Tes yeux ont vu
de Jérôme Dubois
par Julien Meunier
Qu’est-ce qu’Emet voit ? Dès la couverture la question se pose, il tire un bandage vers le bas pour regarder quelque chose hors champ et nous fait chercher sur son visage les indices de ce qu’il voit. La question que je me pose alors est qu’est-ce que je vois moi ? Parce que je n’arrive pas totalement à comprendre le dessin de couverture. Plus précisément, je comprends bien ce que je suis supposé voir, mais mon regard se perd dans le visage du personnage. Ce que je devine, c’est qu’il laisse apparaître son œil droit, mais je vois surtout une sorte d’œil unique au centre de son visage, comme celui d’un cyclope, mais petit, concentré.
Et puis les deux traits au-dessus de ce rond peuvent être le sourcil, mais je ne peux m’empêcher de comprendre aussi ces deux traits comme le dessin très simple de deux yeux tristes. À ce moment-là je ne comprends plus le trou en dessous (la bouche ? Le nez ?). Le regard du personnage est alors une sorte de zone floue pour moi, le lieu d’un indistinct.
Jérôme Dubois semble souvent traiter les décors avec minutie et clarté, ce sont des espaces très géométriques parasités parfois par des zones de détails et de turbulence du trait. Ces décors, redessinés dans sa série Citeruine sans les personnages du récit originel, deviennent des lieux de désolation, les indices d’une disparition de l’humain (et du regard) qui fait glisser le dessin vers la perte du sens des formes qui deviennent alors abstraites et confuses (et très belles).
Cette tension entre le sens du monde, de ses formes, et l’existence nécessaire pour cela d’un regard et d’une présence, m’apparaît concentrée dans la couverture de Tes Yeux ont vu. Là, rien n’est stable, exister, voir et comprendre n’ont rien d’évident, et le regard qui signe la présence du sujet et la cohérence du monde qui l’entoure est lui aussi menacé d’effondrement. «Tes yeux ont vu», ça n’est jamais complètement sûr.