Relu La Musique et les Lettres de Mallarmé dans le petit livre vert publié chez Perrin en 1895. Mallarmé y recueille certaines « tentatives orales » faites en Angleterre, à Oxford et Cambridge, devant une assemblée de doctes professeurs. Le texte est connu, commenté. M’y retinrent quelques traits d’actualité toujours renouvelée sur la dégénérescence, la langue musiquée. De là quelques notes ici risquées pour plus amples discussions et relances théoriques ou de fiction.
En 1894, on n’est pas punk, mais ça dégénère déjà. Le grand « corps social » pourrit. Pour le régénérer, on propose diverses « médecines ». Celle du fascisme plus tard, triomphera. Mallarmé cite le livre de Max Nordau où il se trouve directement impliqué avec quantité d’autres : Entartung. Dégénérescence. Dédié au criminaliste Lombroso. Traduit dès que publié. Nombreuses rééditions en France. Grand succès. « Libelle obstiné à l’abattage des fronts principaux d’aujourd’hui ». Mallarmé y relève « la fréquence des termes d’idiot et de fou rarement tempérés en imbéciles ou déments, comme autant de pierres lancées à l’importunité hautaine d’une féodalité d’esprits qui menace apparemment l’Europe ». L’introduction mêle dans un capharnaüm qu’on aurait tort de croire inactuel les bouc-émissaires de nos sociétés : « Les dégénérés ne sont pas toujours des criminels, des prostitués, des anarchistes ou des fous déclarés ; ils sont maintes fois des écrivains et des artistes. Mais ces derniers présentent les mêmes traits intellectuels — et plus souvent aussi somatiques — que les membres de la même famille anthropologique qui satisfont leurs instincts malsains avec le surin de l’assassin ou la cartouche du dynamiteur, au lieu de les satisfaire avec la plume et le pinceau ». Principales cibles (mais que reste-t-il ?) : les préraphaëlites, les symbolistes, Tolstoï, Wagner, Nietzsche (lui aussi, — souvenons-nous — préoccupé par la décadence, mais attentif au nihilisme actif, ultime phase et voie de sortie du platonisme et du christianisme), Ibsen, les décadents, les naturalistes. Au nom de la science et du rationalisme. Mallarmé figure en bonne place. Après une citation du poète, commentaire de Nordau : « Je traduirai plus tard les balbutiements de ce faible d’esprit dans la langue compréhensible des hommes sains… ». « Le vide Mallarmé est le fétiche des symbolistes qui sont d’ailleurs fort au-dessous des nègres du Sénégal du point de vue intellectuel ». Bien que le racisme ne figure pas parmi les thèmes favoris de Nordau, « Juif allemand », il se plaît à remarquer chez Mallarmé « des oreilles longues et pointues de satyre » (quel usage de l’enquête du Figaro où le poète était ainsi décrit !), détail sur lequel Nordau s’appesantit en rappelant que « R. Hartmann, Frigerio et Lombroso ont, après Darwin… déterminé la situation atavique et dégénérative des pavillons de l’oreille démesurément longs et pointus, et démontré qu’on les rencontre surtout chez les criminels et les aliénés ».
L’art dégénéré, notion à la constitution de laquelle Nordau semble prendre une part notable, deviendra vite l’un des thèmes favoris dans le « discours » esthétique des régimes totalitaires. Pour les fascismes et socio-fascismes, motif fondamental et prétendument scientifique dans leur critique de toute réelle modernité. Hitler (Mein Kampf) : « cubisme et dadaïsme sont des extravagances de fous et de dégénérés ». Les mêmes mots reviennent sous la plume de Jdanov pour stigmatiser les avant-gardes européennes. Si Nordau dénonce la « fin de siècle », c’est bien entendu pour prôner une régénération de l’art exsangue, pour restaurer un ordre moral (le contraire de Nietzsche) et pour en revenir à certaines valeurs éternelles : importance de la clarté, culte du classicisme, exactitude et fidélité de la représentation. Seule garantie pour que l’humanité connaisse un réel progrès (Nietzsche parlera au contraire en termes d’« éternel retour » et Mallarmé de « gestation »). Il y a là un bas hégélianisme, une marche vers l’esprit qui n’arrive pas à concevoir la négativité. S’il invoque rarement l’Etat (qui fera loi plus tard dans les divers réalismes de l’Allemagne nazie comme de la Russie stalinienne ou même d’une certaine Chine communiste bridée par Lin-Piao), Nordau parle essentiellement au nom d’une normativité qui concourt à l’extermination, à l’incarcération du moins, de tous ceux qu’il estime être des déviants et qu’il confond bien évidemment avec des « hystériques ». Une première psychiatrie de salut public se met en place là. Elle repousse à l’avance toute possible théorie analytique (à moins d’un Adler normalisateur), tous ceux qui veulent « noyer la conscience dans l’inconscient », puisqu’elle prétend pour sa part « fortifier et enrichir le conscient ». Un homme transparent, aplati, un homme de verre, quelle chance ! Un être sans volume, une copie conforme.
