« Quel est le propos ? »
À propos de Laurent André
par Guillaume MASSART
« Cela me rappelle ce que Georges Bataille disait de Manet. »
Michel Leiris en 1966 (Écrits sur l’art)
Faire un trait droit, c’est déjà pas facile. Un trait long, pas davantage. Il n’est prodigieusement pas simple de souligner trois mots d’un même geste. Sur la couverture, au moins, il faut qu’on s’y retrouve : ordonnez un peu l’ensemble, y’a personne qui va ranger pour vous, hein, le ménage se fait pas tout seul. Alors prénom : Laurent ; nom : André, on souligne en noir. Vous n’avez pas votre règle ? Qui peut prêter une règle à Laurent ?
Laissez, c’est trop tard ; quel travail, c’est pas soigneux du tout.
Faudrait voir à organiser la pensée : c’est quoi l’idée ? Quel est le propos ? Vous nous dites : « Que ce soit le thème d’un film ou une conversation en allemand, nombreuses sont les fois où les gens ont des difficultés à saisir. » Et c’est juste. Organisez, alors, Laurent. Je sais pas, moi : faites deux colonnes. La colonne des pour et vous juxtaposez la colonne des contre ci-avec ; c’est un exemple. C’est pas forcé, ça peut être moins binaire, bien sûr : ce pourrait être une boule multifacettes, adroitement labile et kaléidoscopique, le tout c’est qu’on s’y retrouve. Mettez des flèches, par exemple, comme ça on aura une idée précise d’où l’on est, d’où l’on va et de pourquoi l’on s’y rend. En ce moment, par exemple, j’ai vu qu’on était devenus très dynamiques, impactants et proactifs, en France, sur le marquage au sol, par exemple, de qualité française. Alors, pourquoi pas du marquage au sol sur la page, si l’exemple vous va ?
Il n’y a vraiment personne qui aurait une règle pour Laurent ?
Non, bien sûr : c’est un style, la ligne brisée, hein, comme la pâte éponyme ; voyez le peintre Kandinsky, zum Beispiel
— quelqu’un connaît le peintre Kandinsky ? Tant que vous mettez le point et la ligne sur le plan, on voit bien avec lui qu’il est loisible à l’amateur de choses dessinées de s’y retrouver. « La ligne géométrique est un être invisible », s’esclaffait-il d’ailleurs d’aise, tout en l’examinant pourtant. Et, opinant du galurin, il ajoutait : « Lesforces extérieures qui transforment le point en ligne peuvent être de nature très différente.La diversité des lignes dépend du nombre de ces forces et de leurs combinaisons», ce qui était, reconnaissons, une sacrée trouvaille.
Tout se passe donc comme si la page était à conquérir par le signe et la flèche. Introduisez et déroulez : que voulezvous dire, par exemple, qui soit spirituel dans votre art ? Ici, le sujet, bien : « Tout ce qui est concernant le langage», noble quête de l’esprit. Mettez ça en gros, en gras, en pondéral, ça fera l’entête : on saura de quoi on parle concernant le langage. C’est à ce moment crucial qu’il faut placer votre thèse, sinon on saura pas d’où vous partez ; or si vous partez pas d’un point, la ligne a bien du mal à savoir où elle va sur le plan. Et c’est tout à fait normal : on serait à sa place qu’on n’en mènerait pas beaucoup plus large. Voilà, flèche vers la droite, l’on y va, l’on suit le fil de votre pensée dans sa délicatesse et l’on découvre votre positionnement inaugural : « Moij’adore ». Bon, c’est un début.
C’est maigre, volontairement décharné sans doute, et tout indique dès lors que la suite permettra de développer un chouïa. Le champ est laissé grand ouvert et personne n’ira en haut lieu se plaindre d’être pris en traître. Au fond, c’est courageux de demeurer modeste et transparent en ouverture, affirmé sur ses positions, campé en majesté, équilibriste auprès du précipice de la pensée. Il faut tendre au béotien le petit bout de sa main et, avant d’en arriver au structuralisme, ça prend pour sûr un temps certain.
Donc, à droite, les pour, si je vous suis : c’est un déploiement prudent, à petits pas, à votre honneur. Maintenant, situez l’ambiance, le contexte intellectuel, les prémisses conceptuels dont on part, sinon on va s’embourber et on nous attend pour dîner. Installez-vous sur un Saussure ou sur un bon Tokieda exotique, ce pourrait être un début honnête ; peut-être pas un vieux Chomsky pérave de derrière les fagots, mais je sais pas moi, placez une ou deux citations : une de Descartes, une de Humbolt, une bonne paire de Saussure, oui, ça, ça vous place un homme et son texte. Ou bien construisez contre; ou même déconstruisez avec; enfin, faites quelque chose. « Le premier qu’on n’a pas envie de remercier par contre, c’est le mime Marceau niveau franchise. » D’accord.
