Dirty

de Charon Mavado

par L.L.de Mars

 

D’aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais croisé quelque chose d’équivalent en bandes ; il n’y a guère que l’énumération hallucinée de la troisième partie des 120 journées de Sodome, les terribles fresques de Pomarancio à Santo Stefano Rotondo ou l’infinie carte prostitutionnelle et meurtrière dépliée dans les livres de Guyotat qui puissent donner une idée de ce que déroule, matériellement, ce livre terrifiant : déploiement de grandes compositions atomiques piquetées d’actions brutales, scènes générales que brouillent, épars, des corps agglutinés par le coït et le meurtre, qui s’enchaînent en pleines doubles pages à bords perdus ; elles s’articulent comme une longue bande historiée, frise monstrueuse rabattue dans un orihon.

Pourtant, abruptement, des pauses irrégulières viennent briser cet ample mouvement de fond et le rabattre sur un fonctionnement historique inattendu, dissonant : des sas de narration viennent se constituer en rapprochement (sans raison imaginable), en précision (sans nécessité locale possible). Ces focalisations « lisent » le livre : quelques pages viennent aérer ces massacres sans mesure d’une abominable prise d’intimité, avant qu’ils ne reprennent de plus belle et que le panorama ne s’ouvre à nouveau sur l’étendue inimaginable d’un enfer.

Une des choses les plus insoutenables du livre, sans doute, dans cette bouillie où s’indifférencient activité et passivité meurtrière, bourreaux et victimes, est que quelque chose de personnages – de singularités – résiste à s’y engloutir complètement. Subsistent alors quelques visages en flottaison, qui ne se maintiennent que par la logique du bourreau sans y gagner, jamais, une véritable épaisseur, œilletons de chair mobiles qui réticulent les pages et les scandent.