Qu’est-ce que la bande dessinée ?
par Jan Hoet
contrenotes de Alexandra Achard & L.L. de Mars
Nous savons tous que dans un musée nous trouvons de l’art. [Première phrase, et déjà les ennuis commencent : Nous savons tous que dans un musée nous trouvons de l’art. Non. Dans un musée, on trouve des objets. « De l'art », on en trouve dans les théories « de l'art », dans les histoires « de l'art ». Personne ne peut regarder « de l'art ». Personne ne peut montrer du doigt, ici, sur le mur ou là-bas sur la place de la ville « de l'art ». Et mieux encore, il faut réécrire sans cesse les théories « de l'art » et les histoires « de l'art », parce que « de l'art » ça transforme théories, disciplines, épistémès, pratiques, relations, problèmes. Pourquoi? Parce que « de l'art », transforme « l'art ». — L.L.d.M.] L’on pourrait se demander pourquoi donc organiser une exposition sur la bande dessinée ? La question n’est pas de savoir si la bande dessinée est un art, tout comme il serait insensé de se demander si la littérature fait partie des arts plastiques. [troisième phrase : (la seconde n'est pas en reste...) La question n’est pas de savoir si la bande dessinée est un art, tout comme il serait insensé de se demander si la littérature fait partie des arts plastiques. — [Insensé ? « Les gestes du conteur Warlipi laissent une trace sur le sable. En dehors de sa main et de ses doigts, il n'a besoin d'aucun autre accessoire.(...) Si le conteur Warlipi grattait le sable avec un bâton plutôt qu'avec les doigts, on ne se rapprocherait pas plus de l'écriture ou du dessin, et cela ne ferait pas davantage de leur pratique d'inscription une technologie. Si vous pouvez écrire sans instrument, vous pouvez aussi dessiner avec. En effet, comme dans l'écriture, on dessine presque toujours avec un instrument. L'atelier d'un dessinateur contient presque toujours des instruments ; non seulement ceux-ci sont aussi divers et nombreux que ceux qu'on trouve dans le bureau d'un écrivain, mais beaucoup sont aussi identiques ». (Tim Ingold, Une brève histoire de la ligne. 2011. p.190) — A.A.] Parfois les arts se chevauchent, mais il s’agit alors de diphormie : un poème qui se définirait aussi par sa typographie, une typographie qui serait originale au point d’apporter un message graphique.
L’art plastique et la bande dessinée sont deux domaines voisins. La bande dessinée s’est forgé un nom propre, de même d’ailleurs que la mode ou le cinéma, avec un système de codes, qui évoluent peu à peu, de la même façon que dans l’art plastique.
Il y a des points de concordance, des conventions et des méthodes communes. [ La qualité du chercheur détermine la puissance de l’objet d’une recherche. Encore, au minimum, faut-il commencer à chercher. — L.L.d.M.] Autant dans l’art plastique que dans la bande dessinée, il y a la composition, les éléments du style, l’abstraction, la recherche d’une certaine esthétique, la perception de tout ce qui existe, le fait qu’on peut utiliser des images. À côté de cela, il y a les caractéristiques propres à la bande dessinée : la fonction de l’image, la sujétion au langage et à l’histoire, le codage au moyen de vignettes et de bulles, la visualisation de données non-visibles telles que voir des étoiles ou des jurons non-formulés, la mise en page et l’équilibre au niveau de deux pages d’un album ou d’une bande quotidienne, le fait que le personnage principal soit une constante.
Cela revient à comparer des pommes et des poires. Nous ne pouvons pas trancher sur ce qui est le plus important, précisément à cause des différences et des divergences. [Les pommes et les poires ne sont incomparables que pour les marchands de quatre saisons. Elles sont comparables pour le cuisinier qui cherche les associations fines et leur concèdent une infinie variété de goût, pour le peintre qui sonde la couleur dans les profondeurs et leurs concède des propriétés plastiques, leurs connaissent une infinie variété de formes, etc. Mais la médiocrité de l'image, en dehors de sa vulgarité, vient surtout des termes autodétruits d'une relation première invitant à une relation seconde : pomme/art plastique (au singulier, allez savoir pourquoi? Sanctification déjà commencée de l'Art, LE ART, dans la plasticité muséographiée ?) poires/bande dessinée... C'est pas pareil parce que c'est différent, c'est pour ça que c'est pas pareil. — L.L.d.M.] Est-ce que la meilleure œuvre de Picasso est plus importante en tant que produit du vingtième siècle, que le phénomène de la bouteille de Coca-Cola ?
