Amy et Jordan
de Mark Beyer
par L.L.de Mars
Ici, des vies conçues comme chaînes discontinues d’action ; comme si une action n’en fécondait aucune autre, ne se retrouvait en aucune de ses parties dans une histoire, une articulation, un déroulement, un devenir ; des actes transparents à eux-mêmes. D’un corps résumé à une série d’organes, de fonctions esseulées. Amy et Jordan ont l’angoissante éternité des bêtes et, pourtant, comment pourrions-nous imaginer créatures plus urbaines qu’eux, qui portent tous les signes lexicaux et l’arsenal décoratif de l’oisiveté métaphysique ?
Cette déroutante discontinuité des strips et de leurs plis constitutifs qui atomise le lourd volume de Mark Beyer, Amy et Jordan lui permet de faire de chacun d’entre eux un lieu nouveau : c’est le lieu de développement instantané d’une dramaturgie qui n’aura pas ou aura peu de conséquences sur les autres, qui ouvre à la possibilité d’aborder autant de réalités disjointes, de genres dramatiques contradictoires, heurtés, de tons, d’atmosphères, de tensions, qu’il est possible d’en imaginer pour constituer un monde. Amy et Jordan sont moins les personnages centraux de ce monde que le curseur qui y fixe un instant notre regard. Même si le fantastique domine clairement l’organisation des rapports sociaux, affectifs, le cours des vies et le mode d’apparition des événements saturant ce monde, il est également zébré d’assez de zones familières jusqu’à l’anodin pour déjouer toute unité de genre et d’action.
Impossible de trouver un fauteuil confortable plus de cinq minutes en lisant Amy et Jordan, aucun pilotage automatique ne nous sera du moindre secours.
L’unité graphique que Beyer donne à tout ce qui apparaît, se développe et s’éteint ici, fait de toute chose vivante ou non le point d’une trame urbaine confuse et hostile.
Cette construction du général par le particulier le plus insignifiant, de l’architecture par l’ornement, de l’idiosyncrasie par le tic, révèle quelque chose de nos villes : nous avons l’impression d’habiter des volumes ? Mais ce ne sont pas des volumes, ce sont des plans. Des agencements de plans, miteux, sans relief, simplement troués par des passages : et dedans, c’est pareil. Dans ces maisons, des meubles, des frigos : des facettes. Rien comme une pensée des volumes : théâtre d’entrées et de sorties, trappes, lucarnes. Et même sur les murs, des tableaux, des tableaux avec des maisons, des fenêtres donnant sur le plan d’en face.
Cette machine à tisser folle contraint si violemment les pages à une sorte de crétinisme architectural que les récits y sont parfois étouffés, empêchés. À chaque fois que nous croyons avoir touché au système plastique, à chaque fois que pointe la crainte de l’épuisement, d’une complaisance formaliste, Mark Beyer trouve un nouveau souffle dans ses jeux de cases et la possibilité par eux de réguler (ou de distraire) le récit.
Que des psychologies, des intensités dramatiques, des nœuds de relations charnelles et des émotions de toutes sortes puissent résister à un tel traitement et donner à Amy et Jordan tout le poids de créatures (sans qu’il soit possible pour autant d’en fixer les singularités, étrangement mouvantes, interchangeables) n’est pas la chose la moins étonnante de ce livre.