Les bandes concrètes
de Léon Wuidar
par Alexandra Achard
Il suffit de soumettre à nos sens la réalité des pointes et des angles pour que tout éclate dans un basculement de lignes ou de teintes.
Un espace concret à re-plier, un collage de la main et du regard ; une suite de carrés, de lignes, d’aplats, portant fractures, ruptures et discontinuités dans la continuité des formes et des couleurs pour une histoire de l’effet sensible.
S’étale ainsi tout le pouvoir de l’esthématopée, guidé par le seul jugement de l’artiste : le triangle est jaune et non rouge ou bleu. Des « exécutions » mieux que des recherches ou des échantillonnages. Une expérience où le geste à l’extrême « lyrique » cède sa place aux contraintes : limitée aux seules formes géométriques permises par la ligne, les couleurs primaires, le blanc et le noir. S’inscrivant dans une approche ascétique de l’art, Léon Wuidar produisait il y a soixante ans des motifs segmentés, autonomes mais complémentaires, qui en segmentant la surface qu’ils recouvrent la font exister comme ensemble, comme œuvre.
En d’autres termes, la production latente d’une bande dessinée potentielle, quotidiennement alimentée par l’artiste, produite par le lecteur et multipliée par les expositions. Avec elle, l’auteur offre une lecture globale bien que diffuse et anachronique de son œuvre. Un processus qu’il réifie en faisant de cette bande dessinée une source inépuisable d’unités fragmentées : 18 novembre 82, 4 mai 86, novembre 86, etc. Des tableaux qui, réunis, répondront du même dispositif et supplanteront tout parti pris de monstration, offrant un continuum infini de variations pour une œuvre qu’il est tentant de reprendre à bon compte. Mais la réplique est menaçante tant elle est sans maître et grande de restriction.
Puisque ne subsiste que l’essentiel, que le lecteur suive les lignes médianes, les formes distinguables et autres aplats colorés ou qu’il se contraigne à leur lecture successive, c’est le mouvement issu d’une fragmentation fortuite qui s’offrira à lui. Une bande, dont seul le rythme est donné, dépouillée du narratif mais puissamment récitative (sèche, sûrement). Et si le sens, réduit à la seule fabrication de sensations, y est libre et laissé à la partialité du lecteur, l’erreur serait de croire à l’abstraction d’une production qui accepte, partout, la présence inéluctable du sens.