Mallarmé en se référant à l’idéalisme ne cesse en même temps d’impliquer un mouvement générateur de l’idée et son appel à la Musique dérive l’expression vers une autogenèse du langage. « La Musique et les Lettres sont la face alternative d’un phénomène, le seul, je l’appelai l’Idée ». Une note de Mallarmé précise qu’il s’agit de l’Idée platonicienne, mais le simple fait de la considérer comme un phénomène et non comme un archétype, de souligner sa mouvance trace une rupture avec le platonisme. Et cette rupture se consacre d’un véritable attentat musical contre le Logos. « Le vers rémunère le défaut des langues… ». Il sera question alors de composer une « logique avec nos fibres ». En mettant l’accent sur la Musique qu’un Platon, par exemple, s’est toujours acharné à régulariser (cf. les Lois, le tri des rythmes et l’éviction de Démocratie dans la République, la mainmise sur le chœur tragique, l’éducation musicale dans le Protagoras), Mallarmé en arrive à concevoir une musique propre à chacun de nous : « Quiconque avec son jeu et son ouïe individuel se peut composer un instrument ». Ce qui désignerait une organisation pulsionnelle du souffle préexistant au langage communicatif (au symbolique) que Kristeva nomme « sémiotique ». La Musique se présente comme « très subtil nuage » ; les Lettres, plus proches de la « monnaie courante » (le fameux numéraire du signe, — comparaison identique chez Mallarmé et Saussure). Parlant de « La Musique et des Lettres », il aborde les problèmes d’orchestration de l’œuvre, de déroulement phonique du vers, mais il en vient aussi plus intimement à l’ancrage corporel de la parole poétique : « tout individu apporte une prosodie neuve participant de son souffle ». Non plus la poésie « ronron » (mot de Picabia) respectueuse du vers officiel, mais une « mélodie qu’il s’agit (pour chacun) de renouer ». Tout dépend alors du degré de risque que prend le sujet d’écriture. De la « chanson grise » verlainienne encore complice d’un état d’âme qui est la nostalgie de la conscience malheureuse aux Chansons et Derniers vers de Rimbaud (1872-73) où l’analyse se fait dans et par la langue et interpelle toutes les instances familiales. Mallarmé, qui perçut « l’air ou chant, sous le texte », nous introduit à une pensée des rythmes. Celle-ci, moins naïve qu’une certaine perception romantique des grands courants universels, repose sur l’écoute d’un tempo personnel. Cette écoute et mise en langue d’un tempo intime semblerait renvoyer d’abord à l’intuition d’une durée bergsonienne ; mais ce qui est ici mis en jeu n’a plus rien à voir avec un courant psychologique qui serait celui d’une âme et qui enregistrerait dans la matière spirituelle les inscriptions de la mémoire. Il serait plutôt question d’une ouverture (l’Ouvert de Hölderlin) à la métrique de l’inconscient (où le temps n’existe pas et qui est « une sidération de temps dispersés qui s’ignorent et qui s’ignifient chacun pour son compte » (Sibony)). Seul l’après-coup (le Nachtraglich) y octroie une équivoque vérité.
Lutte contre le pouvoir ici, impuissant à réduire le temps de chaque homme qu’il ne souhaite rien tant que contrôler, rentabiliser. Toute l’économie capitaliste reposant sur la production de la plus-value. « Le taux de la plus-value… dépendra du rapport entre la partie de la journée de travail qui est nécessaire pour renouveler la valeur de la force de travail et le surtravail ou temps employé en plus pour le capitaliste. » Tous les temps doivent être passés au laminoir de l’Histoire (du progrès) afin que l’Etat puisse en tramer l’unique fil de sa pérennité. Si le marxisme, pour son compte, annonce une problématique sortie du royaume de la nécessité dans celui de la liberté, il entend aussi organiser cette liberté. Se remet en branle la vieille machinerie de Platon dans sa République et la chasse aux poètes. L’Etat a toujours veillé à l’apprentissage du rythme. Le mot ruthmos lui-même qui vient de reïn (couler, fluer) semble témoigner de la socialisation de ce fluement. De sorte que le fluement individuel sera subtilement assujetti au nombre, rendu à la mesure par le législateur — et cela, au nom d’une harmonie universelle que reflète la Cité.
