Arty

par L.L.de Mars

 

La bibliodiversité est une notion qui s’augmente comme un bruit de fond depuis quelques années dans notre monde éditorial ; nous sommes invités à y voir une sorte d’ordre naturel, dans lequel nous cohabiterions paisiblement en lapins jéhovistes à l’ombre des pattes de lions jéhovistes bienveillants. S’il fallait une raison de plus à l’évidente supercherie politique sur laquelle repose ce bavardage puéril pour ne pas y souscrire, trouvons-la dans cette phrase perfide de Benoit Mouchart — directeur éditorial des éditions Casterman — qui présentait la sortie de sa revue Pandora dans les pages de Télérama : « La BD n’est pas tenue d’être sérieuse, ni d’adopter des postures arty ».

Ceci, glissé dans un bavardage mondain par lequel un camelot ordinaire dore à la feuille sa pacotille, nous expose en substance cela : ce qu’on est impuissant à représenter — symboliquement, financièrement, politiquement, socialement — il s’agira alors de le discriminer, de le dévaluer, en un mot, de nier son existence ou la légitimité de son existence par tous les moyens. Ainsi, une force majoritaire pourra passer du majoritaire au mirage du total, à l’illusion de tout représenter, de n’avoir aucune extériorité qui ne soit infiniment négligeable.

Nous sommes bien conscients que Benoit Mouchart — pas plus que Casterman et que tous ses semblables — ne « craint » rien de ce qu’il dénigre : s’agit ici que d’une manifestation de plus de cette violence qui jouit d’une autorité déjà acquise mais qui n’est pas encore assez générale pour satisfaire l’orgueil de celui qui en dispose ; dès que l’occasion s’en présente, ceux à qui le monde appartient déjà manifestent toute leur hostilité à ceux qui tentent de se soustraire à leur vision unifiante.

Que nous dit encore cette condescendance d’un possédant ? Hé bien que nous pouvons compter sur lui pour renverser l’hégémonie du sérieux qui menace dans les publications de bandes dessinées. Ah... Vraiment ? Mais quand est-il rentré la dernière fois dans une librairie de bédées généraliste, Benoît Mouchart ? Parce que moi qui n’y fous presque plus les pieds à cause des injonctions à la rigolade qui dégueulent des étalages — la bédée, quand même, c’est rigolo, il faut bien garder ça en tête —, moi dont les yeux saignent devant l’acharnement académique à resucer de l’école belge ou du muscle luisant jusqu’à l’exsanguination de tout dessin, franchement, je me dis qu’il le fait exprès. Il le traque à l’échelle particulaire, le sérieux (il serait évidemment intéressant de forer cette coquille de chair pour comprendre ce qu’elle entend vraiment par « sérieux »). Et ceci, encore : c’est quand, la dernière fois qu’il a ouvert une de ces revues existantes que, visiblement, il tient à ne pas nommer pour ne pas bousiller sa thèsinette, auxquelles il lui semble urgent de répondre par ce coup éditorial ? Francky, Aaargh, Fluide glacial, rongées par l’esprit de sérieux et la pose il ne arty, vraiment ? Parce que s’il s’agit de La revue dessinée, aussi timide qu’emmerdante qui doit nous éclairer sur la conjonction arty/sérieuse, il faut nous rendre à cette étrange évidence qu’elle décrit à peu près toute la presse sociale-démocrate bon teint culturellement bourgeoise. Définition qui s’étendrait sans peine des Inrockuptibles à Pandora.

Alors, forcément, on aimerait bien savoir ce que ça veut dire, la posture arty. Parce que Benoît Mouchart publie tout de même les jolies mignardises décoratives de Brecht Evens, dans son Pandora. C’est touchant mais c’est confus. Question de seuil ou question de classe ? La réinvention de l’eau tiède à couper l’aquarelle tous les trois mois par les uns, ou encore la peinture du dimanche admise tant qu’elle raconte des jolies histoires par les autres, ça, ce n’est pas du tout arty ? Non. On aura déduit, si on doit vraiment débroussailler ce bavardage, que ce qui est arty, c’est — d’une part — quand on ne comprend plus bien très bien la référence (a fortiori quand il n’y en a pas de connotative, par exemple, devant une invention, qui vous trouble ou vous terrasse, brouille vos certitudes, à laquelle rien ne vous prépare), et — d’autre part — quand on ne lit plus bien le dessin parce qu’on n’y est pas installé d’avance. Ça, c’est intenable, c’est arty tout plein.

Publier des auteurs qui sont tellement connus qu’ils ont eu le temps de devenir eux-mêmes une référence sinon leur propre mausolée, dont on n’a plus à craindre de nouveautés perturbantes, c’est la solution idéale pour repousser encore un peu plus loin l’art de vider de toute substance le mot « risque » dans un cadre éditorial. C’est pourtant le mot qui réjouit Benoît Mouchart d’avance : il va prendre des risques.


(des détails sur cet entretien ici : https://www.du9.org/humeur/lettre-ouverte-a-benoit-mouchart/)