Deux librairies
par L.L.de Mars
Tout d’abord, la visite d’une librairie très hype qui s’est ouverte il y a peu à Bordeaux. Elle s’installe dans un quartier jusqu’ici populaire, peu à peu envahi, comme partout ailleurs, par les sempiternelles cohortes de petits bourgeois qui viennent y reproduire leur monde de fétiches merdiques parce qu’ils le fuient dans leurs propres quartiers. Allez donc comprendre pourquoi, qu’ils viennent y vendre des burgers bio, des bouquins sur le tatoo ou des vêtements équitables brodés par des lamas bretons, ces nuisibles prennent pour argument principal de leur exode d’aller chercher ailleurs quelque chose d’authentique que leur premier mouvement sera de détruire...
Cette librairie, cours Victor Hugo, émet tous les signes les plus répugnants de l’air du temps. Il ne manque rien à ses gentils libraires peignés ; pas un bouton de chemise sous un sous-pull faussement étriqué à l’anglaise, pas un bout de barbe carrée rehaussée d’une coupe neo-afrika-korps, de lunettes d’écailles vintage, de thé chai au bar du fond, de rayon tag et street art. Et quand on regarde toute cette belle insolence culturelle calibrée d’un peu plus près, hé bien on y trouve ce qu’on devait s’attendre à y trouver : de la pusillanimité de là à là, et un manque d’imagination hypo-télévisuel. Un rayon LGBT qui ne déplacerait pas un sourcil d’évêque, un rayon philo pour prof auditeur de France Cul, et un rayon BD où Delcourt domine dans sa ligne de produits un peu bio, un peu indé pour bibliothèques sans BD. Un endroit qu’on n’a vraiment pas envie d’aimer. Une forme intestine de la gentrification DANS les boutiques... On n’y chasse pas ostensiblement le nègre comme on le fait dans tout le reste du quartier mais il n’entre pas pour autant, ça c’est certain, tout est fait pour ça, croyez-moi. On pourra toujours feindre de trouver ça dommage. On pourra même mettre ça sur son manque d’ouverture culturelle.
Mais on y chasse visiblement d’autres bestioles indésirées, d’autres sortes de clandestins pas très propres, pas très sociables, pas trop faciles à concilier avec le Grand Projet Culturel Éthique & Nature. Dans les rayons, pas un petit Bertoyas, un petit Bicéphale, un petit Reumann, un petit L.L. de Mars. Sur ce boulevard, ça fait vraiment éperon colonial du Bien. Autant dire que je m’y suis senti Mal.
FNAC de Lorient. L’équivalent d’une vingtaine de meubles bibliothèques, sans doute plus. Ah, tiens, quand même, un rayon éditeurs indépendants. J’ai bien dit UN rayon, pas un coin ou une bibliothèque. Un rayon, encore un peu trop grand pour abriter ses 24 titres. Du coup le rayon auteurs (qui doit signifier qu’il existe des bandes dessinées sans auteur), avec sa grosse ligne de Gibrat, mord dessus. 24 titres dont 4 de patrimoine. Dont 6 sont des sorties ayant plus de cinq ans mais qui marchent encore bien (Shenzhen de Delisle, par exemple). Soit, pour une ville d’environ 60 000 habitants dont la dernière librairie digne de ce nom vient de fermer (L’imaginaire, librairie historique est devenue la boulangerie salon de thé L’imaginaire. Je ne sais pas ce qu’on y imagine), 14 titres pour représenter le travail éditorial dit indépendant. Celui d’une cinquantaine d’éditeurs ? Plus ?
Le grand mystère c’est : comment les choisissent-ils ? Ils ont quand même réussi à s’encombrer du Cambourakis faisant jouer ensemble Burns et Panter aux tronches combinatoires. Oui, c’est marrant. Un peu. À peine. Et puis c’est Burns et Panter. Mais franchement, quand c’est déjà le naufrage et qu’il faut vite sauver 14 bouquins des lames de fond, Facetasm, c’est un choix fou à lier. Ou tiré aux dés.
C’était mon premier passage dans une FNAC depuis plus de vingt ans. Ce n’est jamais décevant.