Chute de vélo

de Étienne Davodeau

par L.L.de Mars

 

Ce livre (je pourrais étendre à : « ce genre de livres ») et l’étrange attachement qu’on semble lui porter éclairent plutôt bien les paradoxes qui hantent l’édition de bande dessinée et la critique : c’est cadré comme une comédie dramatique télévisée du dimanche après-midi, c’est monté comme une comédie dramatique télévisée du dimanche après-midi, c’est écrit comme une comédie dramatique télévisée du dimanche après-midi, c’est passionnant comme une comédie dramatique télévisée du dimanche après-midi. Et, aussi bizarre que ça puisse sembler, c’est également coloré comme une comédie dramatique télévisée du dimanche après-midi.

Si le dessin était virtuose, étrange, flamboyant ou au minimum incongru, ça pourrait être ce qu’on appelle atonalement un « livre de dessinateur ». Mais le dessin de Davodeau n’est ni laid ni beau, ni vif ni mort, ni honteux ni glorieux, ni élégant ni disgracieux. Il fait ce qu’il a à faire en s’excusant d’être là.

Autrement dit, si ce livre avait été ce à quoi tous les signes qu’il emprunte le disposent — une comédie dramatique télévisée du dimanche après-midi — personne n’en aurait remarqué l’existence au-delà de la séance de repassage ou du demi-coma d’après le digestif. Mais incarnée dans un récit en bandes, cette histoire translucide comme toutes celles de Davodeau qui me sont arrivées entre les mains, est élevée au rang d’œuvre de caractère, à tonalité forte, au sujet exigeant.

Nous en arrivons au paradoxe évoqué plus haut : ce que nous méprisons ailleurs (la comédie dramatique télévisée du dimanche après-midi devant les exigences attendues du cinéma), nous sommes capables de le louer dans une bande dessinée. Pourquoi ? Parce que nous en méprisons le cadre A PRIORI. On pourra dire « c’est bien, pour une bande dessinée », avec le même ton repoussant qu’on entend dans « il est intelligent pour un ouvrier » (cultivé pour un noir, poli pour un jeune des cités, honnête pour un juif, doué pour un trisomique, élégant pour un paysan, etc.)

C’est quand une bande dessinée est la moins exigeante et la plus timide possible dans l’approche de ses singularités opératoires qu’elle rencontre un succès d’estime et un succès critique. Il faut qu’elle sorte d’elle-même pour qu’on commence à l’aimer. Il faut qu’elle se fasse la plus discrète possible sur sa honteuse nature. Moins il y a de bande dessinée dans la bande dessinée, plus on en plébiscite l’apparition comme merveille de la bande dessinée. Pour l’aimer, nous devons donc imaginer qu’il faut la détester.