Qu’est-ce que la bande dessinée ?

par Évelyne Sullerot, contrenote de L.L. de Mars

[...] je dois bien reconnaître que l'indépendance que les créateurs de bandes dessinées ont eue jusqu'ici vis-à-vis du monde cultivé a peut-être favorisé un foisonnement libre, un bric-à-brac parfois savoureux. D'autant que cette liberté est doublée par la liberté du lecteur.

On ne lit pas des bandes dessinées pour s'instruire. On les lit par plaisir. Dans la décontraction la plus complète. Sans préjugés. Et le censeur qui dort en chaque individu devant un spectacle est bien moins virulent ici.

Les enquêtes et recherches que j'ai pu faire sur la télévision m'ont prouvé amplement que tout téléspectateur est un censeur en puissance : tel voudrait bien, pour lui, un spectacle érotique, mais il réagira en pensant à sa fille, au curé, à son voisin ou à sa tante. La censure de la télévision est exercée par les téléspectateurs avant tout parce qu'elle est consommée en famille. Le lecteur de bandes dessinées est solitaire et indifférent aux implications sociales de ce qu'il lit. Il s'amuse, se distrait. Il ne juge pas. Des groupes sociaux, religieux, familiaux regardent les bandes dessinées pour les critiquer en ce sens et ce sont eux qui font les commissions et les lois surveillant la production ; mais ce ne sont pas des lecteurs. Le lecteur de bandes dessinées est un « bon » lecteur, naïf, disponible, un peu honteux mais sa honte se traduit par une condamnation de lui-même. On voit dans les études de Swanson qu'il « pense qu'on va le traiter d'enfantin », et « qu'il met en doute son propre développement intellectuel ». Pourtant, sa honte est la seule concession qu'il fasse au conformisme culturel et il lit quand même.

Quand on demande à des lecteurs de bandes dessinées de tous milieux (des « collège people » aux conducteurs de camions, des plus de soixante ans aux enfants) de terminer une phrase inachevée qui dit :

« Les gens qui disent que lire les comics est mauvais pour les enfants sont... »

57 % avancent le mot : « idiots » et 12 % seulement pensent à « avisés ».

[Ce texte déroge un peu aux usages de notre rubrique : il n'est pas exemplaire de cette bêtise et de la paresse en usage pour parler des bandes dessinées. C'est un aperçu plutôt bienveillant d'une vue sociologiste (celle d'Évelyne Sullerot dans Bandes dessinées et culture) en 1965, et le livre est loin d'être creux. Il parle évidemment bien moins des bandes dessinées que de leur cadre d'apparition sociale.

Cependant : on pourra affirmer sans les trahir qu'on ne lit pas des romans « pour s'instruire ». Ce qui ne revient pas à dire qu'on ne s'y instruit pas : les possibles de la lecture romanesque ne sont pas différents des possibles de la lecture en bandes. Mais on ne se risquerait plus à minimiser ainsi la place du roman dans la formation intellectuelle, comme on l'a fait pendant si longtemps ; c'est que le roman a pris une toute autre place désormais dans le champ des écritures. Pourquoi alors ces distinctions précautionneuses ? Peut-être parce qu'on y parle moins de bandes dessinées que des modalités supposées de la lecture. Parce qu'en contrepli nous pouvons lire que s'instruire se fera sans plaisir, sans décontraction. Et pour préjugé, celui-ci : que instruction et plaisir ne cohabitent pas, que les lectures distractives sont sans conséquences sur la vie, sans implications sociales.]