Gipi , S.

par François Poudevigne

 

(1) S. est d’abord (de prime abord) déjà opaque ; on voit la première de couverture comme à travers une fenêtre de verre dépoli - « qui laisse passer la lumière, mais non les images ». Pourtant tout est là, on comprend qu’il fait chaud, on comprend les deux silhouettes et la main de l’enfant dans celle de l’homme, et l’homme et l’enfant n’ont besoin d’avoir ni œil ni bouche ni rien, c’est vers nous qu’ils tournent leur absence de visage et l’on comprend qu’on est par eux fixés, percés, troués. Tout cela, quoiqu’allusif, est inévitable.

(2) Le livre se dérobe encore et s’ouvre sur un écran de fumée. De cette fumée émergent de vagues silhouettes à tête noire et c’est tout ce que l’on voit ; le noir de ces têtes émergeant du blanc souillé des fumées. L’homme sous l’une des têtes s’adosse au mur et prend sa tête dans ses mains ; l’autre homme le voit et voit s’échapper de cette tête qui n’est pas la sienne des bouts, de la matière confuse ; l’homme qui regarde agit et cherche à faire rentrer ces bouts de choses dans la tête, à contenir ce qui s’épand. Moi qui lis je sais pourtant que l’homme à tête noire est déjà mort ou mourant, mais voir l’autre homme faire cela m’émeut. Comme lui j’ai « le cœur plein de peine ». Tout le livre provient de cette scène inaugurale ; tout le livre tend à faire tenir dans le secret du dedans certains bouts de matière que le dehors achève lentement.

(3) Il m’a fallu du temps pour comprendre qui était S. Pourtant le livre est assez explicite à ce sujet. Je crois qu’indirectement le nuage de fumée sur lequel il s’ouvre continuait à faire écran sur ce qu’il ne cesse de répéter par la suite. Je crois que la matière du livre s’échappait d’entre mes doigts comme les bouts de cerveau entre les mains de cet homme à tête noire. Une matière que mon habitude douillette des livres ne parvenait pas à retenir entre les mailles trop distendues de son filet. Pour comprendre qui était S. (je veux dire, qui il était vraiment) il m’a fallu me resserrer, accepter de faire face à ce qui se délite.