Pim & Francie

d'Al Columbia

par L.L.de Mars

Une des inventions notables de Pim & Francie est la régularité avec laquelle ce livre déjoue, autant que la linéarité du récit et plus encore que le parcours optique d’une planche, la linéarité générale de ce mouvement par lequel nous traversons un livre : plus qu’un faisceau énumératif des courses de la lecture, Al Columbia en réprime le cours physique et l’oblige à d’incessants retours agglomératifs de sens et de concrétions imaginaires, formelles, poétiques : régulièrement, elle vient frapper une case qui la rejette, comme un rocher renvoie une vague à son bouillon indéterminé, le temps qu’elle trouve un nouveau rythme propre, éclairé par cette nouvelle ouverture au récit ; à tout moment, une case lointaine vient charger de sens une scène apparue vingt pages auparavant et nous ouvre à une lecture en ressac. La maille éclatée des multiples récits qui désordonne le livre et le recompose interdit de recourir à notre seule mémoire ; elle est impuissante à saisir un motif que l’on croyait connaître déjà, à l’agencer dans le cadre et la mesure formés, lentement, par la chaîne de ses variations.

Chaque apparition de ce qu’on pourrait appeler un agent de figuration, de topos (configuration, saynète déclinée, personnage), entraîne des sillages de narrations possibles ; mais ces accidents d’échelles subtilement variables les maillent également d’entrelacs logiques et plastiques, comme autant de contaminations qui abolissent toute perspective unifiante d’un hypothétique système. De fait, certains effets s’établissant en greffes sur des cours de récits, ils ne quitteront plus le champ sensible dès lors qu’ils s’y seront introduits, le moisiront, agiront sur les volets de ce conte mélancolique pour l’entraîner dans un pourrissement généralisé du dessin comme du récit.

 

L’encre de Pim & Francie est aussi malade que le discours, elle s’ouvre en multiples flétrissures à l’illusionnisme d’une historicité révélée — croquis, rapiéçages, repentirs, coups de gommes — comme autant de plaies d’une généalogie interne dont on ne sait plus très bien distinguer entre la matiération laborieuse des masses et la chute des écailles d’encre précipitée par le temps, entre ce qui amène le dessin à l’apparition ou ce qui l’entraîne dans sa chute, zone de concrétion ou s’encrent les moments d’une tragédie ou bien zone de disparition où vont s’abolir toutes ses malheureuses figures.

Ces trouées qui font entrer par effraction le temps d’atelier dans le temps du récit concourent à ruiner les processus d’abandon habituels à la lecture et font d’elle une enquête générale sur le verbe lire.

Al Columbia arrache l’encrage à son domaine artisanal pour en faire une activité du sens : à la fois zone de focalisation et terrain d’apparition, matrice, il est l’espace-temps révélé de l’atelier qui donne son rythme et son étendue au domaine habituel de sa soustraction pudique.

Comme ça n’était plus arrivé depuis très longtemps — le mort-vivant s’est fossilisé en une convention de l’horreur récréative et part rejoindre le loup dans les frayeurs sans frayeur des contes pour enfants — Al Columbia redonne à la représentation d’une créature gelée entre vie et mort toute la profonde tristesse d’une condition du retour sans solution affective. Les variations sur le thème de la décomposition échappent, par l’intelligence générale de ce livre et par l’ambiguïté de son univers plastique, à tout procédé, à tout cliché, et nous lavent des académismes trash qui confondent, depuis la sanctuarisation du punk, la mélancolie et le train fantôme, le crâne et la tête-de-mort.

J’aime voir dans la double page ci-dessus, au début du volume (pas de pagination) l’indice, l’opérateur de lecture, par lequel ce livre fausse et corrompt la nature de son espace propre en nous y invitant. Cette double page rend immédiatement visible l’artifice par lequel on fait un livre de quelque chose qui l’excède largement : le livre n’est que le découpage linéaire d’une carte traversée, dans laquelle les syncopes, les accidents, les errances, sont l’empreinte d’une perte éprouvée dont la lecture serait l’enquête. Nous, lecteurs, y sommes tenus par le faible espace de recomposition qui nous est offert : l’espace d’une double page pour champ de spéculation. Cette double page fraye un passage dans un espace immense que nous effleurons le temps d’une lecture, et c’est le territoire tout entier du possible en bande dessinée auquel ce livre semble se superposer.