Sade dit : « A quelque point qu’en frémissent les hommes, la philosophie doit tout dire ». L’hic, c’est que ladite ne dit jamais ce « tout » parce qu’elle ne l’énoncerait que dans la langue qui a pour fonction de le nier dans les prothèses communautaires (religieuses, idéologiques ou rationalistes) [1]. Sade le savait, qui ne cesse d’effleurer ce « tout » en décrivant le bord de langue qui dévoile l’enfer « trop fort pour l’homme » (Blanchot), la barbaque sexuée qui fait poids dans la langue et reste insensée et impensable pour la névrose sociale, le tissu des lois et le filet de la grammaire.
Notre question c’est la langue.
L’écrivain l’a chargée. Parce qu’il ne digère pas la pilule qu’on veut lui faire avaler. Qu’il y ait du Discours, bon, dit-il, on n’est pas pour les grognements sous les baobabs. Mais parler que ça, non. Qu’on lui ait lavé son caca et sa langue, bloqué son babil, volé ses vocalises, grammatiqué ses gammes et bouché sa mère à sa langue d’amour ; qu’on l’ait catéchisé, marxisé, freudisé ; qu’on lui ait coupé ses glossolalies et jeux de môme ; qu’on lui ait collé l’Abbé Grégoire, Grévisse, Saussure et le bion franchié ; qu’on lui serine ça : « va te faire soigner ! va voir un psychiâtre ! viens sur mon divan ! », l’écrivain, ça lui reste là. Là, c’est la langue : entravée, angoissée, méchante. Alors, furibard, il saute sur sa colonne et n’en descend plus. L’écrivain est un stylite, pas un styliste. Pas l’homme-même, mais un saint, qui ne s’occupe pas de sauver les âmes ni de curer les corps, mais de traiter les déchets, ce terrible TOUT des péchés du monde.
Pour se taper le tout-dire, pas moyen de regarder la langue en face, sinon elle aveugle, vous ne voyez et ne décrivez que les petites étoiles de votre hallucination (90 % de la a littérature », c’est ça). L’écrivain reluque les dessous de la langue, son épaisseur fendue. Pour sentir son poids, il faut écrire de biais, « le cou dévissé » (Maïakovski), contre la frontalité que résume un oeil assujetti. En peinture, ça s’appelle anamorphose. L’écrivain est un Grand Anamorphoseur [2]. Il tord la Bonne Langue frontale. C’est pour faire surgir le fantôme sanglant qui hante la peau lisse des Discours, pour exhiber le corps obscène de la langue. L’écrivain est le sujet et l’objet de cet écorchement [3]. C’est pour montrer ce qui pèse sous les thèses et les histoires, ce TOUT qui dissout toute sécurité logique et fait bredouiller les pouvoirs. Le Grand Anamorphoseur est un perpétuel insurgé. La Révolution Culturelle, c’est son job, et il n’y en a pas de collective. Sade, encore, l’avait dit.
Le poids de la langue est taré ; on pèse avec : l’inconscient et l’idéologie. Face à ça, ce que dit l’écrivain n’est pas le taré (ça, c’est l’affaire de l’analyste, de l’idéologue, du philosophe), mais le raté. L’écrivain est un raté (au sens raté de moteur) de la machine socialisante. II empêche, en douce, la circulation des marchandises intellectuelles. On peut toujours le sommer, ici ou là (sur le divan, dans tel ou tel « Comité »), de l’ouvrir ou de la fermer, ça fuit : la langue de l’écrivain ne tient pas dans sa bouche. C’est ce qui fait que les Mères-Lois ne sont pas jouasses et coissent : « Il ne faut pas écrire la bouche ouverte », ou : « II faut que tu parles une langue que ta mère puisse comprendre », une langue légère, facile à lier contre tout excès fou. L’écrivain a la langue lourde (comme on dit de la main). Il digère mal la langue des autres et la recrache. Sa langue est à la fois son remède et sa colonie bactérienne. On n’en sort pas. C’est un ring [4].
