Numéro 12 (1980))

René LOURAU

par René Lourau

1) Je rêve (au sens de : j’imagine, et non de : je voudrais que…) que l’écriture est produite par un organe-prothèse, que tout le monde, dans la culture du moins, depuis Carrouges, connaît sous le nom de machine célibataire. L’archibras qui tient le stylo ou sert à taper à la machine à écrire (ce qui est mon cas) jaillit comme un tentacule d’un appareil dont les composantes banales sont, outre cet instrument pointu ou frappeur ou marqueur, d’une part le refus des relations sociales pendant tout le temps de la « production » (et souvent en dehors de ce temps là), d’autre part la fameuse inscription d’en haut, sentence mystique et obscène, commandement auprès duquel les Tables du Sinaï ne sont que feuillets arrachés à un livre de cuisine.

En revanche, je rêve (au sens de : j’aimerais…) d’un organe qui permette d’écrire comme on danse avec les voisins ou avec les amis, qui ne massacre pas mes rapports avec ma femme, mes enfants, mes voisins, mes amis, et enfin qui commande l’écriture uniquement pour jouer avec le signifiant – je veux dire uniquement pour collectiviser, socialiser les angoisses ou les jouissances dans chaque lieu, chaque moment de ma pratique. (…)

2) C’est ce rien, entrecroisement, transversalité du rien qu’entend l’œil et du rien que voit l’oreille, qui procure le sommeil profond de l’écriture et – pour celui qui écrit – de la lecture. L’œil perçoit et engrange mille détails de la matérialité du texte, les grumeaux et les trous du signifiant dont l’« auteur » est joyeusement ou tristement irresponsable. L’oreille déverse pendant ce temps l’intarissable immondice des citations, références, comparaisons, différences, organe intellectuel et néanmoins tout aussi judiciaire que l’œil contrôleur du matériel. Mais ce qui est propre à l’orœil, ce qu’il produit spécifiquement (et non par le simple entrecroisement des deux manques), c’est pour moi la musique mise à nu par quelques-uns que je relis régulièrement pour ça (alors que je n’aime pas la musique, sauf la chanson et la danse). Et cette musique n’a rien à voir ni à entendre avec les jolies sonorités de la poésie, y compris celle qui travaille les dérèglements du langage. C’est plutôt une odeur parfaite, comme celle des cèpes ou de ma femme quand elle a ses règles.