Après avoir été celui de son origine, le problème de la langue est en passe de devenir celui d’une distance et d’une pression. Si l’homme n’est pas uniquement constitué de mots, peu s’en faut. Sa langue le tient et le dresse. Elle forme écran entre son univers et son oeil Bien plus, elle fait office d’organe de la vue. D’où cette présence équivoque sur terre d’un être dont toute l’activité commence non par le travail de la matière mais par la métamorphose de la réalité en catégories du langage. Et comme il fallait lier et maîtriser les signes du monde, en tisser le récit, en nouer les phases épiques, les interjections (Herder), les cris (Condillac), les balbutiements (Rousseau), le chant (Leibniz), quelqu’en aient été les formulations supposées, ces signes, se sont policés, ont été précipités et réduits à l’esclavage d’un système coercitif.
Toutes les grandes oeuvres du passé ont eu pour ambition d’occulter les origines de la langue pour imposer le mythe de la fondation. Et toute l’histoire littéraire s’est constituée dans ce fantasme jusqu’à ce que s’ouvre la crise de ce que nous appelons la modernité.
Au fond, la langue serait le continent englouti, et même le « paradis perdu » de l’écriture.
Comme les prêtres de l’Egypte ancienne devaient sans cesse transformer la désinence des caractères de leur écriture secrète, faisant basculer l’immuabilité du langage divin dans un processus accéléré de surcodage, l’écrivain, dans l’histoire de la littérature occidentale, s’est vu contraint soit à isoler la matière verbale et à l’abstraire de sa circulation sociale et de toute effectuation (les grands Rhétoriqueurs, les poètes baroques, même les classiques), soit à envisager le langage comme compromission et fixion du vernaculaire dans la sphère de la fabrication (imaginaire) (Dante), soit encore à rapporter l’écriture aux contradictions inhérentes à l’articulation des différentes strates du langage parlé (Rabelais). Quelque soit la posture adoptée, la fonction langagière entretient un antagonisme violent avec la compulsion testamentaire de la scription.
Mais jusqu’au début de ce siècle, l’activité du prosateur, du poète, de l’historien et du théologien, en dépit des divergences profondes de leurs pratiques, reposait, d’une façon ou d’une autre, exclusivement sur le même préalable : la langue marquait la supériorité de l’homme dans l’univers.
L’Eglise des premiers siècles, avec ses grands théoriciens, s’est donnée une conception inébranlable du logos, qui trouve une de ses expressions les plus positives dans les traités d’Origène, qui affirme la parfaite adéquation de la volition divine et de son Verbe :
« Donc quoique disposée en divers offices, la situation de l’univers entier ne doit cependant pas être comprise comme discordante, mais, de même que notre corps est un par l’adaptation de divers membres et qu’il est contenu par une âme unique, ainsi je pense qu’il faut considérer le monde entier comme un être vivant immense et gigantesque, qui est maintenu par une seule âme par la puissance et le logos de Dieu. »
La Scolastique, en procédant à une effarante élaboration grammaticale, n’a fait que renforcer ce principe. Mais, ce qui est étonnant, c’est que ceux qui, au XVIIIe siècle, ont remis en cause l’origine divine de la langue, n’ont jamais entamé la croyance en son arbitraire unité. Bien plus, ils ont insisté sur la transparence de la pensée et de l’écriture, la complète et irréfutable mimesis de l’activité scriptante, qui redevient scribtion.
Seul Herder, dans son étonnant Traité sur l’origine de la langue s’est attaqué à cet a priori. Pour lui, les opérations de langage ne sauraient marquer un surcroît de pouvoir dont bénéficierait l’homme et le placerait de ce seul fait au sommet de la pyramide des genres.
Non seulement, il ne considère pas la langue comme un facteur de supériorité, mais il la regarde comme une déficience grave, une infirmité de l’être humain. Tandis que l’animal entretient des relations directes avec les divers éléments de son aire d’existence, l’homme est contraint de perfectionner sans cesse l’outil phonique et acoustique qui lui sert à analyser les données du réel
Pour chaque animal, comme on l’a vu, la langue est une extériorisation de représentations sensibles si fortes qu’elles deviennent des instincts.
En cela la langue, comme les sens et les représentations sont innés et immédiatement naturelles pour l’animal. L’abeille bourdonne comme elle butine, l’oiseau chante comme il fait son nid - mais en quelle façon l’homme de la nature parle-t-il ? En aucune façon, de même qu’il ne fait rien, ou presque, de manière tout à fait instinctive ainsi que l’animal. J’excepte chez le nouveauné, le cri de sa machine sentante, puisqu’autrement il serait muet ; il n’exprime pas de représentation, ni d’instinct par des bruits, comme cependant le fait chaque animal à sa manière ; inférieure aux animaux il est donc l’enfant de la nature le plus délaissé.
Nu et démuni, faible et indigent, craintif et sans armes, et, ce qui achève la somme de ses malheurs, c’est qu’il est dépourvu de tout guide en sa vie. Né avec une sensibilité si éparse et si affaiblie, avec des facultés confuses et endormies, avec des instincts si dispersés et étouffés, il est voué à une vaste sphère. Et cependant, si délaissé et esseulé, au point que ne lui est pas donné de langue pour exprimer ses manques ! Non, une telle contradiction n’est pas la conduite de la nature ! Il faudrait en place d’instinct, des forces cachées dormant en lui. II est né muet, mais - »
Voilà qui nous place devant le paradoxe suivant : la langue est la condition nécessaire et suffisante de l’humanité, mais elle n’est pas donnée à l’homme de nature. Pour Herder la langue vient pour pallier une déficience dans l’organisation instinctuelle, pour apporter à l’être humain une compensation à sa déplorable insertion dans l’ordre naturel (qui est aussi ordre de signifiance). En sorte que le principe culturel, loin d’être un privilège, est un vice de forme et d’adaptation.
Mais la philosophie du XIXe siècle, que ce soit l’idéalisme hégelien ou les différentes formes de matérialisme qui vont lui succéder, dont les théories de Marx, vont résolument ignorer cet ouvrage, qui pourtant a été loin de passer inaperçu en son temps. Tous ont tablé sur les qualités instrumentales et fonctionnelles de la langue, quelques en soient les ultimes possibilités.
Dada, Joyce, Stein, Pound, puis Gadda, Beckett, Artaud et Burroughs, pour ne citer que ces noms - pour leur prix -, ont inauguré une expérience dans la langue à travers laquelle elle ne peut être envisagée que comme fissurée, trouée, manquée, excédée de toute part par le flux de ses débordements intérieurs.
Faut-il en tirer les conséquences pour les scriptures.
C’est là en fait que l’aventure commence.