Numéro 5 (1972))

Remarque sur le signe carnavalesque

par Eric Clémens

La contradiction du signe et du gramme n’est pas relevable. La question qui sous tend cette affirmation est la suivante : la "retombée représentative" (Kristeva) de la subversion carnavalesque n’est-elle pas inscrite dans sa structure ? Les réflexions sur le "mot ambivalent" que Bakhtine place au centre de sa "poétique" ne gardent-elles pas par nécessité et limite interne de sa problématique leur attache à la représentation [1] ? Si la réponse affirmative à cette double question s’impose, c’est parce que l’examen historique de la tradition carnavalesque (dialogue socratique, satire ménippée ou roman polyphonique) confirme son appartenance constitutive à l’idéologème du signe dans son opposition (relative) à l’idéologème du symbole.
Contre l’idéologème du symbole, d’abord. Ce n’est pas seulement au XVè siècle, avec l’apparition du roman, que la loi du symbole est renversée : mais déjà dans le socratisme dont les dialogues bouleversent plus le discours mythique que les procédés sophistiques. De façon inégale, mais décisive, les sophistes et Socrate aboutiront au recul du muthos devant le logos. Quant à la satire ménippée, elle ne peut pas plus être détachée de la lutte contre l’idéologème du symbole, malgré le rôle qu’y joue la fantasmagorie et le symbolisme, puisqu’elle se veut dérision partielle de la transcendance des universaux. Le roman, le dialogue socratique et la ménippée mettent tous trois en cause les "unités symboliques qui sont des UNITES DE RESTRICTION par rapport aux universaux symbolisés (1"’héroïsme", "le courage", "la noblesse", "la vertu", "la peur", "la trahison", etc . ..)." [2]. Et cette mise en cause s’opère grâce à leur "dialogisme" (au sens strictement bakhtinien du terme).
Mais, en même temps, conformément à l’idéologème du signe, tous trois rétablissent une transcendance cette fois horizontale. Le dialogue socratique vise une meilleure définition des valeurs et des vertus : le détour du dialogue tend dès le départ à un retour à la vérité. La ménippée cherche à se donner une dimension universelle. "La ménippée, écrit Bakhtine, est le genre des "ultimes questions" " [3]. Le roman, enfin, tout le travail de Kristeva l’a montré, reste (même au XXè siècle) expressif, c’est-à-dire dominé par une "entité (psychologique, intellectuelle) antérieure à sa réalisation linguistique" [4]. Ainsi, toute littérature carnavalesque porte en elle la structure du signe : la non-disjonction. Celle-ci, rappelons-le, implique une double négation, celle d’une différence et celle d’une ressemblance par-delà les différences. Nous venons de l’analyser au niveau idéologique, mais Le texte du roman en a démonté le mécanisme à tous les niveaux (idéologique, historique, linguistique, psychanalytique). "La relation que le signe installe serait donc un accord d’écarts, une identification de différences. (. . .) Le signe fait taire la différence pour rechercher une identification au-delà de l’écart, une projection ou une ressemblance." [5].
Le carnaval, en définitive, est une forme historiquement déterminée de "transgression" et cette forme, en tant que forme (eidos), possède la structure (de l’idéologème) du signe. L’histoire non-linéaire de l’idéologème du signe en lutte contre l’idéologème du symbole n’est plus notre histoire où c’est l’idéologème du signe plus radicalement qui se trouve miné dans son primat du sens. La "transgression" du symbole par le signe (carnavalesque) a toujours échoué : la transgression n’a pas de "forme" (signifiée) possible. "La subversion de la parole carnavalesque transgressive est neutralisée par l’abolition de la Loi : c’est la transgression qui domine le carnaval. Mais il ne s’agit que d’une pseudo-transgression, d’un signifié négatif qui a besoin du spectre constant de son positif, la Loi.

La parole carnavalesque manque ainsi son propos. Ne pouvant détruire la vérité symbolique (le signifié en tant que signifié transcendantal), elle détruit son univocité et lui substitue le DOUBLE" [6]. Les figures de la feinte ou du masque sont, on le sait, d’abord des ressorts de la "rhétorique romanesque". Le masque comme forme (du carnaval) ne rend cependant pas compte de ce que Bataille pense du "chaos devenu chair", gramme (devenir-chair) informe (chaos) [7].
Le carnaval répond toujours à une intention, un vouloir-dire carnavalesque. Cette volonté de signification empêche l’écriture de la production du sens et de son effet après-coup. Sa fonction transitoire l’installe dans une complicité de la loi et de la transgression qui appelle le retour de l’idéologème du signe. Aucun "change de forme" ("transgressive", ou plutôt carnavalesque) ne suffirait : il ne ferait que répéter au contraire la connivence fondamentale du signe et du symbole dans l’espace du logocentrisme. Il n’y a pas de fonction transhistorique d’un signifié carnavalesque qui échapperait à son rapport au signe. Du reste, cette prégnance d’un signifié avoue sa fixation dans l’impuissance à remarquer le texte mallarméen où la sexualité et la mort ne sont pas seulement mises en jeu, mais où l’écriture analyse sa propre productivité. Dès lors, l’épithète "carnavalesque" comme signe distinctif ne peut qu’être délaissé.
Encore en retrait, une dernière remarque : L’alternance (cfr. Alternance et doublement) pourrait réduire, dans ce groupe (TXT) une division du travail qui donne son poids aux antagonismes imaginaires ; je ne parle même pas d’une distribution des rôles, ni une dernière fois d’aucun partage, mais de l’alternance du travail scriptural et du travail politique. Autre alternance, va-et-vient peut-être, mais moins si elle réussit sa dialectisation, dont celle faisant alterner enseignement et travail manuel témoigne de la G.R.CP. Chinoise.




[1] Cfr. Kristeva, Une poétique ruinée, p. 20-1, in : Bakhtine, La poétique de Dostoïevski,Seuil, 1970.

[2] J. Kristeva, Le texte du roman, p. 27, Mouton, 1970.

[3] La poétique de Dostoïevski, p. 161.

[4] Le texte du roman, p. 104

[5] Sèmeiôtikê, p. 84, Seuil, coll. Tel Quel, 1969.

[6] Le texte du roman, p. 164-5.

[7] Oeuvres complètes, t. II, p. 404, Gallimard, 1970. Cfr.