QU’EST-CE QUE LA BANDE DESSINÉE?
Maxime Hureau
Harouel, Jean-Louis, Culture et contre-cultures (1994). Paris : Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 2002 (3ème édition).
Certes, la bande dessinée offre bien des exemples de créations remarquables, mais ce n’est ni leur charme, ni leur capacité de séduction, ni leur drôlerie qui se trouvent en cause ici, mais leur valeur de culture. Or celle-ci est faible. Et ce n’est pas un hasard si le grand essor des bandes dessinées, des comics, qui a commencé dans les journaux américains à l’extrême fin du XIXe siècle, correspondait au désir de toucher un public de nouveaux immigrants à la mentalité très fruste et au très bas niveau d’instruction (1). Quoi qu’on en dise, et bien qu’elles figurent abusivement dans les statistiques relatives à la lecture, on ne lit pas, ou très peu, les bandes dessinées : on les voit se dérouler, d’image en image. À la différence de la lecture, et à l’instar de l’image technicienne, la bande dessinée ne requiert pratiquement aucun effort de l’esprit. Nul besoin de créer d’images, puisque ce sont elles qui racontent l’histoire, avec l’appoint de quelques mots ou phrases. Le phénomène est particulièrement net lorsque le texte se trouve dans les bulles sortant de la bouche des personnages, et non au-dessous des images. Cette dernière solution, qui est la plus ancienne, maintenait l’existence d’une certaine narration écrite. Il y avait un texte, limité il est vrai, mais c’est lui qui racontait l’histoire : il fallait le lire pour la comprendre. Les images n’étaient qu’une illustration, certes hypertrophiée, mais une illustration tout de même. [...] Tandis qu’avec le système de bulles, tout change.
Faire précéder ou suivre le «ballon», le plus souvent possible, d'un texte explicatif ou descriptif, afin de donner à l'enfant le goût de la lecture.
Compte rendu de la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l'enfance et à l'adolescence au cours de l'année, 1950.
Ce sont les images qui effectuent la narration : les fragments de texte n’ont plus qu’un rôle d’appoint. Comme au cinéma ou à la télévision, l’appréhension de chaque péripétie de l’aventure est visuelle, instantanée et globale. On vit l’histoire en la voyant se dérouler. La seule vision de l’image permet de comprendre sensiblement ce qui se passe. Le texte des bulles n’exprime, sauf exception, que des sentiments, des réactions, des opinions traduits de manière très brève et simplificatrice. Les protagonistes s’expliquent en quelques mots, voire par de simples onomatopées, des interjections, des jurons. Les plus longues narrations ou discussions figurant dans les bulles se limitent à quelques lignes.
Tout est en conséquence sommaire et schématique : relation des événements, psychologie des personnages, présentation de leur pensée et des motifs de leur comportement. Tout est suggéré à grands traits par l’image et quelques mots. L’esprit n’a aucun effort à fournir. Tout lui est mâché et l’histoire se déroule d’elle-même, sans qu’il faille analyser, réfléchir, s’interroger. On se laisse entraîner par la succession des images. On laisse courir le regard de dessin en dessin et de bulle en bulle. C’est extrêmement agréable et extrêmement peu fatigant.
La bande dessinée divertit mais n’apprend rien.
Comparés au livre, avec son texte construit, ses dialogues, ses descriptions, ses analyses psychologiques, ses considérations philosophiques, la bande dessinée constitue la solution de facilité, mais aussi, il faut bien le dire, la solution de débilité. Comparée au livre, elle fait passer étrangement peu de choses. Il s’agit d’un langage pour semi-illettrés, et c’est précisément cela qui fait son attrait. [...] Tout comme l’image technicienne, et tout particulièrement la télévision, qui en est la forme la plus dangereuse en raison même de la facilité d’accès résultant de sa présence dans tous les foyers, la bande dessinée représente un obstacle majeur au développement intellectuel et culturel des êtres jeunes. Du point de vue de la culture, pour l’enfant, « lire » une bande dessinée, c’est une autre manière de regarder la télévision. La négativité culturelle est la même.
(1) P. Albert, Histoire de la presse, Paris, PUF, 1990, p.62.