Bibliodiversité
par L.L.de Mars
Jean-Louis Gauthey (Cornélius), nous a habitués à plus de sagacité et de rigueur au cours de sa longue et pugnace pratique éditoriale : contrairement à ce qu’il a pu laisser comprendre dans sa sommaire présentation aux États Généraux de la Bande Dessinée (1), le monde des éditeurs appelés ce jour-là, par commodité, alternatifs (il parlait au nom du tout jeune Syndicat des Éditeurs Alternatifs) n’est pas celui où s’est inventé un nouveau format de livres de 4 centimètres de moins en noir et blanc avec quelques pages de plus. Ce n’est pas par ses placements de niche, par ses propositions de designers bio, que l’éditeur dit « alternatif » se distingue des éditeurs industriels. La niche, d’un point de vue éditorial, c’est encore de la sectorisation marchande et de la discrétisation en seule vue de conditionner, encore, de la valeur ; de proroger la superposition sans reste de l’argent à la valeur.
Ce monde des éditeurs dits alternatifs est celui où tout s’invente de la bande dessinée, absolument tout ; le tout de ses formes de récits, de ses écritures, du dessin, comme le tout de ses formes éditoriales, de la prise en main aux modalités de consultation d’un récit, ce tout où chaque propriété tactile ou opératoire du livre est la source d’une problématisation possible. C’est ce tout, découpé en signes perceptifs possiblement reconductibles par la marchandisation — dès qu’ils ont fait les preuves d’un potentiel marqueur de niche — qui sera dévoyé, mal compris (puisque détaché de sa cause problématique), mal copié, par ces éternels marchands de bibelots que sont les éditeurs industriels. Ce monde des éditeurs dit alternatifs qui ouvre sa généalogie par le fanzinat, est le seul endroit où quelque chose comme de l’imagination est au travail. Ailleurs, la seule chose qui s’imagine est une nouvelle forme possible de business-plan qui n’est jamais qu’une vieille forme possible de business-plan avec de nouvelles formes d’intimidation.
Il n’y a aucune sorte de chose qu’on pourrait appeler écosystème (cette angélique image d’homéostasie sans conflits réels appelée dans l’intervention de J.-L.G. bibliodiversité et déjà commentée plus haut p 33. in Arty), parce qu’il n’y a rien là-dedans qui ressemble à un état de nature, et moins encore quoi que ce soit qui ressemble à un équilibre. C’est simplement la guerre éternelle des expressions minoritaires qui rendent ce monde intéressant contre les machines aplatissantes majoritaires qui rendent ce monde mort.
Il n’y a rien à gagner à essayer de s’imaginer vivre harmonieusement à côté de ces saloperies dont nous perdons trop de temps à parer les coups perfides et surpuissants. Nous sommes leurs ennemis acharnés et rien ne nous réjouirait plus que de les voir crever. Mais comme il n’est pas possible pour David de s’affronter à une dizaine de Goliaths en même temps, gardons au moins les yeux assez ouverts pour nous en méfier et ne jamais prendre le risque, sur aucun point, de leur ressembler.