Numéro 11 (1979))

Petit portrait de Gertrude Stein en débile profonde

par Christian Prigent

J’ai récemment assisté à une scène à la fois hilarante et atroce : une mongolienne d’une vingtaine d’années donnait des coups de pied à un jeune flic rouge préposé à la surveillance d’un passage clouté de la rue de Rennes. Elle faisait ça de façon mécanique et méticuleuse, la langue tirée, l’œil vide, en prenant bien son élan, avec une application soucieuse et en répétant l’opération sur un rythme régulier. Le flic ne pouvait rien faire, ni laisser « courir », ni intervenir brutalement, ni continuer à surveiller son passage clouté. Aucun assistant n’osait intervenir non plus. Un peu comme si cette agression obsessionnelle et neutre avait pour un temps, sans violence spectaculaire ni démonstration collective, perturbé tout d’un coup, par une sorte de blocage vide, le bon réglage de ce micro-espace social. Un coup de pied d’âne bête, et la circulation sociale subitement empêchée. Le rire évasif de l’idiot faisant dégouliner la Loi. Effet sidérant de cette douceur torve.

Je vois Gertrude Stein mimer quelque chose de cet ordre, avec sa ruse bonne-femme et son application lettrée, tirant une langue lourde de sa rotondité de poupée de celluloïd à peau d’ours et galure informe, et salopant doucement, sans trop en avoir l’air, matoise et massive, la bonne circulation de la langue littéraire. Quand je dis « Gertrude Stein », je veux dire évidemment son texte, ou ce que j’en ai lu : ce débit plein et lisse, à résonnement mat. Le sexe et /a mort, remarquablement exclus de t’énoncé (ça saute aux yeux par exemple dans « Autobiographie de tout le monde », c’est même louche que ce soit si évident !) saturent dénonciation, la masse-fibreuse-inerte, l’atonie cadavéreuse d’un lexique plat et d’une syntaxe monocorde. Pas la peine de gloser beaucoup sur ce que le mime délibéré de « l’automatisme de répétition » vient infantilement (toujours le hoquet mou du débile) verbaliser là de l’inertie morbide : « ce qui est intéressant, dit G. Stein, c’est quand il ne se passe rien ». G. Stein éteint la langue. Mais c’est du mime, et le plaisir (le sien, le notre) vient de l’écart de la fiction, des ruses de la fabrique, de cette capacité à se désimpliquer d’autant plus de ce que joue l’énonciation que l’énoncé semble plus impliqué (autobiographique). Au fond, (raccourci désinvolte à l’usage des modernes l) : Gertrude file Glass et retrouve Einstein on the beach à force de snober Wilson. Une chose, quand même : l’extinction des feux de la rhétorique peut donner à penser du mutisme de l’autiste ; si l’on imagine l’inverse de la démarche régressive de G. Stein, on pèse par exemple, l’épouvantable difficulté qu’il peut y avoir à proférer positivement la moindre miette de ce à quoi, négativement, en mimant la plus grande pauvreté stylistique, s’escrime G. Stein.

L’œil de Gertrude Stein est dans la tombe des langues, là où le corps, concentré-neutre, boule pulsionnelle stabilisée, descend. Ce pourquoi ce nihilisme blanc (comme on dit de la voix) est, à tout prendre, peut-être aussi terrible que bien des contorsions plus énergumènes (le baroque du ton-au-dessus vaut, sans plus, le maniérisme atone du ton-au-dessous ; dans les deux cas, le bon débit bute et expose la langue, rien d’autre : « Mais étais-je moi quand je n’avais pas de mot écrit à l’intérieur de moi ».) Ça fait de toutes façons du vide, un mausolée creux, en blocs de mots pacifiques et cyniques.

Le reste s’ensuit : quand Gertrude Sîein s’essaie au théâtre, c’est du signifié-zéro (« La pièce commençait… C’était vraiment beau et tout était dans le mouvement ils se déplaçaient et ne faisaient rien… et ils bougeaient et ils ne faisaient rien et c’était très satisfaisant »). Théâtre d’un mouvement insignifiant dans la nécropole de la grammaire. Au fond : le seul théâtre structuraliste jusqu’au bout. Le vide des Noms y fait le plein des Voix sans corps (« Trop de voix font trop de bruit, une voix a un son trop semblable à elle-même et très vite je ne m’en soucie plus, écouter les voix humaines n ’a pas suffisamment de réalité pour qu’on s’en soucie »). Paroles gelées de masques décharnés, pure altercation rhétorique de marionnettes sorties raides de la boîte grammaticale. C’est drôle et un peu inquiétant. On se rassure en se disant que c’est pour rire, que, de toutes façons, Gertrude est un génie et qu’on peut bien prendre, commeelle, vis-à-vis de ça, un air tout à fait détaché. Bon. Reste que les petites manies narratives ou poétiques prennent un sérieux coup de cette façon de faire du sur-place un style, de la circularité et de l’absence de focalisation un espace, du ton-détaché un mode de confidence. Le bruit de hochet vide du sens effraie un peu. Heureusement, il y a le personnage (la rue de Fleurus, Picasso, etc.) et le vedettariat mondain.

Et puis on peut penser que Gertrude Stein fait beaucoup de volume(s) pour peu de choses ; que, quant au théâtre de la grammaire, Cummings c’est beaucoup plus fort ; que la fameuse question de l’identité, qu’on nous ressert à chaque fois qu’il faut parler de G. Stein, est sans doute plus obsessionnellement ressassée comme question (« L’identité ça me tracasse toujours »), plus snobée, que réellement jouée en langue (/vs/ Artaud, ou Joyce, écartelé par les langues) ; et que le projet, somme toute un peu exotique, de neutraliser l’effet littéraire par l’imitation besogneuse d’une syntaxe présumée « populaire » ne boxe que peu le sac de sons du parlaire populé, nombreux et ouïssant. Mais, pour ça, faut être fort de la glotte, et ce n’est pas de là que Gertrude est musclée.