Nous ne sommes pas des fous de littérature mais la littérature est folle de nous. Folle à délier. Le culte du Livre n’est pas le nôtre. La métaphysique de la Page ou du Texte n’ont que peu à voir avec cette violence qui rameute l’idiotie torve des parlers vernaculaires et déchaîne son « drame dans la langue française » pour redonner à la « littérature » son vrai rôle : fondatrice de langues vivantes. Avec nous la littérature se polyglotte côté comptines oualonnes, populo-lacanien, zoulou belge et Ubu des alpages. Nous jouissons de sa jouissance. Parce que c’est dur à porter [5] le poids de la languette du bas, à jamais coupée de l’objet qu’elle voulait traverser et faire jouir. La langue du haut paie la coupure. Ce qu’elle sait c’est que nulle identité sexuelle n’est stable ; que ça dérape du côté du but comme de l’objet sexuels, que l’obsession de l’orgasme est la même que celle du Discours efficace, qu’il n’y a pas de sexe à deux et que pour libérer plein pot les manettes le poids de la langue il faut être seul, que nulle part il n’y a de même pour qui porte au cou la cangue de la langue, qu’aucun deux ne fait père et que ce qu’elle dit, la ratée, la dératée qui scande ses mots, c’est l’ignoble petite musique qui n’est qu’à elle et qu’elle ressasse contre le tamis fliqué de la langue communautaire. Ecrire, c’est déchaîner cette motilité sans abcès de fixation, ce « jeu de la voix hors des mots » (Khlebnikov), rouleau d’angoisse et de jouissance, qui traverse, assouplit et résiste (et c’est là le scandale, pour les hommes comme pour les femmes, puisque tous veulent qu’il y en ait, de la définition et du rapport, et qu’on sache, ensaché, enfin, ce qu’on est d’être né).(plus j’écris, moins je sais écrire, plus la langue pendouille et fuit, par tous les trous du corps, plus je suis réduit à quia [6], avec rien à répondre aux questions qui sortent du petit terrain de l’échange des savoirs. C’est sans doute que ce quia infantile et le tout-dire sadien s’équivalent quelque part, dans un impossible qui touche à ce que l’espèce peut et ne peut pas entendre de ce qui travaille sa cohérence et son identité. Il n’y a au fond que deux questions : la langue et la mort, l’émergence de l’une pour le petit d’homme, le savoir de l’autre pour l’être parlant, l’altercation des deux, qui rythme l’écriture. Et s’il n’y a qu’une seule passion qu’on puisse avoir, celle de la liberté, celle qu’écrire prend avec les signes est des plus précieuse parce qu’elle touche au fond de ce qui nous lie, nous parle, nous assujettit, et que son exercice fait éprouver ce poids de langue où tout sens, toute maîtrise, s’annulent).
[1] question d’actualité : à tourner autour d’un « tout » qu’elle ne pourrait dire sans en perdre la a Noix » (cette « voix » qu’on admire tant chez un B. H. Levy !), la philo dite « nouvelle n ne fait essentiellement que l’éluder et compose son roman (ça ne veut pas dire que ce roman, celui de la cuisinière, du mangeur d’homme et des barbares à visage humain, ne dise rien de vrai, au contraire ; mais le vrai n’est pas le tout, et c’est dans cette différence que ça se noue et que le frémissement horrifié se change en succès de librairie). Le reste s’en suit : cette langue-là, il lui faudra encore un sacré effort pour cracher le morceau.
[2] cf l’article « cummings anamorphoseur »
[3] cf l’écorché de Valverde, reproduit en couverture (de ce numéro, ndr)
[4] on présente ci-après quelques boxeurs : Gertrude Sugar Stein (USA) (travaille au corps l’identité et bat la rhétorique à plate couture) ; e.e. cummings (USA, poids plume), contre Nana-Mort-Fausse (vainqueur aux parenthèses) ; Khlebnikov (URSS), champion en shadow-linguistic, arbitre ici le match Saussure-Fonagy sur l’arbitraire du signe ; Battling Busto (Cuba), roi du caca raté et du bâton japoniais ; Minière (Beauce), qui s’entraine aux drums à rocker la langue sur son coin de table ; Valerio Novarina (Savoie), vainqueur par knock-down (« texte du genre tombe ») d’la gaule-du-trou-du-coq. Etc.
[5] « Vous êtes des intellectuels fatigués », nous a-t-on lancé lors d’un débat public à Liège. Complètement claqués, oui. Voir la gueule d’Artaud à Rodez, celle de Céline à Meudon. Ecrire, c’est pas le pied. C’est la langue ; ça tire sur la glotte et ça souque l’angoisse. L’écrivain est plein de barbaque ridée. C’est un trou. La dépense de langue qu’il combine porte un coup de vide à l’obsession discursive. Ce trou (« la langue perforée du sexe », dit Artaud), rien ne le bouche et c’est ça qui rend malade la Bonne Pensée, pour qui tout doit coller, ressembler, se nouer et communier dans la messe domestique ou sociale, militer en chœur, cultiver ses petites idées dans ses petits logis et au besoin becqueter au poulailler des analysés.
[6] « beware beare beware/ because because because/equals / why » (cummings).