol enlevé. Membre convenu dément. Tu te rends compte que jusqu’en 1946 en France, il fallait demander une « permission de travestissement » à la préfecture ? Et ça c’est seulement pour les nanas qui voulaient s’habiller en mec. Poster caddie et, suivant le bar, l’agent, qui sent l’oseille qui apprécie ses vers, peut finalement remonter la baie. Découverte d’une solution fidèle au courant. Aurore, marque étoilée, c’était simplement un essai. Le top du top qui croise l’optimum, c’est le moment où l’équivoque est provoquée/émoustillée par des expressions qui désignent une chose et son contraire et que ça devient invisible parce que l’histoire est réalisée dans une autre langue que celle qui a suivi cette règle. Si on veut faire un bonne aventure, il faut commencer à apprendre le maximum de langues étrangères, pour mieux jongler avec.
Ces petits objets physiques sont des monades ambiguës qui illustrent des images polysémiques traversant le récit. L’action d’ensemble est générée par des amphibologies, tactiques d’hypnose exercées pour confondre les sens et troubler les perceptions comme le fait la synesthésie : alors on voit le sucré, on entend du rouge, et ainsi de suite, ouvrant grand plusieurs portes de la perception. Le réel nous agresse de toutes parts : par les sons, par les mouvements, par les couleurs, par la logique, par son humour, par les relations humaines, etc. Si la fiction nous attaque de la même façon, alors elle paraîtra toute aussi réelle. S’il y a au bout une « décompensation » psychique, espérons que ce ne soit pas à cause de notre livre. Il faut s’efforcer d’expérimenter le plus de sensations possibles, pour mieux raconter. Distinguons, mais seulement enthéorie, et sans en parler, ce qui dans la BD est corpusculaire de ce qui est ondulatoire.
Pour invisibiliser le système (bizarrement rares sont celles qui aiment les systèmes), on applique à l’ensemble ma règle sur la versification : lorsqu’il y a deux vers qui riment, le deuxième vers doit paraître le plus simple, le plus évident. S’il y a un vers «forcé», grossier, tiré par les cheveux, il doit se trouver en première position, en introduction : ainsi la conclusion du bon mot rimé, en deuxième partie, paraîtra cohérente et plus veloutée. Sauf qu’il faut au moins trois parties à notre récit, les critiques aiment bien ça.
Incroyable, oui : il y a des gens qui, en plus, lisent les critiques qui parlent d’oeuvres qui ne sont pas les leurs ou celles des copains et des copines.Toujours caser le bon mot d’un collègue plus connu et nommer des contemporains respectés, pour montrer qu’on est «dans le coup», à la page, tout en employant des expressions désuètes. Et n’oublie pas qu’on peut leur piquer tout ce qu’on veut, ce n’est pas comme si on allait leur enlever du prestige ou de l’argent. Si la police n’est pas trop aimée dans les récits (ou alors il faut qu’elle accomplisse autre chose que sa fonction annoncée), c’est qu’une fiction a forcément quelque chose à se reprocher. Transgresser une loi scénaristique, c’est aussi grave que transgresser une loi à fonction sociale. Y a pas vraiment de mal à le faire.
On fait ce livre comme si c’était notre dernier. Après tout, on ne sait pas quand on va mourir et on n’aura jamais le temps de tout dire. On n’a pas peur de s’assécher ni de s’épuiser, et si jamais on survit, c’est grâce à ça. On stimule nos histoires à venir, on prépare l’avenir et l’ailleurs. Le héros est un référentiel non inerte. Il provoque une accélération centrifuge des corps dans son orbite. Les gens qui nous entourent soudain nous aiment et nous respectent davantage, mais surtout on les fait devenir eux-mêmes plus importants, on fabrique des enthousiasmes, des emportements, des émulations, de l’intempérance. Il n’y a plus de figurants, les faux héros sont démasqués, l’histoire peut se terminer brutalement, pour encourager les autres non pas à poursuivre, mais à la liberté ou la fuite. Il faudra s’assurer que ce qu’on croit être des propositions générales ne soient pas l’expression d’un ethnocentrisme ou d’un égocentrisme obtus, tout en combattant la tendance contradictoire qui nous laisserait penser qu’il puisse y avoir sur Terre et ailleurs un seul être qui ne soit pas notre ami, notre cousine et notre semblable (ou notre frère et notre soeur ; mais avec eux, on ne peut pas faire l’amour), même si ça sonne un peu nigaud, dit comme ça.
Vers la fin, on n’aura pas à débrouiller le problème principal lancé en début de récit (on n’a signé aucun engagement), mais il faudra résoudre un autre problème encore plus urgent auquel on n’avait pas même pensé jusqu’à y a 5 minutes. Pour terminer, mais seulement peut-être : identifier le système qui nous a permis de construire et d’unifier le récit et brutalement y déroger (mais cette transgression peut avoir commencé assez tôt dans l’histoire et peut même être un moteur suffisant, un moteur qui ne ferait rien tourner). Tu peux aussi, par esprit de contradiction, t’amuser à prendre systématiquement le contre-pied de chaque proposition édictée ici, et laisser dérouler, voir ce qu’il se passe. On aime bien les expériences-limites. Au fur et à mesure du récit, la tension froide entre la lectrice et l’autrice se déplacera pour se transformer en agitation érotique. Même s’il y a eu des morts horribles dans l’histoire, des drames et des révélations, la peur que le monde découvre comment on a réussi à filouter jusqu’à maintenant, qu’on a une conscience claire de notre propre supercherie, il faut terminer par un sourire ou une poussée.
Enfin, grâce à toi, tu deviens une des personnes les plus influentes de l’Univers (même de façon cachée) par ta seule présence, ton simple passage transforme l’atmosphère d’une pièce. Tu ne te sentais pas à l’aise avec et dans le monde, c’était donc à lui et à ses habitants de changer, même si on frôle à chaque fois la destruction de tous les mondes. Rappeler les noms des petits êtres intérieurs et des forces ( hors-sol, solaires, divines-friponnes, androgynes, ombreuses) nombreuses, qui ont animé le récit et qui bientôt, s’échapperont à l’air libre, flottant autour de toi. Tu rayonnes, tu magnétises, tu orientes, tu influences et tu impressionnes, heureusement pour nous que tu es bienveillante, partageuse et que tu canalises un peu toute cette tempête. Il faut dater ce qu’on fait pour les fois où l’on changera d’opinion.
5 juillet 2017.