La bande dessinée a une importance incontestable. Elle l’eut en tous cas pour moi. Ce fut Hergé ― et non mes professeurs ― qui éveilla mon intérêt pour les masques d’Afrique Centrale. Et est-ce que les récits de Hergé n’ont pas davantage influencé notre conception des Incas que toute la littérature qui a paru à ce sujet ? [L'universalité de l'intelligence n'ayant sans doute jamais été donnée à l'homme et l'universalité de la connaissance ayant en tout cas cessé de lui être proposée, il convient de faire toutes réserves sur la prétention que peut avoir l'homme de génie à trancher de questions qui débordent son champ d'investigation et excèdent sa compétence. Le grand mathématicien ne manifeste aucune grandeur particulière dans l'acte de mettre ses pantoufles et de se laisser avaler par son journal. Nous lui demanderons seulement, à ses heures, de nous parler mathématiques. Je rejoins Breton avec ce constat, semblant à merveille illustrer ici l'incompétence, les a priori de Jan Hoet (après quelques recherches sur ce M. que je ne connaissais forcément pas, je constate qu'on le surnomme « le pape flamand de l'art contemporain », pauvre Flandre!) et l'aplomb avec lequel il tire, non sans un mépris à peine dissimulé derrière une nostalgie de papa et une bienveillance dégueulasse, sur une bd qui ne lui avait rien demandé. Le problème : il n'y a pas de différence entre production d'art et production d'art. Ce qui fait que même avec toute la bonne volonté du monde, on ne peut pas sauver Jan Hoet ; il tranche fatalement une question qui, s'il est compétent, ni n'excède, ni ne déborde de son champ d'investigation... J'en viens a regretter qu'il ne fût pas mathématicien ! — A.A.] Les bandes dessinées seront un jour des documents historiques, parce qu’un des nombreux moyens d’expression de notre époque. La bande dessinée est authentique et donc significative. Mais ce n’est pas une raison pour la classer automatiquement parmi les arts plastiques, au contraire peut-être. [S'il était un marqueur problématique, il pourrait partir de là : comment une note, fusse-t-elle introductive, pourrait-être basée sur une définition qui ne serait que sociale. Ce qui reviendrait à dire : je suis conservateur de musée d'art contemporain, je ne parle que de ce que l'on me dit être de l'art contemporain, (horreur de l'absence de regard critique, on ne parle même pas de regard analytique.. bah oui ce n'est que l'un de ces mecs qui décident ce qui est ou non de l'art) le reste c'est forcément ailleurs... — A.A.] Une des caractéristiques que le vingtième siècle a apporté à l’art plastique, est un pouvoir fondamental d’abstraction, l’absence d’anecdote, ce qui est pour ainsi dire inévitable dans la bande dessinée, parce qu’elle est essentiellement illustration imagée. Pour ma part, on peut appeler la bande dessinée le neuvième art, mais laissons-lui sa spécificité : la bande dessinée c’est de la bande dessinée, et dans l’art plastique il s’agit d’art plastique. Ceci n’est pas suffisant pour justifier une exposition de bandes dessinées dans un musée d’art plastique contemporain.
Il est évident que nous ne désirons pas étendre le domaine des arts plastiques, au contraire nous désirons formuler une inconciliabilité, qui permette aux deux entités de gagner en clarté. C’est le musée lui-même qui détermine ce qu’on peut et doit faire exactement dans un musée : [Qui peut me dire quel est le rapport entre un phénomène social et ce qui est de l'ordre technique, soit une œuvre ? Comment le premier peut-il prévaloir sur le second au point de ne plus s'en occuper du tout ? (On s'entend, ici, hors de ce qui est des positions d'omnipotence de l'art, du type ready-made). Nous ne sommes que devant une énième manifestation d'installation de la nullité dans sa version : dissimulation du néant au moyen d'un vocabulaire approprié. Enfin, la question de vocabulaire... — A.A.] dans une collection du XVIIIe, les bandes dessinées auraient certainement trouvé leur place, parce qu’à cette époque-là, les limites intellectualisantes de l’art n’avaient pas encore été posées et parce que l’on prenait en considération tous les moyens de communication du savoir.
Cette exposition s’intègre dans la tendance qui concentre toute son attention sur le caractère social de l’art, sur ses sources.
La bande dessinée est influencée par les récentes évolutions de l’art plastique, mais également vice versa. L’art récupère continuellement les éléments de la culture. Depuis les années 60, la bande dessinée est devenue une des principales sources de l’art. Le Pop Art avait préparé le terrain et a livré les exemples les plus directs : les œuvres de Lichtenstein et de Warhol qui relèvent directement de la bande dessinée, mais qui n’en sont plus, parce qu’on a choisi une seule image concentrée et muette. Depuis, il y a eu une immense série d’artistes qui ont utilisé la bande dessinée comme une mine d’or de possibilités et de formes, qui nous permettent de percevoir les battements de cœur de notre époque. L’artiste hollandais Rob Scholte a affirmé récemment, dans De Tijd du 22 mai, que le personnage de Donald Duck était plus important pour lui que Mondriaan. Hergé ― qui n’était pas seulement un dessinateur de bandes dessinées, mais aussi un collectionneur d’art, l’ami d’artistes tels que Jean-Pierre Raynaud et Warhol ― était conscient de la différence et désirait en parler dans son dernier livre. [Perdu dans une profusion de paradigmes agencés avec autant de rigueur que la dernière salle du fond d'une brocante méthodique, notre auteur — dont la compétence devra se juger ici sur les positions, non sur le pedigree — se pose la question d'une manière si confuse qu'on serait en peine de commencer à l'aider. Sa question ? De quelle suite historique la bande dessinée serait finalement le neuvième élément ? Il ne sait pas. Normal, il produit son aporie en commençant à prendre pour des objets des activités, pour des moments d'histoires les livres qui en rendent compte, pour des création collectives des inventions singulières, et comme tu le dis, à propos de phénomènes sociaux, des pratiques et les techniques qui y sont associées historiquement ; qu'elles les jouent et déjouent, les recomposent, ouvrent, inventent, est au cœur de toute activité humaine, et a fortiori dans l'activité art. — L.L.d.M.]
La Belgique a joué un rôle crucial dans l’évolution de la bande dessinée. En tant que Belges, nous voulons prêter toute notre attention à ce domaine et inviter « le 9e Art » européen en tant que hôte de notre musée, en espérant avoir avec lui une conversation fertile. Je suis convaincu que les bandes dessinées vont beaucoup plus loin que les images de notre enfance.
Jan Hoet, « Préface », dans Art et innovation dans la bande dessinée européenne, Les éditions DE BUCK, 1987