Qui aujourd’hui encore ose entendre son corps, ose descendre là, du côté de l’Achéron de Virgile, des Enfers de Freud. Une Saison en Enfer. Et ce n’est pas du reste une quelconque visite de l’inconscient qu’il s’agirait de tenter, mais repérer comment dans notre langage, à chaque instant, se met en jeu ce tempo, ce suprasegmental qui aussi bien anime notre marche, nos gestes, forme notre motilité. Rythmes propres : respiratoires, péristaltiques, cardiaque. Poussées, pulsions, charges et décharges. Toutes ces mesures individuelles qui dénotent un rapport à la mère plus qu’une hérédité aveugle vont en traverse du temps du pouvoir, celui d’une tradition qui maintient les dynastes en place, séculairement, ou de l’Histoire évolutive ou révolutionnaire. Toujours un pas en avant. Ou deux pas en arrière. Musique de tête et marches militaires. Un bruit de bottes cadencées. Ecrase-merdes. Quelque part cependant demeure, inétouffé, opposant, le tempo (non pas le temps) de l’inconscient qui trace, sans télos, insouciant de renforcer la Marche en avant. Faisant émerger la mélodie qui lui est propre. A moins de respecter compulsivement les grandes orgues de l’Etat, de l’Eglise, d’une Toute-Puissance. Poésie, musique permettent d’entendre cela, cela qui est nous, à l’endroit où le je fait jeu : for-intérieur où se sont toujours retranchés les résistants de tout pays, obstinément chantés par leur chant, quand gueulaient dehors les cantiques ou les hymnes régulatoires. En face, Cantique de Saint-Jean (Mallarmé). Chanson de la plus haute tour (Rimbaud). Cela ne veut pas dire pour autant que nous serions restitués à un courant continu, une durée filant quenouille, à la trame usée (comme cette image) d’une conscience mémorisante. Illusion encore récente d’une prétendue écriture automatique livrée à sa diarrhée odorante de vieilles roses et feignant de méconnaître le rapport singulier de tout sujet au manque, pour aligner la parole sur un tapis roulant universel (aussi universel que les archétypes jungiens). Précisément, la perception de notre tempo (qui préside à la mise en langue, à la mise en geste) se fait par l’écoute de la ponctuation du discours, de la mise en forme du désir, de la scansion métonymique. Là où l’écriture automatique prétendait découvrir le fonctionnement de l’esprit à l’état pur, s’agirait peut-être de montrer le fonctionnement d’un esprit divisé. Le rythme qui meut toute écriture écrit alors la vitesse d’un sujet, mais aussi sa particulière expérience de la castration, expérience qui n’est pas venue à la conscience, mais filtre dans l’arrivée des mots, la disposition syntaxique des phrases. Ainsi sommes-nous « temporisés », « différés », écrits par cette coupe, cette division même par laquelle peu à peu nous nous sommes formés, distingués en tant que sujet. Et singulièrement dans les débats de nous-mêmes avec notre reflet (pré-stade ou stade du miroir) ou dans notre activité ludique d’enfant (et tout ce qui en a trait au Fort-Da). Le style est en fait, comme le note Mallarmé, « versification », « toute prose d’écrivain… vaut en tant qu’un vers rompu jouant avec ses timbres et encore les rimes dissimulées ; selon un thyrse plus complexe ». Nul abandon ici à une simple écriture de la jouissance (volontarisme de la libération totale). Au contraire, assentiment d’une certaine discontinuité. « Se moduler à son gré ». Et ainsi faire venir et repartir sans cesse, (à chaque fois c’est nouveau) « le temps de naissance et de mort de l’Autre » pour soi.
