Greniers dogons
de Jean-Gilles Badaire et Marcel Griaule
par Guillaume Massart
« Quand (les choses) eurent été situées et désignées en puissance, un autre élément se détacha de glã et se posa sur elle pour les connaître : c’était le « pied de l’homme » (ou « grain du pied »), symbole de la conscience humaine. »
(Germaine Dieterlen, « Signes d’écriture bambara », 1951, in Marcel Griaule & G. Dieterlen, Signes graphiques soudanais)
Il
me dit que c’est pas de la bédé et que c’est
pas pour Pré
Carré
mais moi je maintiens que c’est pour Pré Carré et
qu’on aura qu’à dire que c’est de la bédé
oui mais y’a pas de cases comme il n’y a pas de virgules
tu nous enquiquines on le lit comment ton texte point d’interrogation
ah donc tu mets des apostrophes et des accents mais pas de virgules
point d’interrogation oui et alors tu lis malgré tout tu
t’en sors tu vois bien avec Badaire c’est pareil il n’y
a pas de cases dis-tu mais tu as tort tu vois bien que c’en
sont d’ailleurs chaque page est une case parmi une séquence
de pages d’ailleurs chaque dessin est tracé à
l’intérieur des limites d’une case d’ailleurs
ce sont des cases qui sont représentées dans les cases
tracées sur chaque page dit-il tenté par le jeu de mots
et on lui collerait bien des baffes
Jean-Gilles Badaire dessine des greniers dogons ah tu as passé une ligne c’est bien la preuve qu’il faut espacer parfois oui dit-il il faut espacer comme quand Badaire tourne une page ça veut bien dire qu’on passe à la suite tu vois que tout n’est pas étanche et qu’il s’agit bien d’une continuité et d’une mise en séquence
Badaire
lit les quatrième et cinquième journées du Dieu
d’eau de Griaule et n’en conserve que la scrupuleuse
description
des greniers par Ogotemmêli et je suppose qu’il se rend bien compte que Griaule a beau faire des tirets bien organiser compter jusqu’à quatre ou jusqu’à huit pour bien séparer cloisonner délimiter faire voir ce qu’est un grenier Dogon qu’un grenier est fait comme on assemble les organes d’un corps avec une logique organique imperturbable on n’est pas fichus à la fin de la cinquième journée de savoir à quoi ressemblent les quatre marches horizontales femelles et leurs contremarches mâles dont sont faits les quatre escaliers de dix degrés préfigurant les huit dizaines de familles issues des huit ancêtres
qu’est-ce que tu racontes point d’interrogation j’ai rien compris
le texte est en fin d’ouvrage tu n’auras qu’à le lire si ça te chante mais Badaire l’a relégué il a bien raison
ce
qui compte c’est qu’à chaque page Badaire déplace
des bouts de lignes en un ensemble encasé et que ces lignes
décrivent aussi mal que Griaule et avec la même
précision néanmoins et qu’on peut les compter et
les imbriquer et les faire se compléter et les imaginer et les
voir devenir et que parfois c’est un grenier mais parfois c’est
un manteau mais parfois c’est des colonnades mais parfois c’est
un samouraï mais parfois c’est une pomme de terre qu’on
aurait transpercée pour faire des frites vaudoues
chaque page réinvente le grenier Dogon soit qu’on aille fragment par fragment soit qu’on zoome sur tel détail soit qu’on s’y promène soit qu’à mon avis plutôt on reprécise et l’on déplace comme au Mikado tel ou tel monceau de lignes pour le redéposer ailleurs parce qu’on y a décodé quelque chose de neuf en essayant éperdument d’y rien comprendre à Griaule surtout n’y comprendre que le moins possible avec la plus grande acuité
et
ça te raconte un truc toi cette maison au toit mou devenue
turban sur colonnade devenue coiffe égyptienne devenue tête
d’escargot devenue poêle à charbon devenu
échassier-patate devenu sioux à carabine devenu fusillé
à genoux devenu samouraï de dos ceint d’une dizaine
de poignards devenu village gaulois qu’une nuée
d’oiseaux assaille devenu échiquier vertical devenu
citadelle enceinte par un boa devenue sculpture d’os de
mammifère extraterrestre devenue molaire calcinée
devenue tour Vauban sur feu de camp devenue tam-tam stomacal sous la
pluie devenu pagode sur défenses de mammouths devenue fil à
linge de jour devenu fil à linge de nuit devenu maisonnette
obscène aux cuisses écartées devenue jupe à
lanières de cuir défaites devenue kiosque à
musique de fortune point d’interrogation
oui dis-je pas toi point d’interrogation.