Qu’est-ce que la bande dessinée ?
L'art des images et des âges, revue Le Débat n° 195
par Tristant Garcia, contrenotes de L.L. de Mars
L'éternel enfant
À ce stade, pendant la Seconde Guerre mondiale, la bande dessinée américaine puis européenne et japonaise est sur le point de devenir adolescente ; elle le deviendra tout à fait quelques années plus tard, avec l'émergence de la contre-culture, la libération des mœurs et la contestation étudiante.
Bien sûr, la bande dessinée ne cessera de grandir. Mais de sa naissance et de quelques traits de sa prime enfance, on peut déjà tirer un premier portrait.
Qu'est-ce que la bande dessinée ? C'est un art profondément rassurant et mélancolique du temps. C'est, plus exactement, un art qui nous rassure et nous console du passage du temps ; c'est l'art de l'éternel enfant. [enfance dans le placard, syndrome de Munchausen etc. Bonzaï, également. ] C'est l'art aussi qui nous apprend à être amène à notre propre passé, qui nous évite remords et regrets, en conservant comme des images innocentes nos souvenirs mal ressassés. Bien sûr, nous grandissons, nous vieillissons, nous gagnons en expérience, nous prenons des rides et des ombres sur le visage, mais la bande dessinée — pour ceux qui la chérissent et la pratiquent est le conservatoire des moments du temps.
Ouvrir une bande dessinée, c'est, silencieusement, découvrir un monde doux à nos souvenirs, nos rêves et nos fantasmes ; un monde qui n'impose pas sa temporalité, comme le cinéma, mais protège l'enfant que nous sommes ou que nous avons été du devenir. Du petit Nemo qui chute à la fin de ses rêves à Terry qui fait l'apprentissage de l'ombre et de la lumière, on voit se dessiner la forme de la bande dessinée : elle deviendra adolescente, adulte, elle mûrira, elle vieillira, mais elle gardera toujours en elle la trace, la rémanence de l'enfance, du bonhomme et du gosse, de la maison rêvée et de l'aventure désirée. Deux écueils la guettent sans cesse : faire croire bêtement aux adultes qu'ils retrouveront leur « regard d'enfant » et nous vendre ainsi une jouvence de charlatan ; prétendre au contraire devenir un art adulte, majeur et respectable et se figer alors en mauvaise peinture ou en piètre littérature. Elle n'a de valeur qu'entre-deux, ou à part, parce qu'elle n'est ni tout à fait image ni tout à fait langage. Elle ne rend sa jeunesse à personne, et elle n'a pas non plus vocation à devenir un grand art : elle en a toujours été un, quand elle a su, à partir des moindres crobards, susciter un sentiment de force, de vitesse, de mouvement, et en conserver sous les yeux toutes les phases, tous les moments.
Art entre les images, art — donc — du passage d'une image à l'autre, art de l'identité conquise sur des jeux permanents de différence, la bande dessinée est simplement un écrin silencieux offert au temps qui passe, sans bouger, d'une case à l'autre. La bande dessinée est cet art qui nous promet de nous arracher au temps en le représentant dans son passage immobile. Art de l'enfance représentant le monde soumis à la temporalité, à l'âge adulte et au vieillissement, la bande dessinée est l'un de nos seuls refuges face au devenir. C'est un havre d'images. [Il referme un livre comme on verrouille un coffre-fort protégeant des fétiches désuets, ou comme on scelle un caveau. D'autres n'aiment les oiseaux qu'en cage et les poissons qu'en bocal : encore n'ont-ils pas la violence d'affirmer qu'il s'agit de leur milieu naturel].
Art rassurant et poignant, corps d'images dont aucune ne tient par elle-même, mais dont tous les moments se soutiennent les uns les autres comme la chaîne de nos souvenirs, elle nous arrache à ce que nous devenons irrémédiablement. Voici que j'ouvre à nouveau une bande dessinée de Calvo, de Tezuka, de Ditko... J'ai changé, je ne suis plus le même. Je ne suis plus l'enfant que j'étais. Mais il me reste la bande dessinée.
Nous qui voyons le présent de tous les êtres effacer et faire disparaître inéluctablement ce qu'ils ont été, nous trouvons dans la bande dessinée des images passées, dépassées par les images suivantes, mais auxquelles, en tournant la page, nous pouvons heureusement sans cesse revenir, comme si nous revenions à nos souvenirs. [On n'a jamais autant envie d'imposer à coups de gifles l'usage de l'expression « LES bandes dessinées » que devant cette tentative navrante de parler de ce rien exténué que serait « LA bande dessinée » éternellement vissée comme une rengaine enfantine dans une tête d'adulte.] En bande dessinée, les images qui se succèdent ne s'excluent pas immédiatement comme au cinéma, elles cohabitent en vastes planches silencieuses.
C'est le privilège et la chance de la bande dessinée, qu'il faut toujours défendre. Rien ne remplacera jamais le doux pincement au cœur qu'elle suscite en nous, déployant dans l'espace le passage du temps qui ne l'abîme jamais, chaque fois que nous retournons plonger dans une bande dessinée comme dans un Eden imprimé, une enfance enfuie et fixée dans sa fuite, image par image.
Prière de laisser la bande dessinée dans l'état où vous l'avez trouvée en entrant. Mais tant que vous y êtes, faites de même avec tout le reste : fêtez vos quarante ans au musée du yoyo. Allez au cinéma revoir pour la centième fois Colargol et les poussins flutistes. Relisez, dès que la littérature vous manque un peu, Apprends à bricoler avec Babar. Rien ne remplace le doux pincement au coeur de l'éternel couillon devant ses propres cocottes en papier.