"Commencer encore et encore…", tel est le projet d’écriture de Gertrude Stein : projet voué à la répétition et à la jouissance. Répéter, c’est vouloir prolonger à l’infini le moment présent, c’est produire une temporalité qui serait celle de l’écriture en train de s’écrire, un "lourder beating" comme elle le dit elle-même, qui serait cette marque du pulsionnel dans le corps de la langue : écriture entièrement dirigée par la perception dans son immédiateté, éliminant tout ce qui peut faire narration, notamment la mémoire, en se concentrant sur la chose elle-même ; car pour elle "tout le savoir est contenu dans l’expérience du présent" et "le savoir n ’est pas la succession mais l’existence immédiate."
Si cette écriture a été qualifiée de "primitive", "d’irrationnelle", de "baby-talk", c’est que, véritable écriture de laboratoire, elle cherche ses lois dans la génération instantanée et hors de toute contrainte narrative. Les effets de cette recherche, dans ses textes les plus répétitifs, tels que A long Gay Book, Many Many Women [1] et bien d’autres encore sont hallucinatoires par le déploiement lent d’intensités, produisant une vitesse, un bégaiement par le retour du statique vitalisé, dégagé de tout événement, sinon phonétique et syntaxique et qui demandent au lecteur une attention ininterrompue, une concentration proche de la méditation. Ecriture qui teste les limites de notre attention, notre capacité de lire et d’écouter en même temps : nous sommes les "patients" de Gertrude Stein, au double sens du mot, comme ceux qu’elle testait au laboratoire d’Harvard avec Léo Salomon : "Ils leur demandaient d’écrire de façon répétée les mêmes lettres pendant qu’ils lisaient une histoire à voix haute. Dans une autre expérience, le sujet lisait une histoire à voix haute, essayant en même temps d’inscrire les mots que Miss Stein et Salomon lui lisaient. Dans une autre, le sujet essayait de lire une histoire sans intérêt à voix haute, en même temps qu’il en écoutait une intéressante (…) Ce qu’ils découvraient, c’était que l’attention d’une personne moyenne commençait à diminuer presque immédiatement." [2]
Ce que lui révélèrent ces expériences, c’est que "l’écriture automatique montre une tendance marquée à la répétition" et que "même une conscience consciente concentrée et unifiée en tant que fait observé, ne progressait pas d’elle-même en propositions logiques exprimables par la grammaire aristotélicienne ou en propositions subordonnées, ellipses et qualitatifs." [3]
Pour Gertrude Stein comme pour William James, dont elle était l’élève, la conscience est égale à l’attention.
Gertrude Stein cherche ce que le sujet peut à la fois contrôler et ne pas contrôler : l’espace de la langue dans son flux et dans sa maîtrise : mécanique où s’inscrit le pulsionnel, pulsionnel où s’inscrit le mécanique. Elle le dit, il faut que l’écriture marche comme un moteur à l’intérieur d’une voiture. Il faut que le sujet disparaisse ainsi que ses émotions. Plus de symboles, plus d’associations, pas de renvoi à ce que cache l’écriture : la surface avec un traitement égal de tous les points. Elle crée ainsi, au niveau de l’écriture, un véritable espace cézannien : espace bi-dimensionnel par l’absence de tout point de fuite, espace non-centre et non-hiérarchisé comme chez Cézanne où ce qui la fascine est que "chaque feuille a la même valeur qu ’un arbre." Ecriture pour les yeux, car la répétition eut là pour empêcher la linéarité du texte et pour produire un effet extrême de présent. Toutes les phases du mouvement sont présentes par l’utilisation d’un procédé proche du cinéma :
"Chaque énoncé formé dans le présent est suivi d’un autre légèrement différent, comme les photogrammes d’un film créent une image qui semble se prolonger dans le présent."
Mais aussi écriture pour les oreilles, car la répétition est avant tout une figure musicale. Les premières expressions utilisées pour qualifier le style Steinlen le montrent. Dans une Fervente De La Répétition, paru en 1946, Paul Desfeuilles compare son style à la fugue de Bach :
"La fugue portée par Jean-Sébastien Bach à sa perfection qui unit la plus rigoureuse géométrie, la fantaisie la plus fine, est un modèle dont la littérature doit s’inspirer. La poésie de Gertrude Stein nous démontre qu’il est possible d’obtenir dans ce sens, des relations fort intéressantes. (…) Aussi peut-on considérer cette poésie comme le prototype d’une nouvelle forme de lyrisme : la poésie fuguée."
Un autre essai, de Marcel Brion, paru en 1930, aura pour titre "Gertrude Stein : le contrepoint poétique." Et l’on sait que le musicien Virgil Thomson sera également frappé par cette musique steinienne : "Bien qu ’elle n ’eût pas d’oreille pour la musique, comme elle avait un œil pour la peinture, elle composait sa poésie de la même manière qu’un musicien compose de la musique, choisissant un thème et le développant ou plutôt le laissant se développer par une libre extension des sons et de sens."
Mais si la rigueur de sa construction a fait qu’on la comparait à Bach à cette époque, on serait plutôt tenté aujourd’hui de rapprocher le procédé additif de son écriture de la musique répétitive de Phil Glass ou de Steve Reich. Il y a chez elle comme chez ces derniers une économie de la lenteur où l’énoncé ne s’achemine pas vers une fin, mais s’auto-produit par un mouvement imperceptible. Comme eux elle ne s’intéresse pas aux différences externes, mais à des différences plus subtiles, blanc sur blanc. Au delà de l’identique et du même, elle perçoit les singularités : "C’est très semblable à une grenouille sautillant, elle ne peut jamais sautiller exactement selon la même distance ou avoir la même manière de sautiller à chaque saut." [4] ou "des jumeaux identiques ne se ressemblent pas." La répétition n’a rien à voir chez elle, comme chez eux avec la reprise d’un thème mais elle correspond à la recherche d’une motricité interne, d’un mouvement qu’elle considère comme étant le propre de la littérature américaine du XXe siècle : "L’américain veut que ce qu’il a à dire soit excitant et bouge comme chaque chose bouge, bouge non pas comme une émotion bouge, mais bouge comme n’importe quoi qui bouge, bouge vraiment." [5] Si Gertrude Stein agit sur les surfaces, c’est bien parce qu’elles produisent de véritables soulèvements de terrain : la répétition est le lieu de surgissement de l’unique, de la véritable différence, ou comme le dit Gilles Deleuze "d’une singularité inéchangeable, insubstituable." [6] La répétition n’a chez elle rien de passif, elle est la quête ininterrompue de ce qu’elle définit comme "la concrétisation du combat de la conscience individuelle pour révéler au monde sa nature fondamentale," ce "being existing" qui scande A Long GayBook.
Mais refusant à la fois qu’on voie dans son écriture l’expression de l’inconscient ou d’un procédé automatique, on peut dire qu’elle s’est efforcée de produire, à l’encontre des surréalistes ou des écrivains du "courant de conscience" du présent sans mémoire.
[1] dans Matisse Picasso and Gertrude Stein, Something Else Press, 1972
[2] Hoffman Michael J. The development of Abstractionism in the Writings of Gertrud Stein.
[3] Sutherland Donald Gertrude Stein, Gallimard, 1973.
[4] Portraits en Repetition dans Lectures in America, Vintage Books, 1975
[5] Narration (G. Stein) University of Chicago Press, 1935.
[6] Deleuze (Gilles) Différence et Répétition, P.U.F.