Stupéfaits (notes sur une épidémie)
par Julien Meunier
Quand a été annoncé le confinement forcé, on a beaucoup entendu parler de L’An 01. Tout arrêter, c’était enfin la possibilité de réaliser l’utopie de Gébé, on arrête tout, on réfléchit et c’est pas « En ces temps de confinement et de triste, etc...
Il y a eu un moment pour y croire. On a cité le livre, on a repris ici et là son slogan, on a senti que Gébé montrait le chemin et qu’il fallait répandre sa parole. Le jour du 1er mai, Pierre Carles a sorti un film de montage sur Gébé gratuitement disponible sur son site. Dans cette même idée de rendre accessible à tout le monde ce qui est nécessaire, L’Association a mis le livre en accès libre et gratuit sur la plateforme Calaméo, accompagné de ces mots :
« En ces temps de confinement et de ralentissement forcé, nous avons voulu partager avec vous l’humour, le trait, l’engagement de Gébé, ce visionnaire, pour vous inviter à réinventer le monde qui nous attend. Un énorme merci à la famille Blondeaux qui nous a donné avec enthousiasme l’autorisation de diffuser gracieusement L’AN 01 »
Le monde ne s’est pas réinventé, à la place on a vu grandir le mensonge, la répression et la machine de mort. J’ai dans un coin de la tête l’idée que tout ça est un peu à cause de Calaméo, que Gébé planqué gratuit dans un coin d’internet, péniblement lisible avec une interface qui mime affreusement les pages qui se tournent, c’est simplement traiter Gébé comme une marchandise en fin de vie, ça n’invite à rien d’autre qu’à la déprime, ça ne fabrique rien d’autre que la suite de l’effondrement. Et pour une efficacité proche du zéro : je suis persuadé que personne au monde n’a lu en entier L’An 01 sur Calaméo.
Et puis il y a peut-être eu une erreur de casting. Ce n’est pas L’An 01 et son utopie joyeuse qui ont eu lieu. À la place, c’est plutôt tout un imaginaire de la guerre qui s’est imposé, avec son état d’urgence, ses discours présidentiels, ses drones et sa politique de répression, ses files d’attentes devant les magasins, l’angoisse un peu partout... Pour mieux nous préparer à la suite et au déconfinement, c’est une autre bande dessinée de Gébé qu’il aurait fallu lire : Les quelques pages de Souvenirs de Paix, récit de ses souvenirs de la libération du pays en 1945, sont pleines d’amertume et de violente désillusion face au monde qui se perpétue. Malgré la fin de la guerre, le patriarcat, le nationalisme, la guerre mais ailleurs, sont toujours là. C’est peut-être de ce puissant dégoût (essence pour la colère, moteur pour l’action) dont nous aurions besoin pour mieux nous armer face au « monde qui nous attend ».