C’est une opinion tranchée, iconoclaste et controversée comme une autre. On peut partir de là. Y’a qu’à, en attendant, remplir les contre à gauche, histoire de voir comment les choses s’organisent en bouts de pommes contradictoires sur fond de tarte précuit. Revenez me voir quand vous aurez fini, on m’attend aux waters.
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Oui mais là enfin, ça ne tient pas : si vous revenez poser vos pattes de mouches en haut à gauche, c’est pour y foutre de l’antithèse, pas pour nous placer une flèche vers la droite en direction du titre, racine de votre saule de pensées, depuis laquelle devrait s’étendre l’arborescence de votre argumentaire, enfin, on n’y comprend plus rien. Le titre est où ?
Un sous-titre, j’entendrais encore, mais qui a déjà vu un avant-titre ? Quoi, c’est pas sérieux, surtout qu’on avait bien dit qu’on évitait le « de tout temps, l’Homme», n’est-ce pas, « de tout temps, l’Homme », ça ne veut rien dire, or il faudrait bien que ça veuille dire quelque chose, car si on ne dit rien qu’a-t-on dit ? Je vois bien que vous protestez, mais votre :
« Écoutez, il se trouve que c’est un sujet sur lequel je m’intéressais déjà en étant bébé », c’est un « de tout temps, l’Homme », ou je ne m’y connais pas en « de tout temps, l’Homme », alors même que vous savez pertinemment que je m’y connais, en « de tout temps,l’Homme », c’est mon métier.
Faites voir votre cahier de géographie, le devoir de météorologie des zones tempérées de l’hexagone, que je vous dise si c’est davantage valable niveau acquis artistiques, ou s’il faut en passer par une remise à niveau appliquée en distanciel. C’est que vous ne voleriez pas un peu de continuité pédagogique, non. Il en va des beaux-arts comme de toute valeur sûre : prenez un visage, c’est une symphonie. Un parfait ovale. Deux traits divins le viennent découper en quatre quartiers égaux d’orange sanguine, où se répartiront avec ordre et symétrie : un oeil puis deux, une bouche puis une, un nez puis deux narines et toutes sortes d’oreilles. Le reste à l’avenant. Prenez un paysage et faites-en autant.
Oh ! Je vois votre geste de calligraphe d’Occident, pourquoi pas, pourquoi pas, Michaux déjà, à température idéale, ne s’en privait pas. Je vous prêterai The Elements of Drawings de John Ruskin pour votre été apprenant, parce qu’à la fin il faut tout reprendre au début : rien qu’une prémolaire, échappée des béances de vos figures prognathes, n’en a pas même le galbe réel. Vous apprendrez avec Ruskin qu’il en va de l’art ainsi qu’il en va de la vie : la sagesse réside dans le fait de « savoir comment les choses se déroulent. Le cancre — écoutez bien, on parle de vous… Le cancre pense qu’elles sont immobiles,et les dessine toutes figées;le sage perçoit le changement ou ce qui change en elles,les dessine ainsi — l’animal en mouvement, l’arbre en train de croître, le nuage dans sa course,la montagne en train de s’éroder. Lorsque vous regardez une forme, essayez toujours de voir ses lignes, celles qui ont influé sur sa destinée passée et auront une influence sur son avenir. Ce sont ses lignes terribles ; assurez-vous de lessaisir, même si vous manquez le reste.» Terribles, hein, les lignes. Documentez-vous, quoi, un peu. Voyez les maîtres, prenez de la graine. Envoyez-vous du Manet, du Monet, du Miro, du Michaux. Du Peyo.
Mais là, votre approximation, pitié, non ; une pensée complexe, pour sûr, sur le plan se peut déployer, à la faveur des susnommés point et ligne ; mais, toujours déjà, l’oeil s’y doit être bien installé, peinard, comme calé dans un Tokieda de seconde main. Je veux bien reconnaître, en les points et lignes de votre plan, une forme de sémiologie de la météorologie — cumulonimbus endeuillé, soleil dardant ses phallus multiples hors la nuée, chaussette anglaise battant au vent d’est —, mais à qui voulez-vous faire lire un brouillon si peu barthésien ? Le titre est raturé, l’espace saturé de gras lettrages, les flèches éperdues… C’est ni fait, ni à faire. Non, vraiment, je vois pas bien ça sur les tables de la rentrée littéraire ; ou alors une fois en quinze ans, pas plus. Et vous attendez pas à ce qu’on parle de vous dans des revues à fort tirage.