Contradiction, semble-t-il, entre l’« impersonnalité » du volume et cette marque rythmique d’un corps qui l’effectua. En apparence seulement. Puisque l’ouverture du sujet d’énonciation, l’auteur, aux « multiples… voix/ pas du tout publiques » (Rimbaud) rend, de fait, « l’initiative aux mots », selon la dérive de Mangue et non pas d’un langage manœuvré par une conscience sans défaut. Au plus fort d’une expression même rationnelle, le rythme par lequel un écrivain mobilise la langue traduit, malgré lui, à moins du plus plat respect de la prosodie, ce qu’il en est de la césure qui le fait (le fit) être et qui le redonne continûment au temps, mesures multiples de l’interdit où s’avance, où recule son désir. Du pas-hésitation de la névrose aux précipitations hystériques. A moins que le temps ne se confonde avec une florissante et renouvelée éternité (l’aîon de Hölderlin) ou tout simplement soit court-circuité (Artaud). Ici même, la ponctuation typographique ne compte plus que comme artifice. Sa suppression (Sollers, Guyotat) dégage ainsi d’un code tout fait l’écriture (point, virgule, tirés, etc.) et n’entame pas, bien au contraire, la présence respiratoire de celui qui écrit. C’est de voix à voix, d’écoute à écoute que passe le courant modulé d’écriture.
Que cette musique fondamentale (proche de la « langue de fond » de Schreber ou de Wolfson) rencontre le parler national et sa métrique traditionnelle fait évidence, ne peut être élidé. Ainsi demeure comme rythme officiel, étroitement chevillé au phonétisme du français, l’alexandrin : Force (de frappe !). Qui transpose, presque immémorial, l’ancien hexamètre qui régla les textes poétiques des Indes à Rome. Autre événement, dans le « français littéraire » (oral, écrit ?), le décasyllabe épique (dont use Sollers dans Lois). Mallarmé n’évince pas l’alexandrin (« fleur, épée », phallus ? le Signifiant métrique, le coupe/coupe) ; mais il l’anagrammatise (comme les fameux saturniens de Saussure). Pointure de la langue. Petite fable : le coupable et le coupé. Le coupable n’est pas toujours coupé. Occupez-vous surtout de ce (ça) qui vous parle, qui débloque dans vos soutes, qui marmonne dans la souille.
Percevoir son propre mouvement (émotion), repérer dans la nuit la marche de son cœur (Cage dans une chambre anéchoïde l’entend, encore), sentir l’enchaînement ou le déchaînement de ses gestes (les poètes sont des « bacchants », des enivrés), concevoir la maladresse ou l’habileté de sa danse. Autant d’intensités dont la poésie assure le regain, comme si elle les focalisait dans sa diction. Autant de forces aussi que l’Etat prétend réduire à merci. Horaires et cadences. Formation d’individus stakhanovissés. Menaçante idéologie horlogère. Bien huilée (avec Huyghens, ça n’grince jamais !). Qui prétend arriver à ses fins et n’arrive qu’à notre fin. Si la politique de tous temps a souhaité réguler la vie de la cité et récupérer ses déviances dans une organisation culturelle où la pédagogie le dispute à la propagande, elle eut toujours à se confronter à ceux « qui-vont-trop-vite ou trop-lentement », fébriles du rock ou du plain-chant, délinquants ou moines, rires des Indiens métropolitains, sitting des non-violents. A côté des rythmes connus et reconnus de l’Etat que répandent les actuels médias (trop négligés par les intellectuels ; de là l’importance, par ex. des radio libres), une foule de souffles inapprivoisables n’ont cessé de se faire jour pour dire l’impossible affiliation d’une parole créatrice à quelque pouvoir correctif, orthophonique, qui vante l’unisson.
Sachant composer avec les institutions, Mallarmé nous enseigne cependant une éthique des minorités critiques qui, loin de recourir à la pesanteur d’un temps traditionnel, d’un code figé, ménage un espace où peuvent communiquer des vitesses différentes, des modulations variables à l’infini — même si l’art en dernier lieu exige (pour lui, Mallarmé) une opération « impersonnelle » où l’ancien lyrisme se nie dans la recherche de l’inconscient social, « l’explication orphique de l’univers ».
Ecouteurs des variations d’une époque, des tonalités contiguës d’une histoire monumentale, les écrivains (Joyce, Sollers, Novarina, Verheggen, Prigent) — comme tel musicien (Stockhaussen) font se joindre leur chant (analyse) à cette polyphonie — non plus « légende des siècles », mais résonances des cycles barattés dans le foyer de vie-mort, la chambre d’écho du parlêtre.
« Là que ça passe/ dans le silence/ en silence à haute voix/ en se taisant parlant/ en effaçant montrant/ Monte à coups d’angoisse musclée/salive avalée salve/ démuselée amuse ailée ».